ARISTOTE
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Aristote, critique de Platon
Quelle que soit l'incertitude qui règne sur l'évolution de la pensée d'Aristote, on a tout lieu de croire qu'élevé dans l'école platonicienne il a d'abord eu le souci de préciser les raisons philosophiques de sa rupture avec elle. Reprenant un mot de Platon au sujet d'Homère, il déclare solennellement, au début de l'Éthique à Nicomaque, que, si l'amitié et la vérité lui sont chères l'une et l'autre, il doit néanmoins préférer la seconde à la première (I, 1096 a 11-17).
Critique de la théorie des Idées
Aristote critique la théorie platonicienne des Idées aux livres A, M et N de la Métaphysique : dans le premier de ces textes, il parle des platoniciens à la première personne du pluriel, preuve qu'il se considérait encore comme un des leurs au moment où il l'écrivit. De fait, la critique de la théorie des Idées était déjà devenue un thème classique de discussion à l'intérieur de l'Académie : le premier témoignage littéraire de cette mise en question, qui devait donner lieu bientôt à des séries d'arguments pour et contre de plus en plus stéréotypés, nous est fourni par Platon lui-même, dans la première partie du Parménide. Aristote avait contribué activement à ce débat dans un traité très technique, le De Ideis, malheureusement perdu, mais dont Alexandre d'Aphrodise nous a conservé de larges fragments dans son commentaire de Métaphysique, A, 9, qui n'en est que le résumé.
Aux livres M et N de la Métaphysique, où Aristote parle cette fois des platoniciens à la troisième personne du pluriel, la critique devient plus acerbe encore et s'étend aux développements que Platon avait donnés à sa doctrine dans son enseignement oral, développements que nous connaissons surtout, à vrai dire, par l'exposé critique qu'en donne Aristote. Platon y aurait affirmé que les Idées sont des Nombres, non certes des nombres mathématiques, mais des Nombres idéaux, c'est-à-dire des Idées de Nombres, comme l'Unité, la Dualité (ou Dyade). Platon s'efforçait ensuite d'engendrer les Nombres idéaux eux-mêmes à partir de deux principes, l'Un, ou principe formel, et l'Inégal, ou Dyade indéfinie du Grand et du Petit, qui jouait, selon Aristote, le rôle de principe matériel. Ce mathématisme (« les mathématiques sont devenues pour les modernes toute la philosophie », Mét., A, 9, 992 a 31) répugnait d'autant plus à Aristote qu'il avait pris chez les deux successeurs de Platon à la tête de l'Académie, Speusippe et Xénocrate, un tour souvent outré.
Mais les motifs profonds de l'opposition d'Aristote au platonisme peuvent déjà se déduire de la critique qu'il adressait à la théorie des Idées sous sa forme classique. Une tradition, dont on trouve l'illustration dans la célèbre fresque de Raphaël L'École d'Athènes (où l'on voit Platon lever son index vers le ciel, et Aristote abaisser sa main vers la terre), tendrait à faire croire qu'Aristote fait redescendre sur la Terre une spéculation que Platon aurait préalablement convertie à la contemplation du divin. La situation d'Aristote à l'égard du platonisme est en réalité plus complexe. Il reste dans une tradition qu'il interprète lui-même dans un sens dualiste : celle de Parménide et de Platon, pour qui existe une coupure (chôrismos) fondamentale entre un domaine de réalités stables, immuables, par là même objectivables dans le discours et dans la science, et un domaine de réalités mouvantes, « indéterminées », qui, réfractaires à leur fixation dans le langage rigoureux et cohérent de la science, ne sont accessibles qu'à l'opinion. Aristote ne renonce pas à cette coupure ; simplement, il la déplace ; au lieu de séparer deux mondes comme chez Platon, un monde intelligible et un monde sensible, elle devient désormais intérieure au seul monde qu'Aristote tienne pour réel, séparant alors deux régions de ce monde : la région céleste caractérisée, à défaut d'immutabilité proprement dite, par la régularité immuable des mouvements qui s'y produisent, et la région – ou, au sens étroit, le « monde » – sublunaire (c'est-à-dire située au-dessous de la sphère de la Lune), domaine des choses qui « naissent et périssent » et sont soumises à la contingence et au hasard.
Dès lors, l'intelligible n'est plus transcendant au monde, [...]
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Écrit par :
- Pierre AUBENQUE : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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Pour citer l’article
Pierre AUBENQUE, « ARISTOTE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 04 juillet 2022. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/aristote/