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POÉTIQUE

Le discours sur la littérature naît en même temps que la littérature même ; on en trouvera les premiers échantillons dans tel fragment des Veda ou chez Homère. Ce fait ne saurait provenir d'un hasard : bien qu'il soit difficile de se mettre d'accord sur l'exacte identité de l'objet « littérature », il est certain que ce nom, ou l'un de ses équivalents, a toujours été employé pour désigner une parole qui doit susciter le plaisir ou l'intérêt de ses auditeurs et lecteurs, qui est destinée à durer et qui, de ce fait, est plus élaborée que la parole quotidienne. Il y aura donc une prise de conscience du langage à la base même de l'acte littéraire, et, même si l'écrivain peut ne pas être tenté par la réflexion abstraite, la littérature, elle, a toujours déjà une dimension métalittéraire en son intérieur même.

Dès sa naissance, ce discours n'est pas un, quant à sa finalité et ses formes, mais prend deux directions différentes : ce sont l' exégèse et la théorie. Dans le premier cas, l'objectif sera d'élucider, d'expliciter ou d'interpréter telle ou telle œuvre : L'Iliade, la Bible, les hymnes sacrés. Les choses sont beaucoup moins simples de l'autre côté où, à la place de cet objet que l'histoire nous livre déjà prédécoupé et sur l'identité duquel il n'y a aucun doute, on trouve un objet construit par le discours même qui le décrit. Lorsque l'objet de la réflexion est l'allégorie, le récit ou la catharsis, ces unités ne nous sont pas données d'avance (à moins que ce ne soit par un discours théorique antérieur), et le fait qu'on se réfère toujours, pour illustrer ces concepts, aux mêmes œuvres (L'Iliade, la Bible) ne change rien à l'affaire : le même objet empirique a un nombre infini de propriétés, et chaque théoricien peut – en théorie ! – choisir celles qui lui conviennent, en laissant les autres de côté. Le discours théorique sur la littérature ne porte pas sur les œuvres mais, justement, sur la « littérature » ou sur d'autres catégories générales des objets empiriques intuitivement rapprochés. C'est de cette possibilité de choix – et, donc, à la limite, cette menace d'arbitraire – que vient le problème fondamental de la théorie littéraire, ou poétique.

Ces deux discours sur la littérature entretiendront, au cours des siècles, des relations « officielles » fort variables (et souvent peu amicales) ; mais, en fait, ils ne peuvent jamais se passer l'un de l'autre. L'exégèse présuppose toujours une théorie (celle-ci serait-elle inconsciente), car elle a besoin de concepts descriptifs, ou plus simplement d'un vocabulaire, pour pouvoir se référer à l'œuvre étudiée ; or, les définitions des concepts constituent, précisément, la théorie. Mais celle-ci présuppose aussi l'existence de l'exégèse car c'est à travers elle que la théorie entre en contact avec la matière qui lui sert de point de départ : le discours littéraire lui-même. Chacune des deux peut corriger l'autre : le théoricien critique le discours de l'exégète, lequel à son tour montre les carences de la théorie par rapport à l'objet étudié : les œuvres.

Le destin historique des deux discours sur la littérature, exégèse et théorie, sera assez différent (mais tous deux se maintiendront à toute époque), et cette différence peut être lue comme une conséquence des manières dont chacune constitue son objet. Le discours exégétique emprunte depuis les origines deux chemins séparés : d'une part, l'exégèse littérale, qui consiste à élucider le sens de tel mot incompréhensible, de fournir les références à telle allusion, d'expliquer telle construction syntaxique ; de l'autre, l'exégèse allégorique, qui cherche un sens autre à un texte (ou[...]

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Pour citer cet article

Jean-Marie SCHAEFFER et Tzvetan TODOROV. POÉTIQUE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • UT PICTURA POESIS

    • Écrit par Maurice BROCK
    • 1 360 mots

    Traditionnellement désigné par un apophtegme emprunté au vers 361 de l'Art poétique d'Horace (65-8 av. J.-C.), ut pictura poesis, qui invitait le poète à comparer son art à celui du peintre, l'appariement de la peinture à la littérature a connu une fortune étonnante à partir de...

  • ALAṂKĀRA-ŚĀSTRA

    • Écrit par Pierre-Sylvain FILLIOZAT
    • 2 014 mots

    Le terme alaṃkāra-śāstra , littéralement « enseignement des ornements », désigne, en fait, l'art poétique sanskrit en général. Outre l'étude des figures de style, cette branche importante de la scolastique sanskrite comprend une esthétique de la poésie, une psychologie...

  • ALLÉGORIE, notion d'

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 1 454 mots
    ... considère la métaphore comme un des deux « pôles », avec la métonymie, de la structure discursive elle-même ; le pôle métaphorique domine la poésie, le pôle métonymique domine la prose. Cette valorisation par le linguiste de la métaphore en poésie rejoint celle de plusieurs de ses contemporains...
  • ANCIENS ET MODERNES

    • Écrit par Milovan STANIC, François TRÉMOLIÈRES
    • 5 024 mots
    • 4 médias
    ...poétique une traduction du Traité du sublime du Pseudo-Longin, offrant à ce livre presque oublié depuis l'Antiquité un succès partout en Europe, qui prépare l'avènement d'une nouvelle poétique. Mais quoi de plus « classique » sans doute que le chapitre qui concerne « l'imitation »...
  • ARABE (MONDE) - Littérature

    • Écrit par Jamel Eddine BENCHEIKH, Hachem FODA, André MIQUEL, Charles PELLAT, Hammadi SAMMOUD, Élisabeth VAUTHIER
    • 29 245 mots
    • 2 médias
    ...traduire par rhétorique) est plus diffus et son programme moins systématique. Très schématiquement, il s'agit de ce qu'on appellerait une pragmatique et une poétique des discours. Quelle que soit la légitimité (ou la pertinence) d'une telle définition, elle a au moins l'avantage d'indiquer que la distinction,...
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Voir aussi