RENAISSANCE

André Chastel faisait remarquer un jour que la Renaissance était la seule période de l'histoire qui se fût donné un nom dès les premières manifestations de son essence (les humanistes italiens du Quattrocento parlaient déjà de Rinascità), et Alphonse Dupront commençait un célèbre article intitulé « Espace et humanisme » en identifiant la Renaissance à une idée ou à un mythe spécifique de force, de création, de jeunesse. On ne s'attardera pas ici, après tant d'autres, à examiner l'état actuel d'un problème historique qui, depuis Michelet et Burckhardt, a suscité tant de controverses et de prises de position. Donnera-t-on au mot « Renaissance », du point de vue d'une histoire totale, la signification que lui attribue Jean Delumeau, à savoir « la promotion de l'Occident à l'époque où la civilisation de l'Europe a de façon décisive distancé les civilisations parallèles » ? Ou bien, sous prétexte que la continuité entre le Moyen Âge et la Renaissance se révèle dans tant de domaines de la vie sociale, économique, politique, parlera-t-on, comme on le faisait il y a une quinzaine d'années, d'un « crépuscule de la Renaissance », d'une Renaissance Dämmerung, en problématisant le terme à l'instar de ceux de maniérisme ou de baroque ? Comme on prouve le mouvement en marchant, Chastel démontrait, dans un colloque sur la Renaissance en 1956, le caractère infiniment original de l'esthétique et du développement des arts des xve et xvie siècles européens ; de son côté, le médiéviste M. Mollat insistait sur l'élargissement du champ de l'économie propre aux « marchands » du xvie siècle, tout en montrant que leur dynamisme expansionniste était pondéré par une inquiétude religieuse et métaphysique, alimentée aux sources vives de la morale scolastique ; enfin, troisième volet du triptyque, la notion d'État confrontée à l'idée de la Renaissance permettait à F. Chabod de définir une «  modernité » de l'État centralisateur dont le xvie siècle présente plus qu'une ébauche, avec des traits encore accentués par l'idéal du cortegiano, et qui représente un dépassement du débat spécifiquement médiéval entre la « grâce » et la « dévotion » appliqué aux affaires politiques.

Ce qu'il y a de certain, pour le propos de cet article, c'est que les intellectuels de la Renaissance, en Italie d'abord, puis dans l'Europe tout entière, se pensent eux-mêmes, comme ils pensent l'homme et le monde, en termes de rupture et non de continuité. Certes, on se rend mieux compte aujourd'hui de tout ce que la pensée de l'humanisme chrétien doit à la devotio moderna et aux mystiques flamands du xve siècle, et l'on aurait du mal à comprendre le sens de l'individuel ou de la « variété des choses » d'un Jérôme Cardan sans remonter à l'« école de Paris » du xive siècle, au nominalisme d'Occam, de Buridan ou d'Oresme, à l'examen critique de la proposition d'Aristote : « Il n'y a de science que du général. » Mais ces filiations ou cet enracinement médiévaux, comme l'admiration si souvent proclamée et éprouvée pour la pensée antique, ne doivent pas dissimuler ce qu'on appellerait volontiers les grandes mutations intellectuelles de la Renaissance ou, reprenant l'expression hardie d'Eugenio Garin, une révolution culturelle. « La Renaissance, écrit-il avec force, ne prend une signification adéquate au terme que sur le terrain de la culture : elle est, avant tout, un fait de culture, une conception de la vie et de la réalité, qui imprègne les arts, les lettres, les sciences, les mœurs. »

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Retenant le terme plus général, et peut-être plus vague, de pensée, de préférence à celui de philosophie (ou de philosophies, au pluriel, comme le propose Hélène Védrine), on insistera, en considérant la totalité théorique du champ culturel de la Renaissance, sur les points névralgiques ou les points « chauds » de cette révolution, marquant, sans souci d'une séparation des « domaines », des convergences peut-être inattendues ou des divergences dans lesquelles la position doctrinale énoncée ou le « dit » de l'œuvre compte moins, pourrait-on estimer, que les mentalités et les motivations sous-jacentes. Il est nécessaire, par suite, de concilier, dans cette série de problématiques, le schéma synchronique des correspondances ou des contrepoints idéologiques ou culturels, et le schéma diachronique qui seul permettra de mesurer les idées à longue portée, sans illusion rétrospective ni témérité prospective.

— Jean-Claude MARGOLIN

Contrairement à certains termes utilisés pour définir un style artistique historique (« gothique », « baroque »), le mot de Renaissance a eu, dès le début de son emploi, un sens extrêmement positif ; il marque, en effet, une rupture nette avec le passé et désigne un mouvement culturel qui dépasse largement le domaine artistique bien qu'il donne aux arts une place de premier plan. Après plus d'un millénaire de décadence (après la chute de l'Empire romain et malgré le succès du christianisme), on aurait enregistré un renouveau qui touche non seulement les arts, mais la littérature et la pensée philosophique. Telle est, dans sa formulation la plus stricte, la théorie de la Renaissance énoncée par ceux-là mêmes qui en furent les artisans.

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Les historiens ont considéré de façon un peu mythique que ce mouvement s'étend sur les trois siècles qui correspondent approximativement à la période comprise entre le xive et le xvie siècle. Comparé à la pauvreté créatrice qui régnait auparavant, ce renouveau fut assez rapide ; il est caractérisé par de grands progrès, à la fois sur le plan de la conception et sur celui des techniques. Ces progrès entraînèrent d'extraordinaires réussites dans tous les domaines. Les nouveaux artistes se sont servis des enseignements et des exemples de l'Antiquité, mais ils ont parfois surpassé leurs modèles. Ils ont aussi renouvelé les techniques de la perspective, ils ont fait progresser l'anatomie et la recherche scientifique, dont les acquis antérieurs avaient été oubliés ou qui étaient devenus insignifiants. Les renaissants présentent de façon dramatique le contraste qui existe entre la nouvelle civilisation et les précédentes : du fait des grandes invasions ou de l'attitude anticulturelle de l'Église, tous les talents avaient été étouffés, et cela aussi bien dans le monde grec que dans le monde latin ; la technique architecturale était devenue barbare et désordonnée, la peinture sombrait dans la naïveté, la sculpture étai gauche et avait perdu le sens des proportions. Quoi qu'il en soit de ces jugements abrupts, il y a une différence essentielle entre l'art antérieur à la Renaissance et les arts appelés modernes ; celui-là ne découlerait que d'activités techniques qui copiaient probablement de façon mécanique des exemples et des modèles indiscutés ; les seconds sont au contraire élaborés en fonction de conceptions, de raisonnements ; ils procèdent d'une méthode (qui exige, par exemple pour les raccourcis, dans le domaine de la perspective, que le dessin soit préalablement préparé sous forme de plan et de projection) ou d'études critiques. Avant de les prendre pour modèles, les artistes commentent et vérifient les règles énoncées par Vitruve lorsqu'ils étudient les ruines qu'il décrit. Les théoriciens proclament donc que l'artiste doit avoir d'amples connaissances, par exemple en géométrie, en optique, en perspective, en anatomie, en histoire, en poésie, en astrologie et naturellement en théologie. Il faut apprendre ces sciences dans des manuscrits compliqués, et elles sont d'une application très difficile. La plupart des ouvrages traitent de problèmes didactiques, et ce n'est pas un hasard si l'on demande souvent à leurs auteurs de faire des conférences ou de donner des cours dans les académies, sortes d'instituts professionnels qui supplantent les ateliers médiévaux. On peut effectivement suivre l'expansion des idées de la Renaissance à travers la publication des traductions de Vitruve, ou celle d'autres textes canoniques, hors de l'Italie. La différence entre le Moyen Âge et la Renaissance est donc surtout d'ordre intellectuel. Le passage de l'un à l'autre marque l'introduction dans les arts d'un plus grand esprit de méthode, d'un contrôle rationnel, parfois même pédant comme dans les constructions en perspective ou dans l'emploi de cartons perforés destinés à reporter un dessin. Les phénomènes de renaissance antérieurs, qui semblent parfois se caractériser par autant de rigueur, doivent être considérés comme des faits isolés. Ces renaissances ont été liées à un mécénat impérial occasionnel ; il est évident que seules les cours importantes avaient maintenu une certaine continuité culturelle avec l'Antiquité. Cependant, le sentiment de progresser qu'eurent les hommes de la Renaissance les conduisit à sous-évaluer l'importance des chefs-d'œuvre du passé et à commettre de véritables sacrilèges tels que la démolition de l'ancienne basilique Saint-Pierre à Rome, malgré les innombrables souvenirs qu'elle renfermait, ou la destruction, aux xve et xvie siècles, d'édifices construits au xiiie siècle et qui comportaient peut-être des nouveautés stylistiques de grande valeur (par exemple l'ancienne chapelle Sixtine).

La première interprétation qui ait été donnée de la Renaissance est florentine. Il faut le souligner, d'illustres artistes étrangers qui étaient entrés en contact avec l'art italien, comme Dürer ou Francisco de Hollanda (actif en Espagne), bien qu'ils aient suivi des directions différentes, ont reconnu que cette interprétation était juste, et ils s'en sont faits les garants. En outre, ces peintres ont jugé que le mouvement avait ses racines dans la culture et la situation sociale des artistes italiens ainsi que dans la générosité et l'intelligence de leurs mécènes.

Contre l'idée d'une renaissance toscane, on peut avancer les remarques suivantes : on trouve déjà au Moyen Âge des exemples de recherches approfondies concernant l'Antiquité ; en particulier, un effort pour renouer avec les origines (les citations de Vitruve, par exemple, en fournissent la preuve et, d'ailleurs, tous les textes antiques qui existent encore ont été sauvés par les scribes médiévaux). La théorie des proportions et de leur symbolisme est certainement plus complexe, ou tout au moins exposée de façon plus explicite au Moyen Âge qu'aux xve et xvie siècles ; c'est le cas aussi pour la technique architecturale. Les effets lumineux et spatiaux d'une cathédrale (les cathédrales anglaises, celles de style manuélin au Portugal, par exemple) où l'alternance des proportions, des zones d'ombre et de lumière est agencée très savamment témoignent d'une profonde connaissance de la perspective. Les transports de marbres ornementaux de Ravenne à Aix-la-Chapelle ou le transfert à Pise des colonnes de marbre provenant des îles espagnoles apportent la preuve que le Moyen Âge rendait un véritable culte à l'Antiquité et qu'il l'a sauvée de l'oubli. Si la continuité du goût n'était pas restée suffisamment forte à Florence et si l'expansion des styles dans d'autres régions n'avait pas été facilitée par des intérêts politiques (par exemple à Rome où la famille Médicis réussit à faire élire pape l'un de ses membres), l'hôpital des Innocents de Brunelleschi serait resté un phénomène aussi isolé que l'église de San Miniato al Monte ou que l'église des Santi Apostoli, et la peinture flamande, le style graphique, expressionniste et naturaliste qui s'élaborait autour de Dürer, ou le style gothique tardif auraient pu dominer la Toscane. Ces objections ne font cependant que souligner combien l'expansion de la Renaissance fut extraordinaire et imprévisible. Les raisons doivent en être cherchées dans des événements antérieurs. L'une d'elles est certainement l'influence qu'eut en Europe l'œuvre de Pétrarque ; on rappellera que le poète possédait une œuvre de Simone Martini et peut-être même une de Giotto. Le temps était venu où une culture antiquisante pourrait s'épanouir ; et l'art florentin (bien qu'il ne méritât pas toujours ce qualificatif) fut accueilli comme un système correspondant à l'humanisme en littérature ; c'est ainsi qu'il conquit ses lettres de noblesse.

L'Ospedale degli Innocenti, Florence - crédits :  Bridgeman Images

L'Ospedale degli Innocenti, Florence

San Miniato al Monte - crédits :  Bridgeman Images

San Miniato al Monte

Les États de la Renaissance

Y a-t-il un État de la Renaissance ? Et comment en donner une définition ? Sur le plan esthétique, dans le domaine de l'économie, des arts comme de la politique, la période 1400-1600 se révèle tellement pétrie de courants contradictoires, si pleine de recherches de toutes espèces, que les vieilles conceptions d'un Burckhardt (si importantes, pourtant, pour la compréhension des États italiens), d'un Wölfflin et de leurs successeurs apparaissent singulièrement fragiles. « Renaissance est un terme élastique, qui ne doit pas servir à enfermer les réalités dans des cadres trop rigides » (M. Mollat). S'il fut un temps où les historiens ont privilégié la « modernité » du xvie siècle (H. Hauser), la tendance actuelle serait plutôt d'en souligner les liens avec la période précédente. On peut donc admettre comme point de départ l'idée classique que cet État de la Renaissance correspond, en gros, aux États européens d'un xvie siècle au sens large du terme, englobant par conséquent au moins la seconde moitié du xve siècle. Les faits parlent alors d'eux-mêmes : il y a une prépondérance sur le devant de la scène politique des États italiens comme modèles (au moins verbaux) et des États ibériques en tant que premières grandes puissances mondiales ; on constate la montée des États moyens (France, Angleterre), tandis que les politiques dynastiques coïncident à peu près avec l'existence de sentiments populaires « nationaux ». Apparaissent des transformations internes plus ou moins accentuées de ces États, mais, par-delà ces traits saillants, le plus important est l'éclatement de la « nébuleuse chrétienne » (J. Delumeau). L'implosion oppose les États de la Réforme aux États traditionnels catholiques d'avant et d'après la Contre-Réforme. L'explosion répand, comme une lave, navires et conquérants européens sur une partie du globe. Jamais encore l'espace économique, scientifique et politique ne s'est distendu aussi vite, ni si puissamment. Or les États européens, du moins les plus marquants d'entre eux, participent à ces quêtes variées. La chose, pour habituelle qu'elle nous soit devenue, est d'une dimension telle qu'elle relègue toute autre considération au second plan. C'est donc ce fait qu'il convient sinon d'expliquer, du moins de comprendre. Il faut d'abord, à la suite de F. Braudel et de P. Chaunu, peser, avec les instruments que l'historiographie récente est en train de constituer, ces États de l'Europe des xve et xvie siècles. Le nombre des hommes, leur efficacité réelle (c'est-à-dire, en suivant C. Colin Clark et J. Fourastié, la multiplication du nombre des hommes par leurs esclaves mécaniques) doivent se comparer aux cartes de répartition et de densité des villes. C'est à ce prix seulement que peut s'opérer l'approche de la structure de l'État de la Renaissance. Ce substrat une fois mis en place, l'historien peut décrire les dynamismes étatiques : passage de l'ère des grands empires à celle des États moyens, perte du poids relatif des États urbains qui avaient pourtant largement contribué à préparer l'évolution générale. Alors se mesurera un peu moins mal la portée effective des philosophies, des idéologies et des utopies politiques, donc sociales, d'une époque féconde entre toutes en ce domaine précis – face à la force des choses. Le jeu combiné de ces facteurs conduira ensuite à aborder le problème posé par Hauser de la « modernité » du xvie siècle. Resteront, enfin, les instruments et les supports de ces États. Leur description doit permettre de jauger les rapports de réciprocité ou d'antagonisme qui lient ces États aux sociétés qu'ils couronnent. Peut-être sera-t-il possible de dégager, en fin de compte, quelques remarques à propos de la vieille étiquette inventée par Vasari et magnifiée par Michelet et Burckhardt.

Pesées démographiques : l'Europe du XVIe siècle et le monde

L'augmentation de la population

Le xvie siècle est, sauf en Amérique, le siècle des gains démographiques. Après les grandes catastrophes des xive et xve siècles, avant le recul démographique marqué, quoique très inégal, du xviie siècle, on constate, au « siècle de la Renaissance », que coïncident un fort développement humain mondial et l'affirmation de l'hégémonie européenne sur la majeure partie du globe. Tel est le principal résultat auquel a abouti la longue patience des historiens démographes des deux dernières décennies. Pour discutables que soient certains chiffres avancés sur les cartes (ceux du monde africain reposent nécessairement sur des évaluations des plus arbitraires et ceux du monde indien sont compris à l'intérieur d'une fourchette d'erreur très large), la tendance générale ne s'en dessine pas moins avec une extrême netteté. Les cultures américaines subissent très mal le terrible choc viral et microbien que provoque le contact avec les conquistadores, et, pour exagérées qu'aient été les accusations de l'époque, il est incontestable que l'exploitation coloniale qui se superpose à ce choc pathogène réduit l'humanité amérindienne à la situation de groupe humain reliquat. Mais, partout ailleurs, la « Renaissance » est une époque d'euphorie démographique. En Europe, en Chine, aux Indes, dans le monde musulman, la population augmente de 40 à 100 p. 100, suivant les cas et les estimations. L'Europe de la Renaissance n'est donc pas privilégiée sur ce point. La conquête des Amériques et des mers du globe par les marines ibériques met en jeu, comme toutes les grandes « invasions » d'antan, des masses humaines relativement faibles. Le monde européen a, peut-être, fourni de 300 000 à 500 000 émigrants. Ce qui, localement (surtout au Portugal où cette émigration représente de 10 à 20 p. 100 de la population masculine), a pu avoir des effets considérables, mais ne compte guère dans le calcul d'une « pesée globale ». D'où la nécessité de recourir à une double interrogation. Pourquoi, d'abord, ces pulsations globales ? En quoi réside et sur quoi repose l'avance européenne ? Il n'est pas question, du moins à l'heure actuelle, de donner des réponses définitives. Cependant, les recherches menées autour d'une anthropologie renouvelée et hissée, enfin, au rang d'une science humaine permettent, avec l'école de Berkeley et certains historiens français (F. Braudel, E. Le Roy Ladurie), de proposer quelques éléments d'interprétation.

L'évolution favorable du climat

L'élément climatique a certainement joué un rôle : si l'on suit les conclusions des glaciologues américains, anglais et danois qui se fondent sur la teneur en isotopes (16O et 18O) de l'oxygène contenu dans les carottes glaciaires prélevées à grande profondeur dans l'inlandsis groenlandais, la courbe des oscillations thermiques peut se résumer comme suit : après une période chaude de 1450 à 1480, suivie d'un demi-siècle très froid de 1480 à 1530, le xvie siècle semblerait généralement doux ou chaud, représentant une phase d'oscillation thermique positive qui contraste avec un xviie siècle particulièrement froid, étant entendu que ces oscillations thermiques restent d'amplitude absolue faible (de l'ordre de 1 0C). Ces alternances ont parfois joué un rôle direct. Le froid de la fin du Moyen Âge a bloqué la route de l'Atlantique nord ouverte par les Vikings. Les déplacements du plancton, en liaison avec les instabilités géographiques des courants maritimes, aboutissent à défavoriser les secteurs de pêche danois au profit de ceux des Hollandais. Les variations climatiques ont probablement des rapports avec les grandes pandémies. On entrevoit donc une problématique nouvelle de l'histoire des épidémies, même si l'étude des variations historiques des vecteurs et des facteurs pathogènes reste à faire.

De même, le climat a exercé son influence sur les récoltes, mais de manière très différente suivant les régions climatiques. Du reste, la réponse de l'homme aux défis de la nature a pu, plus ou moins, surmonter les obstacles ou, comme au xvie siècle, profiter des conditions favorables. Quoi qu'il en soit, les grandes découvertes technologiques se sont faites, tant en Europe qu'en Asie, au cours du Moyen Âge. Dans l'Europe du Centre et du Nord-Ouest, c'est aux xie et xiie siècles que l'ensemble des techniques agraires subit une profonde modification. D'un seul coup, l'optimum de peuplement s'élève substantiellement, rendant possible l'apparition, entre la plaine de l'Italie du Nord et les Pays-Bas, des fortes densités humaines de l'Europe médiane. Or celle-ci reste, jusqu'à l'époque actuelle, l'épine dorsale du continent, aussi bien de l'Europe savante, riche, que de l'Europe progressivement alphabétisée, puis industrialisée qui va du bassin de Londres aux Apennins et de la Seine à l'Elbe. Par la suite, la population ayant rapidement atteint le plafond numérique compatible avec l'accroissement des ressources alimentaires, le vieux rythme des crises reprend ses droits, même si c'est à un niveau plus élevé de population. La surpopulation, qui dépend des conditions économiques, rend l'humanité européenne d'autant plus sensible aux variations climatiques (comme aux autres paramètres historiques : épidémies, crises politiques et sociales, etc.). D'où une courbe démographique en dents de scie avec un optimum au xiiie siècle, des crises aux xive et xve siècles, une remontée au xvie siècle suivie d'une crise au xviie et d'une nouvelle remontée au xviiie : telle est la trame de l'histoire moderne. Or ces rythmes semblent se retrouver dans toutes les grandes civilisations de l'Ancien Monde.

L'avance technique de l'Europe

Et, pourtant, c'est l'Europe seule qui réalise la percée maritime commerciale et politique du xvie siècle, et non les civilisations chinoise, indienne ou musulmane. C'est là la manifestation de cette « échappée » européenne dont la Renaissance stricto sensu est, à la fois, l'aboutissement et l'une des multiples manifestations partielles. La raison majeure de l'échec des pays non européens et de la réussite européenne réside probablement dans l'extrême spécialisation des civilisations orientales. Le déplacement lent du centre de gravité de l'Empire chinois du nord vers le sud, le développement des civilisations de l'Insulinde sont liés à la spectaculaire maîtrise des techniques d'irrigation qui rendent possible la riziculture à forts rendements. Cette percée en « profondeur » permet (comme, dans un autre domaine géographique, la culture du manioc ou du maïs) la réalisation de densités humaines infiniment supérieures aux 15 à 30 habitants par kilomètre carré qu'atteignent les secteurs privilégiés de l'Europe. À cet égard, le retard apparent de la péninsule européenne est patent. Mais ces réussites asiatiques ont pour contrepartie l'abandon du secteur montagnard, véritables déserts humains où se formeront, pendant longtemps, des groupes d'envahisseurs. L'existence d'immenses « frontières », toujours prêtes à accueillir les surplus de population, stérilise toute velléité de contacts maritimes continus. Plus encore, toutes ces civilisations ou cultures reposent sur le seul moteur humain. Partout, l'élevage y est réduit. Or, en Europe, la percée médiévale s'est traduite par la domestication généralisée de l'énergie éolienne (voile, moulin à vent), hydraulique (moulin à eau) et, plus encore, par une énorme amélioration de l'efficacité du moteur animal (collier d'attelage, charrue à roues, etc.). L'historien qui utilise le vocabulaire de Colin Clark constate que chaque Européen dispose, en sus de sa propre force musculaire, d'un certain nombre d'esclaves mécaniques : une dizaine peut-être, voire plus. Aussi le « poids » de l'Europe face au reste du monde est-il, en réalité, beaucoup plus lourd que ne le font apparaître les seuls chiffres de population. Alors qu'on estime qu'à la fin du xve siècle la population mondiale est comprise entre 380 et 450 millions d'habitants (auxquels on ne peut affecter qu'un coefficient très médiocre d'esclaves mécaniques), la chrétienté européenne, qui ne représente même pas le cinquième du total (15 p. 100 environ), dispose, en fait, d'une force esclave économique de 600 millions d'unités. À elle seule, l'Europe contrebalance, en force économique, le reste du monde. Tel est le bénéfice de la multiplication des micro-innovations qui, fusant dans toutes les directions possibles, n'entraîne certes en aucun domaine de percée profonde analogue à celle de la riziculture inondée, mais exploite toutes les possibilités, évite les spécialisations uniformes et stérilisantes. Cette combinaison originale présente des avantages jusque dans l'adaptation aux grandes crises de la fin du Moyen Âge. Car le recul démographique du xive siècle a permis de réorienter l'évolution européenne. L'abandon des terres de rentabilité marginale, la diminution de la densité démographique, l'importance accrue des villages refuges face aux campagnes ravagées par les razzias militaires se traduisent par le mieux-être alimentaire des survivants. La consommation en protéines d'origine animale augmente rapidement, entraînant le développement de l'élevage (et, par conséquent, celui de la consommation du sel et des épices) et de la pêche. Le sucre et les épices dans l'Europe du Sud, le poisson dans l'Europe atlantique comptent parmi les moteurs des Grandes Découvertes, qui viennent s'ajouter aux motivations religieuses et politiques (lutte contre l'islam). D'où la nécessité de l'intervention des États. Le Portugal organise systématiquement la découverte, qu'il utilise à son profit. L'État européen reste sans doute trop faible pour tout diriger, et, les distances aidant, l'initiative individuelle, en ce qu'elle a de meilleur comme en ce qu'elle comporte de pire, échappe rapidement à tout contrôle. Il s'établit alors un certain équilibre entre l'aide publique et l'activité personnelle, qui se retrouve dans tous les domaines, de sorte que le prélèvement étatique se réinvestit partiellement dans des activités productives. Ainsi naît une administration dont les buts ne sont plus seulement militaires, financiers et qui suscite le dynamisme individuel ou collectif des groupes sociaux.

Un examen rapide du rapport des forces entre l'Europe et le reste du monde révèle l'émergence d'une situation nouvelle, le franchissement d'un seuil, longuement mûri au cours de la période qui va du xie au xvie siècle. Les hommes de la Renaissance européenne, États en tête, tirent profit plus ou moins systématiquement des virtualités préparées. Ce qui suppose une mentalité capable d'entrevoir quelques-unes au moins des lignes de force exposées : les xve et xvie siècles sont ainsi l'époque de l'exploitation de la supériorité acquise.

L'Europe des villes

Le mot même de Renaissance recouvre une grande diversité et s'applique inégalement aux différentes parties de l'Europe : l'Italie, mère des arts pour longtemps encore, les États ibériques, lourds instruments de domination politique, l'Europe germanique des villes et de la Réforme, enfin le nord-ouest de l'Europe, qui connaît une ascension rapide concrétisée par la victoire des « gueux de la mer » et le triomphe de l'Angleterre d'Élisabeth. Une telle énumération souligne la variété des formes des États et de leurs dynamismes respectifs, ce qui augmente les possibilités de l'ensemble. On n'en a que trop retenu les inconvénients générateurs de tensions multiples.

Les limites de l'Europe

En 1492, l'Espagne a achevé la reconquête de la Péninsule. En revanche, l'Europe recule dans les Balkans. En 1521, les Turcs prennent Belgrade, en 1522 Rhodes, et en 1526 la victoire de Mohács leur vaut la majeure partie de la Hongrie. La victoire de la Prévesa (1536) donne à la marine turque la domination des mers, qu'elle ne perdra qu'après Lépante. Puis, en 1541, les Turcs occupent Gran et Bude. Ils sont vainqueurs à Djerba (1560), prennent Chio (1566) aux Vénitiens et s'emparent de Chypre (1570) ; en 1574-1575, la reprise de La Goulette et de Tunis consacre l'échec de la politique des présides espagnols en Afrique du Nord. Au prix d'énormes efforts, souvent dispersés et mal coordonnés, l'Europe réussit quelques coups d'arrêt : 1529, siège manqué de Vienne ; 1564, échec turc contre Malte ; le 7 octobre 1571, c'est l'épopée de Lépante qui « brise l'enchantement de la puissance turque » (F. Braudel). En contrepartie, la Moscovie a tendance à se rapprocher de l'Occident. Le Kremlin est l'œuvre d'architectes italiens et Moscou joue, face aux Tatars, le rôle de môle de résistance et de tremplin de reconquête. La prise de Kazan par Ivan le Terrible (1552) se paie en 1571 par l'incendie de Moscou. Il est vrai que ce rapprochement, ce début d'intégration sont stoppés après la mort d'Ivan le Terrible (1584) par le dramatique « temps des troubles », dont l'effet dévastateur est comparable à celui de la guerre de Trente Ans. Ainsi se trouve interrompue une évolution qui eût pu être décisive : en effet, il est probable que le refroidissement du climat au cours du xviie siècle a considérablement accentué la gravité de ces événements en plaçant l'agriculture du nord de la Russie dans une situation des plus précaires. Au total, on peut dresser le constat d'une Europe en situation de défense face à l'Islam turc, qui atteint son apogée entre 1520 et 1550 : elle est victorieuse sur ses deux ailes et, de ce fait, elle est libre d'exploiter au maximum la percée réalisée sur les mers du globe.

Répartition de la population

Cette Europe est très divisée. À la fin du xve siècle, trois grandes masses humaines de 10 à 15 millions d'habitants (France, Saint Empire, Italie) forment le noyau européen autour duquel s'agglomèrent des centres moyens de 4 à 8 millions d'habitants (Espagne, îles Britanniques, Hongrie, Pologne et Russie) que complètent, enfin, les groupes périphériques moins importants. Mieux que toute énumération, les cartes des populations européennes illustrent cette répartition des forces sur lesquelles se superposent les États. L'augmentation de la population, amorcée vers 1450, permet à l'Europe de doubler ces effectifs (soit une moyenne de 7 p. 100 d'augmentation annuelle, plus forte au cours de la première moitié du siècle, plus faible après 1550), en sorte qu'au début du xviie siècle le schéma général n'a guère changé. Il semble cependant que ce sont les groupes « marginaux », placés dans une situation de frontière, qui enregistrent les plus forts taux de croissance (Europe du Nord, Europe de l'Est, Angleterre, etc.). Un quart des Européens encore vivent autour du bassin occidental de la Méditerranée, alors que près de la moitié habitent la France et l'Europe centrale. On constate d'emblée que ce ne sont pas les très grandes masses qui influent le plus sur l'évolution politique : Italie et Saint Empire romain germanique sont trop morcelés.

Cette première image du jeu des forces politiques serait très incomplète si l'on ne tenait pas compte des réseaux urbains. Plus encore qu'au Moyen Âge, l'Europe du xvie siècle est une Europe des villes. À la fin du xve siècle, il n'existe pas encore de très grandes villes européennes. Un peu moins d'une dizaine seulement dépasse 50 000 habitants : sept d'entre elles sont italiennes ; quatre d'entre elles seulement dépassent 100 000 habitants (soit, par ordre décroissant, Paris, Naples, Venise et Milan). On comprend dès lors l'émerveillement des Espagnols devant les villes précolombiennes. Comparons cette image, somme toute modeste, à la situation urbaine des années 1600-1610. L'accroissement urbain dépasse, et de beaucoup, celui de la population globale. Dix-sept villes atteignent désormais 50 000 habitants, dont huit en Italie. Paris et Naples ne sont plus les seules grandes métropoles. Londres, Amsterdam, Lisbonne et Séville les ont rejointes. L'Europe urbaine, par excellence celle de la « Renaissance » (et plus encore celle du maniérisme), est d'abord italienne, ibérique, allemande. Londres et Paris restent des exceptions, mais seule l'Italie présente une densité urbaine assez marquée. Deux faits méritent de retenir l'attention. La capitale espagnole, Madrid, création récente, n'est qu'une ville moyenne. L'Allemagne, honorablement représentée à la fin du xve siècle, n'a pas vu ses villes croître au même rythme que les autres cités européennes.

L'Europe des États

Une simple comparaison des cartes de l'Europe urbaine avec celles, classiques, des États européens du xvie siècle montre combien la différence est grande. Les États de la Renaissance sont économiquement et politiquement « désarticulés », hétérogènes, découpés suivant des cadres « partiellement anachroniques » (P. Chaunu). Ce sont pourtant ces États mal adaptés qui imposent le jeu, superficiel et déterminant, des variations politiques. La seconde moitié du xve siècle voit encore survivre (parfois prospérer) un certain nombre d'États féodaux comme la Franche-Comté ou la Bretagne, combinaisons harmonieuses de petits « pays » aux ressources médiocres mais complémentaires. Un siècle plus tard, les illusions ne sont plus de mise. Ils ont été obligés de s'intégrer aux grands États, selon des schémas variés. De la mer du Nord à l'Italie du Sud subsistent, en revanche, nombre de petites principautés. De forme plus moderne que les États-provinces (puisque bâtis, la plupart du temps, par des villes dynamiques), ces États italiens ou germaniques ont beaucoup innové, mais ils ne mènent plus le jeu politique. L'évolution s'est faite en trois grandes phases. De 1480-1490 à 1520-1530, les « empires » semblent triompher, et, parmi eux, face aux Turcs, l'Empire bourguignon-austro-ibérique de Charles Quint. Ces empires correspondent à l'époque de la « grande mutation spatiale », à l'explosion européenne par-devers le monde. De 1540 à 1570 environ, cette situation se modifie progressivement. Tandis que les empires coloniaux portugais et espagnols se consolident par une certaine reprise en main étatique, les trésors d'outre-mer profitent de plus en plus aux États moyens de l'Europe du Nord-Ouest. Peu à peu, les « inventeurs » méditerranéens s'effacent. De 1570 à 1600-1610, les États du Nord-Ouest, petits ou moyens, s'affirment, dominant des espaces continus, maintenant ou renforçant leur indépendance, participant directement à l'aventure mondiale. Schéma simple, auquel correspondent tant bien que mal les mutations de l'Empire turc. Le xviie siècle voit, suivant l'expression de P. Chaunu, le « triomphe des États continus sur les constructions politiques spatialement discontinues ».

Comment s'explique cet agencement des faits ? Dans quelle mesure y a-t-il un État type que l'on puisse qualifier de « renaissant » ? Les descriptions qui précèdent permettent peut-être de repenser la manière dont on a longtemps abordé cette problématique. Les discussions amorcées depuis le livre fondamental de H. Hauser, marquées ensuite par le rapport de M. Chabod lors du colloque sur la Renaissance tenu en 1958, ont porté sur un certain nombre de points précis : nationalismes, frontières et douanes, théories politiques et, surtout, problème de la monarchie absolue, rôle de la politique extérieure, montée du monde des « officiers » (et donc de la vénalité des offices), développement du mercenariat, affrontements entre noblesses et bourgeoisies. Ainsi, la Renaissance, au sens précis du terme, apparaît comme un phénomène essentiellement italien, dont l'apogée se situe entre 1500 et 1530 (1527 : sac de Rome par les Impériaux). Il s'est répandu sur toute l'Europe, mais ce d'une manière très partielle et très divergente. L'ensemble de ces courants est, on l'a vu, fondé sur un aboutissement de multiples améliorations dont le mérite revient à l'Europe du Nord-Ouest, à l'Europe rhénane et à l'Italie. En schématisant, on pourrait dire que le développement agricole revient en majeure partie à l'Europe au nord des Alpes, le développement des techniques financières, commerciales et intellectuelles à celle du Sud. Il est donc logique que l'analyse des États révèle tantôt l'évolution lente des structures anciennes, tantôt la montée des nouveautés. Ces dernières sont plus apparentes dans l'Europe méditerranéenne, la continuité caractérisant davantage le reste de l'Europe. Enfin, comme dans tout phénomène humain, une tendance générale provoque des contre-courants. Face à la description classique de la « Renaissance », H. Haydn et F. Battisti ont affirmé l'importance de l'« Antirinascimento », qui peut s'étendre au domaine politique. À certains égards, le maniérisme (dont l'existence est directement liée aux formes nouvelles qui affectent les États) est une manière d'anti-Renaissance. Ainsi, les discussions sur la modernité des États du xvie siècle est affaire de point de vue. Mais, comme le remarque F. Braudel, « chaque époque a sa modernité, si ce mot signifie le contraire de l'inertie ». Or, et c'est là l'essentiel, les gens de l'époque ont eu le sentiment très vif de la « novelleté ». Vrai ou faux, ce sentiment est déjà, en soi, une force fondamentale ; à lui seul, il justifie cette vieille étiquette usagée qu'est devenu, de longue date, le vocable « Renaissance ».

Idéologies et réalités

Le prince, le monarque et les utopies

L'idéologie politique a été florissante au xve et au xvie siècle. Elle compte quelques chefs-d'œuvre : Le Princede Machiavel (1516), L'Histoire de l'Italie de F. Guichardin (1561), ou l'œuvre, multiple et contradictoire, de Jean Bodin (Méthode pour la connaissance facile de l'histoire, 1566 ; Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit, 1568 ; De la république, 1576). On pourrait y incorporer une bonne partie des drames shakespeariens. L'utopie ne manque pas à l'appel avec l'Utopie de Thomas More (1516), La Cité du Soleilde Campanella (1623), pour ne pas parler de Rabelais. Quel que soit le dosage de ses divers ingrédients (aversion, souvent justifiable, du présent, érudition antiquisante, mélanges de philosophies diverses dont le néo-platonisme est la plus marquante), l'utopie, plus que prémices du socialisme, fait partie de ces paradis artificiels dont raffolait l'« automne du Moyen Âge ». Son action pratique a été, dans l'ensemble, minime. Quant à l'œuvre des grands théoriciens comme Bodin et Machiavel, elle a suscité une énorme littérature, riche en controverses. La gloire actuelle du premier tient plus à sa théorie quantitative de la monnaie qu'au reste de ses idées. Quant au rayonnement extraordinaire de Machiavel sur les siècles ultérieurs, il faut se souvenir que Le Prince est un opuscule de circonstance et qu'il se prête à toutes les interprétations. Que n'a-t-on écrit sur l'amoralisme ou la religiosité de Machiavel, sur son choix entre souverain, législateur et république ! Ces traits ne relèvent-ils pas, tout simplement, des contradictions de l'homme et des hommes de l'époque ?

Une doctrine officielle domine en réalité toute l'époque : celle de la monarchie « absolue ». Elle remonte très haut dans le Moyen Âge (R. Mousnier) et n'a guère été mise en cause qu'au moment des guerres de Religion, pendant lesquelles « monarchomaques » protestants (1573-1579) ou ligueurs catholiques contestent sa valeur. Il est vrai que, sur ce plan, la « renaissance » de l'Antiquité est réelle, grâce à l'apport du droit romain (surtout en Italie et en France), qui vient renforcer la vieille doctrine absolutiste. Les théologiens, catholiques comme protestants, ont apporté leur pierre à cet édifice composite. Le cas de l'école de Salamanque est révélateur. Le théologien Francisco de Vitoria (1480-1546) dénie toute suprématie politique aux Espagnols sur les Indiens, et donc toute politique fondée sur la guerre et la conquête. Pensée admirable d'audace et, de ce fait, si parfaitement inefficace qu'elle n'aboutit même pas à faire inquiéter sérieusement son auteur. Par contraste, Bartolomé de Las Casas, parce qu'il connaît bien les situations concrètes et qu'il propose des solutions applicables, aboutit à une œuvre législative remarquable, d'une efficacité limitée certes, mais réelle. L'influence de Las Casas n'a pu s'exercer pourtant que parce que Charles Quint y a été sensible. Charles Quint est sans doute, de tous les gouvernants, celui qui se rapproche le plus de l'idéal « renaissant ». Érasme avait dressé pour lui tout un programme d'éducation, que M. Morineau qualifie joliment d'enchiridion principis christiani. Il en est resté quelques traces dans sa politique, bien que les événements en aient singulièrement limité les conséquences.

Nationalisme et raison d'État

Le mot « État », dans son acception contemporaine, date du xvie siècle. En 1547, Giovanni della Cosa utilise pour la première fois l'expression « raison d'État ». Alors que chez Machiavel le vocabulaire politique reste encore assez imprécis, ne différenciant pas nettement nazione de provincia (F. Ercole), les écrivains politiques de la fin du xvie siècle savent faire nettement la différence. La grande nouveauté de l'État de la Renaissance, c'est qu'il est ressenti comme tel (F. Meinecke). C'est une notion qui, progressivement, domine tout et incorpore en un imbroglio que les contemporains n'ont guère ressenti les idées politiques médiévales et les forces neuves. On conçoit donc aisément combien les interprétations qu'on a données des États du xvie siècle ont pu être contradictoires.

Il subsiste partout nombre des fondements sur lesquels s'étaient édifiées les constructions politiques médiévales. Pour une bonne partie de la noblesse, surtout française et germanique, la pyramide vassalique, avec son cortège de clientèles, ses rapports de droits et de devoirs réciproques, reste fondamentale. Que l'un des partenaires rompe le contrat, et l'inférieur peut se sentir dégagé de toute obligation. D'où l'attitude du connétable de Bourbon et de tant de soldats ou de politiques se mettant au service d'un autre souverain que celui de leur pays d'origine. On peut donc nier l'efficacité du sentiment national. Cependant Bayard ressent l'attitude du connétable de Bourbon comme une trahison vis-à-vis non seulement du souverain, mais de la « patrie ». Il existe, un peu partout, une littérature humaniste violemment nationaliste. Elle est représentée en Italie par Guichardin ; elle fleurit en Allemagne sous la plume d'un Wimpheling ou d'un Ulrich von Hutten ; en France, Ronsard et Budé s'y essaient. Mais les tirages des éditions de l'époque dépassent rarement 1 500 exemplaires ! La portée exacte de cette littérature, difficile à mesurer, est donc probablement très faible. Pourtant, le sentiment national existe. L'attitude des États de Bourgogne après le traité de Madrid est, à cet égard, significative. En revanche, les passions religieuses sont telles qu'elles font passer le réflexe national après le religieux. Les ligueurs en appellent à l'Espagne comme les protestants français aux reîtres allemands ou aux troupes anglaises. Face à ces attitudes contraires, deux précisions s'imposent. Tout, d'abord, est question de temps et de lieux. Nul ne peut nier l'existence du nationalisme espagnol, hollandais ou anglais : c'est qu'il se superpose aux facteurs religieux. En revanche, le stade du nationalisme urbain, si typique des villes italiennes et allemandes du xve siècle, subsiste intact dans la majeure partie du peuple de ces régions. Deuxième remarque : le contenu de ces nationalismes est étonnamment hétérogène. À la base, il y a, surtout dans les pays victimes des répressions étrangères (ou du passage des troupes), le traditionnel réflexe de xénophobie. Il s'y joint l'attachement aux personnes royales, plus ou moins revêtues de caractère sacré. À défaut, les princes protestants se transforment en chefs d'Église. Enfin, l'orgueil national apparaît de manière très sensible chez l'Espagnol d'abord, l'Anglais ensuite. De ce fait, le xvie siècle a développé toute une géopsychologie d'Épinal, où le voisin est toujours malmené : « fausseté » anglaise, « inconstance » française (Shakespeare), Allemands bretteurs et buveurs (Luther), etc. Jugements bruts, qui ne sont pas toujours nouveaux, mais qui se renforcent (que l'on songe aux dénominations diverses de la syphilis : mal espagnol en Italie, mal napolitain en France, mal français en Europe du Nord). Les États, naturellement, ont tendance à mieux utiliser ces forces latentes. L'unification de la langue commence. Luther utilise dans la traduction de la Bible la langue de la chancellerie saxonne, préparant ainsi la victoire de l'allemand écrit sur les variétés régionales ; l'édit de Villers-Cotterêts tend à imposer en France la langue « vernaculaire » pour tous les usages administratifs. Le nationalisme est une force grandissante, mais encore insuffisante pour être le moteur premier de l'État. Les intérêts dynastiques, les politiques familiales, les impulsivités successivement contradictoires des chefs d'État ont encore une large part dans les motivations étatiques. Il convient, certes, de ne pas surestimer la sensualité d'un Henri VIII, mais il ne faut pas non plus la nier.

Marches et frontières

Dans ces conditions, le problème des contacts entre États se transforme. Au xve siècle, la cartographie politique n'existait pas. Quelle vision de son État pouvait avoir un dirigeant ? Probablement celle d'une liste de villes, soigneusement conservée dans les archives-terriers. Le Moyen Âge n'a pas connu de lignes frontières. Le long des zones de contact, les droits se superposent et s'imbriquent, formant des régions de « marches » plus ou moins indécises qui s'appuient, du moins dans l'Europe du Nord, sur les lambeaux subsistants des vieilles forêts séparatrices. Mais en ce domaine tout évolue vite. Les États maritimes disposent dès la fin du xve siècle d'une cartographie côtière qui tend à faire préciser les contours terrestres. Les frontières seront tracées sur le papier au cours du xviie siècle. Les « frontières naturelles » ne jouent donc pas de rôle important. Le royaume de France ne se défend pas sur la ligne des crêtes des Alpes, mais à Pignerol. La première carte du royaume n'est publiée qu'en 1525 ; le premier atlas national (Bouguereau) date de 1594. En Espagne, la première description de la Péninsule est éditée en 1543. En fait, l'évolution vers des frontières linéaires est précipitée par le développement des douanes. Celles-ci se généralisent au xvie siècle. D'origine musulmane, les douanes s'étaient imposées en Angleterre dès le xive siècle. Expédient fiscal, fondé au point de départ sur les taxes à l'exportation, donc sujet aux fraudes, il ne peut se limiter à des points précis. Progressivement, les douanes sécrètent la frontière linéaire. Cela est vrai aussi des douanes internes (fermes fiscales). Remodelant les institutions déjà en place, l'État de la Renaissance amplifie une tendance préexistante et provoque ainsi des conséquences primitivement non prévues.

Supports et instruments étatiques

Des juristes, tels Jean Ferrault ou Charles de Grassaille de l'école de Toulouse, Claude de Seyssel (La Grant Monarchie de France, 1519), sir John Fortescue ou sir Thomas Smitt en Angleterre, des « praticiens » issus des milieux militaire, diplomatique, judiciaire ou financier ont longuement décrit les caractéristiques des États du xvie siècle. Il faut pourtant dépasser leurs analyses, beaucoup trop statiques, où tout sens de développement historique est absent. Or, l'évolution des États s'explique d'abord par les impératifs militaires.

La guerre

Peu importe que la guerre n'ait pas provoqué d'innovations techniques et qu'elle n'ait fait que profiter des techniques pacifiques. Quelle que soit sa forme, l'État est guerrier. Et la guerre s'est considérablement transformée. L'artillerie, déjà efficace contre les murailles classiques, commence à être utilisée dans les batailles en rase campagne, et son rôle est décisif dans la bataille navale. Les traditions, certes, se maintiennent. L'armure individuelle, pratiquement inefficace vers 1530, reste d'utilisation courante (il est vrai qu'aux Amériques elle a été probablement plus décisive que le canon). Qu'importe : nul féodal ne peut résister à l'argument majeur du canon. La cuirasse, sans doute, trouve des parades. La forteresse remplace les murs médiévaux par l'enceinte enterrée en bastions, dont l'aboutissement est, bien avant Vauban, la ville pentagonale créée de toutes pièces par les Vénitiens à Palma Nova. Tout cela coûte fort cher et dépasse les moyens financiers des petits féodaux et des princes de faible envergure. L'artillerie française décide du sort de la Bretagne, rendant caduque la ligne de forteresses créées à grands frais par les ducs de Bretagne. À Lépante, les galéasses vénitiennes écrasent les galères turques. La République strasbourgeoise impose le respect par son parc de canons. Après 1550, seuls les grands et moyens États sont en mesure de disposer de cette ultima ratio. L'artillerie, beaucoup plus que l'«   armée permanente » qui, en Espagne, se réduit aux guardias viejas (les tercios ne datent que de 1534) ou qui, en France, remonte aux célèbres compagnies d'ordonnance de Charles VII, oblige l'État à disposer de finances abondantes. En 1543, Charles Quint, sur le point de quitter l'Espagne, écrit à Philippe II : « Puisque les questions financières sont aujourd'hui les plus importantes et les plus graves de l'État, accordez-leur la plus grande attention. » Le rôle de la cavalerie diminue ; corrélativement, l'importance du ban et de l'arrière-ban recule.

Devant l'insuffisance des ressources financières, les États sont obligés de recourir à des palliatifs. Le système de la vénalité des offices a son pendant dans celui du mercenariat, donc de l'entrepreneur de guerre. Mis en place dès le xve siècle, ce double système caractérise vraiment l'État « moderne » de la Renaissance entre 1480-1490 et 1650-1660. Il représente le compromis inévitable entre les besoins accrus des armées et la médiocrité du rendement des systèmes fiscaux. Même sur mer, les États se déchargent volontiers sur des entrepreneurs des immenses frais suscités par les armements navals, ce qui explique le manque de continuité de toutes les politiques navales. La marine militaire anglaise, forte sous Henri VIII, recule entre 1550 et 1580 pour se reconstituer ensuite. François Ier crée Le Havre, mais les guerres de Religion interrompent tout. Les États recourent donc à la location d'escadres comme dans le cas de l'Invincible Armada. Quant à la course, elle est, surtout après Lépante, affaire de petites communautés autonomes. Petite revanche des États-villes : Alger, Tunis du côté barbaresque ; Malte, Livourne du côté chrétien. Cette situation s'explique parce qu'il s'agit désormais d'un front secondaire. Au total, la force de l'État moderne, seul capable de mobiliser l'artillerie en grande quantité, fait du même coup sa faiblesse, car les dépenses croissent sans mesure par rapport à celles de l'État médiéval.

Fiscalité et dettes publiques

En France, la taille quadruple au cours du siècle (20 millions de livres en 1590). En Castille, les impôts triplent de 1550 à 1600 (3 700 millions de maravédis, dont 800 en métaux précieux d'Amérique, soit 21 p. 100 du total). De 1510 à 1605, les ressources pontificales s'accroissent de 440 p. 100 (J. Delumeau) ; celles de l'État florentin de 365 p. 100. La fiscalité a donc paru accablante aux contemporains. Comme dans le domaine militaire, l'État, faute d'un appareil de fonctionnaires, a recours au système des fermes, générateur d'abus. Et, en dépit de ces augmentations spectaculaires (en partie absorbées par la hausse des prix), l'excédent des dépenses force à recourir aux emprunts. Déjà la guerre de Cent Ans avait été financée, chez les deux belligérants, de cette manière, entraînant la déconfiture des Bardi et des Peruzzi. Jacob Fugger assure l'élection de Charles Quint : 850 000 florins, soit 1 200 kg d'or, dont 63 p. 100 sont fournis par les Fugger, 16 p. 100 par les Welser, 20 p. 100 par divers banquiers génois et florentins. L'État espagnol vit autant des asientos que des métaux précieux d'Amérique. Le financement « exceptionnel » devient normal. Les États s'endettent, font faillite, causant la chute de leurs fournisseurs d'argent. Pour prendre l'exemple habsbourgeois, l'Empire a été financé en deux grandes étapes. De 1500 à 1560, les banques d'Allemagne du Sud dominent ; après 1560, le recul des Fugger et des Welser est compensé par le rôle croissant de la richesse génoise, qui avait d'abord soutenu les rois de France, grâce aux foires de Besançon, créées en 1534, transférées après 1579 à Plaisance. En France, la situation est identique. En 1522, le roi doit 550 000 livres. Au milieu du siècle, ce chiffre a doublé. De 1560 à 1580, Frumenteau (mais que vaut son témoignage ?) affirme que les emprunts ont dépassé 128 millions de livres. Chiffres fabuleux pour l'époque, qui atteignent un seuil. L'État de la Renaissance est un manieur d'argent d'une tout autre envergure que celui de l'époque précédente.

Impôts et emprunts ne suffisent d'ailleurs pas à couvrir tous les besoins. Les États font flèche de tout bois et recourent aux pires expédients. Il n'est que de relire les pages classiques que L. Febvre y consacre dans sa description de la Franche-Comté. Cela n'empêche ni les paiements en retard, ni les suspensions de paiement, ni les banqueroutes (France : 1558, 1567 ; Espagne : 1557, 1575, 1596). Encore ne faut-il pas se laisser tromper par les mots. Quelques-unes au moins de ces faillites sont plutôt des conversions de rentes à court terme et à fort taux d'intérêt ( dette flottante) en un endettement à long terme à taux d'intérêt modéré. Il faut ajouter, enfin, que tous les États ont fait un gros effort de tenue des registres, provoquant ainsi le développement d'une bureaucratie spécialisée. Bureaucratie et crédit sont d'ailleurs liés. Quand le crédit public devient insuffisant, on a recours aux emprunts indirects, par exemple auprès ou par l'intermédiaire des villes (1522 : emprunt sur l'hôtel de ville de Paris). Couronnant le tout, apparaissent les banques d'État ou liées à l'État (1587 : Banco di Rialto à Venise ; de la Tavola à Messine ; 1593 : Banco de Santo Ambrogio à Milan, succédant à l'ancienne Banco di San Giorgio à Gênes dès 1408). Il faut par ailleurs évoquer les maniements des monnaies, les poursuites judiciaires lancées contre les trop grands financiers.

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On peut en mesurer les résultats. Les batailles de la guerre de Cent Ans n'avaient mis en ligne que 5 000 à 7 000 combattants. L'armée permanente de Charles VII comprenait à peine 18 000 hommes. À Lépante, l'Occident réussit à mobiliser une escadre de 300 navires, montée par près de 100 000 hommes. On apprécie le chemin parcouru, même s'il s'agit d'une coalition éphémère, d'un effort unique. L'Invincible Armada (1588) compte cependant 130 navires, jaugeant environ 60 000 tonneaux, avec 30 000 hommes et 2 400 canons. L'Angleterre d'Élisabeth réplique par l'expédition de Lisbonne : 150 navires, 20 000 hommes – un effort, eu égard à la population anglaise, bien plus considérable encore que l'espagnol et tout aussi vain.

La vénalité des offices

Au développement des armées, rendu possible par le soutien d'un capitalisme commercial et financier, s'ajoute, surtout en France, la généralisation de la vénalité des offices. L'idée de vendre les charges publiques n'est pas neuve, et l'on en trouve des exemples dès le xiiie siècle. Charles VII, comme Louis XI, utilise couramment le procédé. On peut, cependant, penser que la vénalité des offices est, en tant que système gouvernemental, une création de l'État vénitien du xve siècle. La monarchie française de Louis XII et de François Ier l'a systématiquement développée. Les inconvénients en sont évidents.

Ce serait pourtant une singulière erreur d'optique que de croire que les politiques du xvie siècle l'auraient adoptée si elle n'avait comporté des avantages certains. Dans une trésorerie en crise permanente, la vente des offices apporte de l'argent immédiatement mobilisable. L'adoption de la vénalité semble avoir reposé sur deux principes essentiels. D'une part, la richesse mobilière est une condition essentielle pour l'exercice d'une fonction publique, car elle est capable de surmonter les à-coups du trésor public. La richesse est d'ailleurs liée à la capacité, à l' éducation. Pour choquante que paraisse cette opinion (pourtant encore défendue par Montesquieu), elle s'appuie sur l'exemple de l'Antiquité : liturgies grecques et curies municipales du Haut-Empire. Le problème éducatif devient d'ailleurs capital au moment où, grâce à l'imprimerie, la civilisation de l'imprimé et de l'écrit succède à la culture relativement unifiée du Moyen Âge, largement fondée sur l'oral et l'apprentissage par le « voir faire ». Ainsi s'installe une dichotomie fondamentale opposant l'éducation savante, livresque et coûteuse des élites et la formation de l'œil et de la main réservée à la masse de la population. L'autre principe est que les monarchies se méfient des aristocraties féodales qu'elles combattent. D'où le déclin des assemblées traditionnelles, tels les états généraux, qui ne jouent qu'un rôle mineur, sauf en période de crise. Le recours au système des officiers est un moyen de lutte très efficace contre les factions de la noblesse. Montaigne a parlé du « quatrième état ». Il ne faut cependant pas trop généraliser les conséquences sociales de la vénalité des offices. En Italie, une partie de la noblesse s'est très vite intégrée dans le système. À Mantoue comme à Florence, on trouve partout des nobles, qui ont acquis la mentalité du servia. En Espagne, où la fidélité au roi est grande dans les milieux nobiliaires, le système s'est moins développé. Il atteint son apogée en France. Si l'une des raisons fondamentales des guerres de Religion se trouve être la « disponibilité » de la noblesse, rendue oisive par la fin des guerres d'Italie, la victoire d'Henri IV peut aussi être comprise comme celle « des officiers, d'une partie de la bourgeoisie des offices et de la noblesse de fonction » (R. Mousnier). Cela n'a pas été sans réticences, car l'esprit de corps des officiers a rapidement pris le dessus sur les intérêts de l'État. Les succès des protestants au début des guerres de Religion ne sont peut-être pas sans rapports avec l'attitude d'une partie des « officiers ». Le quatrième état est donc tiraillé entre deux attitudes contradictoires. Il s'oppose à la noblesse et développe, chez nombre de ses membres, une mentalité administrative, au service de l'État, tout en redoutant ce qui pourrait, dans l'évolution étatique, menacer ses intérêts. De là, sa méfiance envers tout ce qui, de près ou de loin, se rapproche du type « fonctionnaire ». L'État du xvie siècle n'est cependant pas encore en mesure d'entretenir un corps administratif développé.

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La diplomatie constitue un domaine à part. Grâce à l'abondance des archives, c'est un secteur bien connu. Les États italiens du xve siècle ont, une fois de plus, montré la voie. Ils ont remplacé les vieilles habitudes de contacts directs intermittents et occasionnels par la création d'une organisation diplomatique permanente (Chabod). La diplomatie forme donc une « carrière », souvent privilège de la haute noblesse, doublée d'un corps de petits fonctionnaires. À certains égards, c'est la première organisation administrative de « fonctionnaires » où les officiers sont relativement peu nombreux.

Au total, l'État de la Renaissance innove moins qu'on ne l'a longtemps pensé. Sa « novelleté » réside dans le fait qu'il généralise largement des procédés anciens. Ce faisant, il s'appuie désormais sur le nombre : pièces d'artillerie, armées agrandies, personnel d'officiers, poids des budgets, tout ce qui se compte. En matière d'État, le xvie siècle est le premier siècle « quantitatif ». Un seuil a été irrémédiablement franchi. La deuxième innovation est implicite : l'État, en juxtaposant, en intégrant ces divers procédés en un ensemble unique, lui donne, sans le savoir, un visage nouveau.

État et société

De tous les thèmes que l'on peut consacrer à l'État de la Renaissance, celui de l'étude des rapports entre État et société est le plus fascinant. Une mise en garde s'impose cependant. Que savons-nous, en réalité, de la société du xvie siècle et de ses rapports avec l'État ? Un grand livre sur le monde méditerranéen, de bonnes monographies urbaines en Espagne et en Italie, des analyses juridiques ailleurs, des essais sur l'Angleterre : le bilan est restreint. Ni le mot de noblesse ni celui de bourgeoisie n'ont été explicités. Leur sens était, pourtant, notablement différent de ce qu'il deviendra au xviie ou au xviiie siècle. Il faut donc se contenter d'approximations, et oser avouer qu'il s'agit bien plus d'hypothèses que de certitudes.

Oppositions et tensions

L'augmentation de la densité de population, l'urbanisation accélérée, le renforcement, fût-il relatif, de la puissance étatique enserrent l'individu dans un filet de réglementations beaucoup plus strictes qu'au cours des époques précédentes. Or la Renaissance est l'époque des fortes individualités, de la virtù.

Ces fortes personnalités profitent sans doute du « desserrement » des cadres de vie traditionnels. De nouvelles possibilités d'ascension sociale se sont ouvertes, souvent liées au développement des États. Mais le xvie est aussi un siècle urbain, avec ses contraintes liées à la vie de la ville. Les utopies traduisent l'importance des « asociaux ». Ainsi, les Morisques s'adaptent mal à la société espagnole, ce qui amène leur expulsion (1609-1611). Dans les deux péninsules méditerranéennes, le banditisme progresse, signe de pauvreté, mais aussi de révolte contre un certain type de société. Qui écrira, un jour, l'histoire des renégats chrétiens qui, en fait, mènent la course barbaresque ? Les courses chrétiennes, la flibuste atlantique sont une manière plus élégante mais semblable de se soustraire aux autorités civiles. C'est dans ce contexte que se situe la mise en cause des hiérarchies sociales, dont L'Éloge de la folie d'Érasme constitue un bon exemple. L'exemple de la littérature n'est d'ailleurs pas le meilleur, car les poncifs hérités des littératures antiques y abondent.

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À leur manière, les tensions religieuses traduisent ces inadaptations, surtout là où le protestantisme est minoritaire. La nouvelle religion, qui n'apparaît telle, aux yeux de bien des populations, qu'assez tard, entre 1550 et 1580, ne crée cependant pas une attitude politique unique. Jusqu'à la Saint-Barthélemy, les protestants français distinguent entre le roi « mal informé » et son entourage. Même après les massacres du 24 août 1572, il est resté des protestants royalistes. Le protestantisme n'en incorpore pas moins un certain nombre d'éléments de mécontentement politique et social. La résistance du protestantisme français s'explique par l'appui que lui donne une partie de la noblesse, surtout dans le Sud-Ouest, et par l'aide des villes ralliées au protestantisme, comme La Rochelle, véritable république indépendante de fait. Dans les deux cas, des motivations politiques anti-absolutistes ont joué.

Renaissance de la noblesse en Europe méditerranéenne et orientale

Le xve siècle avait été le triomphe des États-villes d' Italie. Le xvie siècle, par le triomphe initial des empires « personnels », puis des États moyens de l'Occident, signifie leur déclin. Que le pouvoir s'affaiblisse, ou qu'il soit lointain, et elles reprennent leur rôle : États-villes barbaresques, Malte, villes mi-commerçantes, mi-pirates de l'Ouest atlantique. Par-delà ces exemples partiels, le succès hollandais peut être interprété comme la revanche de l'État-ville. En Espagne, au contraire, la révolte des communeros (1521) s'achève par leur défaite ; tout comme en Italie, la domination espagnole se traduit par la transformation, déjà en cours, des États-villes du xve siècle en États princiers, fondés sur la « monarchie absolue ». C'est, d'une certaine manière, revenir à notre point de départ : le triomphe des fortes personnalités. Par un jeu dialectique, somme toute classique, la tendance individualiste aboutit à la suprématie du prince. C'est dire que l'interprétation générale qui consiste à souligner l'accord entre monarchies et bourgeoisies urbaines liguées contre les féodaux demande à être nuancée. F. Braudel a ainsi pu parler de la « trahison de la bourgeoisie » italienne, se muant au service du prince en une nouvelle noblesse, investissant ses capitaux en seigneuries et en terres, tout comme le firent les Fugger. Mais, en Italie, l'évolution se fait en sens inverse, les noblesses pénétrant dans le monde des offices et des bureaux. On peut se demander si le vrai débat ne se situe pas ailleurs. Le xvie siècle a été le moment majeur d'une transformation fondamentale de l'élite de l'Occident européen. Et l'utilisation, consciente ou non, que cette élite a faite des États aboutit à des résultats divergents. Le cas castillan est révélateur. À la différence de maintes autres noblesses européennes, l'espagnole est restée d'un dévouement sans faille à ses rois, que ce soit le Bourguignon-Flamand qu'a été, à ses débuts, Charles Quint, ou le roi « très prudent » et ultra-castillan qu'a été Philippe II. L'hispanisation de la partie de l'empire personnel de Charles Quint dévolue à Philippe II s'est traduite par une évolution inverse de celle de la France. Les lettrados de l'entourage de Charles Quint sont remplacés au cours de la seconde moitié du siècle par des nobles espagnols. En Italie aussi, la noblesse a renforcé ses positions ; en même temps, une partie de la bourgeoisie s'y anoblit. En Hongrie, l'évolution est plus complexe. Au début du siècle, la petite noblesse, réagissant contre les excès et les désordres provoqués par la toute-puissance des « magnats », essaie de créer un État fort sous la direction de Mathias Corvin. L'essai fut de courte durée. Décimée par les pertes subies à la bataille de Mohács, balayée de la partie du pays occupée par les Turcs, la noblesse hongroise, en majorité convertie au protestantisme (après 1540), réussit à maintenir une très large autonomie de fait vis-à-vis de la monarchie habsbourgeoise. En Pologne, la croissance de la puissance nobiliaire est patente. Il y existe même une noblesse paysanne, surtout au nord-est de Varsovie et en Russie blanche. La noblesse asservit le monde paysan grâce aux ventes de grains, ces grains qui, à partir de 1570, viennent en Méditerranée relayer ceux des greniers à blé traditionnels.

Ainsi, de l'Espagne à la Moscovie, se dessine un croissant nobiliaire où, loin de voir son influence décroître, la noblesse, ancienne ou rajeunie, renforce au contraire son ascendant, parfois au prix de l'élimination d'une partie de la vieille noblesse appauvrie. Fait significatif, une partie des mines de métaux précieux (cuivre et plomb argentifère) de Hongrie, de Bohême et de Pologne appartiennent à la noblesse.

Une bourgeoisie riche et une aristocratie de cour

Les choses sont plus complexes en Europe occidentale et dans le Saint Empire romain germanique. On a cru pendant longtemps pouvoir affirmer le « déclin » de la noblesse française. Ruinée par les pillages de la guerre de Cent Ans, massivement amputée par les hécatombes de la peste noire, de Crécy et d'Azincourt, prisonnière de sa mentalité qui lui fait multiplier les testaments coûteux et les pratiques successorales génératrices de difficultés inextricables, la vieille noblesse est confrontée à la hausse des prix, au renforcement de l'État. Le coût croissant des armements nouveaux, les transformations du train de vie lui posent de redoutables problèmes. La réponse des historiens a d'abord été fort simple. La chute des revenus fixes a déterminé une baisse considérable des revenus réels : les « rentiers » du sol, ruinés, auraient disparu ; ils ont été remplacés en grande partie par de nouveaux acquéreurs bourgeois, devenus les nouveaux seigneurs ; à la gestion inefficace des anciens maîtres succède un contrôle plus efficace, modelé sur les méthodes de gestion commerciales. Ce schéma n'est certes pas faux. Nul doute qu'en France il se soit opéré une gigantesque transfusion de sang : la bourgeoisie entre massivement dans la noblesse, dont elle acquiert, en contrepartie, l'essentiel de la mentalité.

Il faut compléter cette description par deux remarques. D'une part, une partie de l'ancienne noblesse a su, très vite, s'adapter aux situations nouvelles, transformant ses censives en « métairies » affermées ou louées en métayage. D'autre part, elle a, grâce à l'appui de la royauté, dirigé une vaste entreprise de réaction nobiliaire et seigneuriale. Or la royauté française a profité de cette situation. Elle a arbitré les problèmes posés par cette réaction en légiférant dans un sens favorable à ses finances. Elle a, à l'image de l'Espagne et de l'Italie, transformé la cour en organisme étatique. La politique de Louis XIV ne fera que systématiser ce qui a été expérimenté au xvie siècle. La cour est d'abord, avec ses raffinements, ses fêtes, ses voluptés et son luxe, le moyen d'attirer la haute aristocratie à l'ombre du prince. Mais elle est aussi, jusqu'à la Fronde, le lieu de rassemblement des jeunes gentilshommes, cadets de Gascogne ou d'ailleurs, désireux de faire fortune et de se battre. Le premier aspect prime, relativement, de François Ier aux guerres de Religion, le second prédomine ensuite. D'où les différences de tonalité entre la cour de Diane de Poitiers ou celle de Catherine de Médicis, et la cour d'Henri IV, voire celle de Louis XIII.

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En Angleterre et dans les pays protestants, l'accent doit être mis sur le problème clef des confiscations opérées aux dépens des ordres monastiques. Tous les États protestants ont considérablement renforcé leur efficacité interne. La sécularisation a permis à l'État de s'enrichir et de monnayer la fidélité des catégories dirigeantes. L'attrait matériel et politique, s'il ne doit pas être surestimé, n'en a pas moins joué un rôle considérable. Henri VIII a, en dix ans, gagné 1 500 000 livres. La force de l'État suédois des Vasa se fonde en partie sur la « réduction » des biens de l'Église. Mais quelle a été la part du butin réalisé par les diverses aristocraties ? La question est encore mal éclaircie ; il semble cependant qu'elle ait été moins grande qu'on ne l'a cru et qu'elle ait, pour l'essentiel, profité à la seule haute noblesse. Ainsi, l'État protestant gagne sur tous les tableaux : enrichissement, fidélité des récompensés, cohésion religieuse, sans compter que le clergé protestant ne peut en aucune façon mesurer son prestige à celui dont avait joui le clergé catholique.

On retrouve la même diversité dans l'attitude des bourgeoisies. En Moscovie, les bourgeoisies de Pskov et de Novgorod appuient la politique extérieure des tsars, qui leur permet de mieux participer au grand commerce international. En Pologne et en Hongrie, les bourgeoisies urbaines, qui avaient joué un rôle important à l'époque antérieure, déclinent, au point de se voir interdire l'achat des terres. Ce qui explique la pénétration très limitée de la bourgeoisie dans la noblesse, alors qu'elle est forte en Russie. Ce recul bourgeois ne s'amorce en Allemagne qu'à la fin du siècle : la guerre de Trente Ans accélérera un phénomène déjà ébauché. En Occident, l'ascension des bourgeoisies est continue. En Hollande, le système institutionnel permet, certes, à la noblesse d'être présente dans les conseils, mais il lui enlève en réalité tout pouvoir de décision et assure une confortable majorité aux représentants des villes.

On peut donc dégager deux aspects fondamentaux du problème des relations entre État et société : d'une part, l'éternelle question de l'élite ; d'autre part, les rapports de force, c'est-à-dire l'importance numérique respective de la noblesse et de la bourgeoisie. La « Renaissance », comme l'humanisme, a eu pour effet majeur de creuser un fossé de plus en plus difficilement franchissable entre la culture intellectuelle et les cultures populaires. Il est vrai qu'en contrepartie la Réforme s'appuie sur l'imprimé et se révèle donc rapidement comme un extraordinaire facteur d'alphabétisation. L'Europe « dense » protestante est le berceau de l'imprimerie, et plus encore de l'alphabétisation populaire. En France, testaments et donations pieuses assurent la création d'écoles pour pouvoir lutter contre les écoles protestantes. Les États protestants favorisent le mouvement. Ainsi, le clivage religieux de l'Europe aura de sérieuses conséquences sur l'avenir. En revanche, il n'y a pratiquement nulle part de véritable affrontement entre bourgeoisie et noblesse. Cette dernière reste l'idéal social à atteindre. Si les contenus humains changent, les hiérarchies restent en place.

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Il ne peut en être autrement. Les populations urbaines forment une petite minorité et l'Europe est encore, pour longtemps, l'Europe des villages. Pour que le conflit entre noblesse et bourgeoisie puisse se développer, il faut que le chiffre numérique de la bourgeoisie devienne tel que l'intégration dans la noblesse soit mathématiquement impossible, et que se produise une prise de conscience de cette situation.

Les masses populaires, la ville et le roi

Quant aux peuples, les États du xvie siècle ne s'en préoccupent guère, sinon pour en tirer plus d'impôts. Le sort des pauvres s'est, en général, dégradé, ce qui explique que l'âge d'or soit situé au temps d'un Louis XII trop rapidement surnommé « père des peuples ». La surperposition de l'exploitation étatique toujours accrue à l'exploitation seigneuriale ancienne aboutit à des révoltes de la misère (guerre des Paysans, en 1525, condamnée par Luther). Ces soubresauts mis à part, les campagnes n'apparaissent, aux yeux d'un Luther ou d'un Érasme, que comme un « océan de barbarie » d'où émergent les citadelles de la civilisation que forment les villes. Sentiment profond qui a, plus que tout autre, contribué à la cohésion des États, la ville payant sa sûreté par la perte de son indépendance. Les États apparaissent ainsi comme des constructions complexes, résultant moins d'une logique sociale qui resterait à démontrer que des contingences héritées des époques passées. Ces fragiles échafaudages sont engagés dans une série de secousses novatrices. Face à ces transformations, les hommes réagissent en fonction de leur mentalité ancienne : les relations de personne à personne priment tout. Le roi de France voyage, surtout quand il est mineur : il faut qu'il se montre. L'empire de Charles Quint est, en réalité, une construction issue sinon d'une politique matrimoniale consciente, du moins d'une conception très familiale. L'honneur, et surtout l'honneur des princes, détermine encore largement des réactions politiques. L'homme politique du xvie siècle est, certes, capable d'abstractions, et il ne manque pas de vastes desseins ; il est cependant tributaire de son impulsivité. Aucune explication partielle n'est donc admissible.

En fin de compte, la question qui pourrait se poser est moins celle de savoir pourquoi et comment les États duxvie siècle se sont transformés, mais comment ils ont réussi à subsister en surmontant ces chocs. L'indifférence profonde des masses paysannes, plus retranchées que jamais de tout ce qui n'était pas leur vie matérielle et la satisfaction immédiate de leurs besoins alimentaires, l'hostilité des masses urbaines dont le sort semble s'être en général aggravé (sauf, toutefois, dans la plupart des ports), la turbulence anarchique de la petite noblesse, l'insatisfaction résultant de la hausse des prix et de l'accroissement de la pression fiscale sont autant de facteurs de désorganisation. Particularismes régionaux ou urbains s'y ajoutent. Il y a, en contrepartie, le caractère sacré de certaines royautés, la force de la vieille idée de monarchie absolue, conception qui s'appuie sur un texte de saint Paul, la résurrection de l'idée romaine de l'État, la survivance difficile des hiérarchies féodales qui représentent les maillons traditionnels résistant plus ou moins bien à l'érosion du temps.

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Cela ne suffit certes pas à expliquer la résistance prolongée de l'hétéroclite empire de Charles Quint. Aucun système fiscal de l'époque n'était en mesure d'assurer durablement la sécurité des routes maritimes et terrestres. Face à ces difficultés, il faut bien reconnaître le rôle des hommes, noter la stature exceptionnelle de Charles Quint et de certains de ses conseillers, mais, plus encore, souligner l'importance des ressources que lui offraient, au point de départ, les mines tyroliennes (Schwaz), carinthiennes, bohémiennes et hongroises, relayées par la suite par les trésors d'outre-Atlantique. La fidélité de la noblesse castillane n'est pas à négliger. Charles Quint avait cependant raison d'abandonner la direction unifiée de l'Empire ; il y a donc retrait sur un territoire cohérent, massif, le plateau castillan consacré par l'Escurial de Philippe II. Cependant, les tendances centrifuges des régions ibériques périphériques demeurent, pour ne point parler de l'obstacle majeur que constitue l'énormité des distances à parcourir : ainsi, le rendement du moteur humain, adapté à la voile, décroît très vite au-delà de 500 à 1 000 kilomètres. La chance des États français et anglais est d'être de dimensions moyennes, à la mesure des techniques de l'époque, suffisamment grands pour représenter une force financière certaine, assez petits pour garantir une cohésion politique relative. Ce qui manque en dimension à l'Angleterre ou à la Hollande est compensé par l'espace maritime proche.

Ambiguïté de la notion d'État

Au terme de ces considérations, il faut revenir à la question primordiale : y a-t-il un État de la Renaissance ? L'humanisme se voulait école de modération, d'universalisme. L'amour de la patrie est chez Érasme une passion parmi d'autres, simplement un peu plus naturelle (Éloge de la folie). Pourtant, les humanistes ont réintroduit le vocable de patrie dans les langues nationales – à partir du latin ! Mais, dans les faits, l'humanisme n'a guère pesé sur la politique. Contrairement à la pensée médiévale, qui a débouché sur une synthèse et s'est concrétisée par la méthode de la logique formelle (c'est, à certains égards, le langage des ordinateurs), l'humanisme, parce que passéiste, s'est rapidement étiolé en une érudition vite reléguée au seul domaine éducatif.

La renaissance artistique a eu plus de place dans les préoccupations des États. Il n'est prince d'Europe qui n'ait voulu son artiste italien. La mode aidant, l'État a joué un rôle décisif dans la diffusion de ce qu'on nomme aujourd'hui Renaissance. Ces appels ont d'ailleurs porté la plupart du temps sur des artistes « maniéristes ». Le maniérisme est un art de cour, donc a une forme plastique revêtant une forme politique précise. Art savant, souvent dénué de racines populaires (qu'il possédait pourtant en Italie), il contribue à accentuer l'écart entre peuple et dirigeants. C'est, à bien des égards, exactement le contraire de l'Italie du Quattrocento. Les artistes italiens avaient beau être, pour une large part, issus du milieu des marchands et des grands brasseurs d'affaires, ils sont d'abord des citadins méditerranéens, plongés dans la vie quotidienne. Enfin, l'absurde catégorisation en spécialités soigneusement isolées qu'a mise en place l'érudition universitaire des xixe et xxe siècles, la relégation des « beaux-arts » au rang d'accessoire de luxe réservé à une catégorie sociale qui a caractérisé l'opinion publique jusqu'à une date très récente ont caché l'esprit synthétique de la Renaissance, dont la fête est l'élément central. Il reste à réinterpréter la Renaissance en fonction de cet élément par excellence fugitif, dont, par définition, ne subsistent que des composants durables, fragments d'un miroir cassé. Raphaël, Léonard sont d'abord ordonnateurs de fêtes. Or celles-ci sont aussi des manifestations politiques, comme en témoignent les entrées royales en France, ou celle de Maximilien en Allemagne, gravée par Dürer. Ces fêtes ont considérablement évolué au cours du xvie siècle ; leur étude reste à faire. Soupape de sûreté en politique intérieure, communion temporaire vis-à-vis de l'extérieur en sont les motivations profondes, auxquelles la sociologie contemporaine pourrait se référer.

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En Europe centrale, le rôle de la Réforme a une portée politique plus grande encore que la « Renaissance ». L'État de la Réforme est plus princier que jamais, aboutit au renforcement de l'indépendance du prince devenu chef d'Église. Les cadres médiévaux, déjà affaiblis par l'évolution sociale des deux siècles précédents, s'adaptent mal aux besoins nouveaux de ces États. Ils ont besoin de juristes, de théologiens, d'administrateurs, de militaires. Seule la bourgeoisie urbaine est capable de les fournir. Le système du mercenariat, qui relaie dans toute l'Europe le système militaire médiéval, n'est guère apprécié de la majorité de la noblesse (à l'exception de quelques cas isolés, comme dans la noblesse de l'Allemagne du Nord-Ouest, où se recrutent les « reîtres », les « cavaliers noirs » des guerres de religion françaises).

En dépit des Hutten, cette noblesse n'est guère intellectuelle. Aussi est-elle progressivement refoulée des postes de commandement politiques, et, contrairement à ce qui se passe en France, l'anoblissement a tendance à stagner. Malgré une très forte réaction nobiliaire, qui se traduit jusque dans l'art de Dürer, l'image de la noblesse est dévalorisée par le poncif du Raubritter, le noble-brigand. Sa réhabilitation ne se fera, sous les traits de Götz von Berlichingen, qu'à partir de la fin du xviiie siècle et au cours d'un xixe reconstructeur des Burgen. Un mouvement inverse s'amorce pendant la seconde moitié du xvie siècle. Une partie de la noblesse s'instruit dans les Ritterakademien, se forme par le Kavalierstour à travers l'Europe. Un certain nombre de bourgeois s'anoblissent, tels les Fugger, qui reconvertissent leurs activités commerciales en seigneuries (R. Mandrou). La reconquête des États germaniques par la noblesse se fera surtout au xviie siècle.

En définitive, la notion d'État de la Renaissance est essentiellement ambiguë. Abandonnant les vieilles définitions périmées, J. Delumeau considère la Renaissance comme l'époque de la mainmise et de la supériorité de l'Europe sur le reste du monde. On peut ajouter que cette mise en place européenne est l'aboutissement du mouvement amorcé par le take-off des xie et xiie siècles. L'influence italienne sur les formes étatiques du reste de l'Europe est évidente : bureaucratie administrative, rôle du droit romain, une certaine conception de la vie de cour et du « courtisan », intervention étatique dans la vie économique par les soutiens divers, la douane, les réglementations, la vénalité des offices, etc. L'apport est donc considérable. Si la Renaissance est, au point de départ, affaire de l'Italie, on peut aussi penser que les évolutions propres de l'Europe germanique ou de l'Europe du Nord-Ouest, pour ne pas parler de l'Espagne, ont tout autant, sinon plus de poids. L'essentiel est ailleurs. Du xie au xve siècle, l'éclatement multiplicateur des innombrables micro-améliorations a fait franchir à l'Europe un seuil. D'autres grandes civilisations ont possédé des moyens comparables, parfois supérieurs. La Chine, par exemple, ne les a pas exploités. L'Europe a saisi sa chance. Affaire, certainement, de mentalité. Or l'État européen des xve et xvie siècles a contribué à accentuer le mouvement. Si confuse que soit l'idée de l'État, elle s'impose cependant aux plus médiocres des souverains. La déchirure de la tunique sans couture de la Chrétienté, en séparant l'Europe du Nord de celle du Sud, a contribué à préparer les innovations fécondes du xviie siècle (réalisées d'abord au niveau des seules élites), que le xviiie siècle va systématiquement appliquer. Plus qu'une cause, la Renaissance apparaît ainsi comme un épiphénomène, lui-même riche de promesses d'avenir.

— Jean MEYER

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Florence et à la Pennsylvania State University, membre de l'Institute for the Arts and Humanities
  • : professeur à l'université de Paris-IV
  • : professeur de philosophie à l'université de Tours, directeur du département de philosophie et histoire de l'humanisme au Centre d'études supérieures de la Renaissance, Tours
  • : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Rennes

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