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FORME

La disjonction transcendantale entre phénoménologie et physique

Le concept général de forme que nous venons de définir peut évidemment être considérablement complexifié. Les morphologies K ne possèdent pas nécessairement de géométrie simple. Elles peuvent être chaotiques, et même fractales. Elles peuvent être structurées à plusieurs niveaux – à plusieurs échelles – différents. Mais, aussi compliquées soient-elles, elles ne sont pour l'instant définies que de façon purement phénoménologique. C'est dire qu'elles constituent une interface entre le sujet percevant et le monde extérieur et que la question de leur nature n'est pas encore posée. Si on les pense « côté sujet », on cherchera à les théoriser comme des constructions psychologiques. Si on les pense « côté objet », on cherchera au contraire à les théoriser comme des structures qualitatives émergeant de l'intériorité substantielle de la matière.

Or c'est précisément cette dernière voie qui a été barrée par le triomphe du mécanisme aux xviie et xviiie siècles. Si la physique de la matière se réduit à une mécanique de points matériels en interaction, alors le concept de forme perd tout contenu ontologique. Cela est déjà manifeste chez un philosophe classique comme Hobbes. Cela se trouve thématisé sur un plan transcendantal par Kant.

Logique transcendantale et mécanique rationnelle

Dans les Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, Kant explique fort bien pourquoi et comment l'idée d'une dynamique de l'intériorité substantielle de la matière doit être abandonnée. La mécanique doit décrire le mouvement comme manifestation spatio-temporelle de la matière. Comme nature et existence, la matière possède certes une intériorité substantielle. Mais celle-ci est inaccessible en tant que telle. Elle est nouménale. Elle s'extériorise, s'externalise, dans le mouvement qui en est le phénomène. La mécanique doit se restreindre à la légalisation catégoriale et à la détermination mathématique de ce phénomène. Kant développe alors une lecture transcendantale d'abord de la cinématique (le groupe de la relativité galiléenne) et ensuite de la mécanique (lois de Newton). Mais, entre la cinématique (qui spécifie physiquement les catégories de la quantité et le principe des grandeurs extensives dit des « axiomes de l'intuition ») et la mécanique (qui spécifie physiquement les catégories de la relation et le principe dit des « analogies de l'expérience »), il y a la «  dynamique » (qui spécifie physiquement les catégories de la qualité et le principe des grandeurs intensives dit des « anticipations de la perception »). C'est au niveau de la « dynamique » que se trouve consommée la forclusion du concept de forme.

Pour comprendre ce point, il est bon d'en revenir au concept de dynamique qui intervient ici, celui, d'origine aristotélicienne, qu'on trouve chez Leibniz. Chez Leibniz coexistent encore l'ontologie qualitative aristotélicienne et l'objectivité physique de la mécanique rationnelle. Parmi les très nombreuses citations qu'on pourrait faire à ce sujet, bornons-nous à un passage particulièrement net d'une lettre au R.P des Bosses du 2 février 1706 : « Si l'on pose la plénitude des choses (comme font les cartésiens) et l'uniformité de la matière, et si l'on ajoute seulement le mouvement, on obtient toujours une succession de choses équivalentes ; [...] ainsi, nul ne peut distinguer l'état d'un moment de l'état de l'autre, pas même un ange ; et donc, on ne pourrait trouver aucune variété dans les phénomènes ; partant, outre la figure, la grandeur et le mouvement, il faut admettre des formes au moyen desquelles la différence des apparences surgisse dans la matière, formes qu'on ne peut intelligiblement chercher, me semble-t-il, qu'à partir des entéléchies. »[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'Ecole polytechnique, docteur es lettres et sciences humaines, vice président de l'International Association for Semiotic Studies, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.

Classification

Pour citer cet article

Jean PETITOT. FORME [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • ACOUSMATIQUE MUSIQUE

    • Écrit par François BAYLE
    • 7 820 mots
    • 4 médias
    ...chez René Thom, qui d'ailleurs a cité volontiers ce sémiologue du xixe siècle, précurseur d'une conception qualitative du monde : «  Les phénomènes qui sont l'objet d'une discipline [...] apparaissent comme des accidents de formes définis dans l'espace substrat de la...
  • CRASSET MATALI (1965- )

    • Écrit par Christine COLIN
    • 928 mots
    À ce temps « réel » fait écho un lieu qui ne l'est pas : « La forme est une plate-forme » déclare Matali Crasset. Si on place cette phrase dans la continuité des célèbres aphorismes qui ont véhiculé les théories du design au cours des deux siècles derniers, tels que « l'outil crée la forme...
  • DESCRIPTION ET EXPLICATION

    • Écrit par Jean LARGEAULT
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    ...d'effet qui en soit distinct, on pourrait seulement parler de son déploiement dans le temps. Aristote et saint Thomas n'assignent pas d'efficace à la forme seule. La forme n'agit pas ; c'est une substance qui agit par sa forme ou suivant sa forme. De même pour Leibniz et Euler, les principes d'optimum...
  • DESIGN

    • Écrit par Christine COLIN
    • 8 028 mots
    • 1 média
    ...théories élaborées par des praticiens. Les aphorismes, ces théories abrégées véhiculées par ces derniers, en permettent un rapide survol. « L'outil crée la forme » peut être considéré comme un héritage du rationalisme du xixe siècle ; « la forme suit la fonction », attribué à l'architecte américain...
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