ALLÉGORIE

On définit généralement l'allégorie en la comparant au symbole, dont elle est le développement logique, systématique et détaillé. Ainsi, dans la poésie lyrique, l'image de la rose apparaît souvent comme le symbole de la beauté, de la pureté ou de l'amour ; Guillaume de Lorris en a fait une allégorie en racontant les aventures d'un jeune homme épris d'un bouton de rose. Il est évident qu'entre le symbole et l'allégorie, la faveur du public moderne va plutôt au premier, qui semble plus riche et plus profond. Mais cette préférence tient parfois à une conception trop étroite et trop superficielle de l'allégorie, conception dont les grammairiens du Moyen Âge sont tout autant responsables que les critiques contemporains.

Le mot ἀλληγορία a remplacé tardivement chez les Grecs, à l'époque de Plutarque, le mot ὑπόνοια pour désigner la « signification cachée » sous la donnée sensible du langage, par exemple dans la narration ou la description. Mais ce changement de terme s'accompagne d'une restriction de sens : on désigne par le mot ἀλληγορία une forme de l'exposé littéraire plutôt qu'une méthode d'interprétation. Les grammairiens latins ont confirmé ce point de vue en présentant l'allégorie comme une figure de rhétorique, la métaphore continuée (Quintilien).

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Trop soucieux d'étymologie, les théoriciens du Moyen Âge se contentent souvent de définir l'allégorie par un certain décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié : Allegoria est cum aliud dicitur et aliud significatur. D'où une certaine difficulté à distinguer, dans les Arts poétiquesde Mathieu de Vendôme ou Geoffroi de Vinsauf, ce qu'ils appellent permutatio (allégorie) de ce qu'ils nomment translatio (simple métaphore). C'est chez les théologiens que nous trouvons les définitions les plus intéressantes et les plus subtiles, par exemple dans les œuvres attribuées à Raban Maur et chez Hugues de Saint-Victor : l'allégorie y apparaît comme une superposition plus savante encore que celle du sens propre et du sens figuré, ou celle de la littera et de la sententia ; à mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie de la spiritualité, l'allégorie déploie les sens analogique, tropologique, anagogique. Ces définitions savantes cumulent, il est vrai, les inconvénients de la rhétorique et de la théologie. On doit néanmoins en tenir compte pour interpréter convenablement l' esthétique allégorique du Moyen Âge.

Dans le domaine de l'histoire de l'art, Erwin Panofsky a montré comment l'espace de la représentation, loin de se laisser appréhender directement, devait être soumis à une analyse iconographique portant sur l'univers des images, histoires et allégories. Une telle enquête permet de déterminer comment, « en diverses conditions historiques, des thèmes ou concepts spécifiques, tels qu'ils sont transmis par des sources littéraires, ont été exprimés par des objets et événements » (Essais d'iconologie, 1939). En ce sens, l'histoire de l'art est, au moins pour partie, une histoire de l'allégorie – de ses métamorphoses et de son déclin.

L'allégorie, une pensée dramatisée

Origines et procédés

Cette esthétique, il ne faut pas la ramener à la seule pratique de la personnification. Cependant, c'est là le procédé le plus caractéristique, sinon toujours le plus agréable, de l'allégorie. Il prolonge une attitude primitive ou fondamentale de la pensée religieuse qui représente les forces naturelles par des divinités plus ou moins anthropomorphiques. En tout cas, à l'époque de Stace, on voit des entités morales comme Virtus, Clementia, Pietas, Natura jouer un rôle aussi important que les dieux de la mythologie latine. Les initiateurs de la philosophie médiévale font un usage constant de la personnification. Boèce figure la philosophie par une très vieille dame, Martianus Capella les arts libéraux par des femmes, Bernard Silvestre les notions philosophiques de la nature et de l'intellect par des personnages qu'on retrouvera chez Alain de Lille. La personnification suffit à animer tout un théâtre imaginaire que la sculpture et la peinture peuvent aisément fixer dans leurs images, et que le théâtre proprement dit pourra également mettre en scène. Ainsi les péchés mortels, fréquemment personnifiés par des moralistes comme le Reclus de Molliens, constituent aussi bien le sujet d'une tapisserie faite pour Charles V que celui d'une Moralité jouée en 1390.

Cependant, l'élément proprement dramatique de l'allégorie ne doit pas être oublié. Quelques thèmes semblent avoir suffi à assurer, au cours des siècles, cette dramatisation de la pensée intellectuelle. Ainsi la métaphore du conflit (entre les passions) est exploitée dans la narration ou la représentation plus ou moins détaillée d'une guerre épique. Dès la Thébaïde, l'épopée est devenue l'expression des combats intérieurs, Pietas et Fides s'opposant à Megaera et Tisiphona. C'est évidemment la Psychomachia de Prudence qui a le plus séduit le Moyen Âge ; et l'on fera ainsi s'affronter, tantôt sérieusement, tantôt pour rire, les vertus et les vices, les disciplines universitaires, Carême et Carnage. Autres thèmes allégoriques servant à la présentation dramatique des idées morales, philosophiques et religieuses : le mariage (et l'épithalame), le voyage, le songe. De Claudien à Alain de Lille, la littérature morale cherche ainsi à s'exprimer dans une sorte de mise en scène fantastique. Les auteurs de langue française continueront cette tradition à partir du xiiie siècle (Raoul de Houdenc, Robert Grosseteste, le Reclus de Molliens, Huon de Méry). Mais ces œuvres se distingueront par un effort vers la cohérence et l'homogénéité du thème allégorique, un souci de la description détaillée, un parallélisme plus rigoureux entre le monde naturel, matériel et le monde abstrait, spirituel : jardins, châteaux, scènes de la vie quotidienne vont constituer la structure logique du discours. À ce moment, l'allégorie ne sera plus seulement un « ornement difficile » de la rhétorique, mais une forme d'imagination caractéristique et expressive, une vision du monde.

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Cette vision du monde, on peut la situer avec plus de netteté dans l'évolution de la pensée occidentale. Il faut bien voir que l'allégorie n'est pas originellement, comme certains grammairiens l'ont fait croire, un simple procédé d'écriture, mais une forme d'investigation et d'interprétation. Dès le vie siècle avant Jésus-Christ, elle fut pratiquée par les commentateurs d'Homère : travail de la raison sur la légende, qui a naturellement fait le jeu des sophistes. C'est pourquoi Platon se méfie de l'interprétation allégorique des mythes tout en nous proposant la sienne. Et il est vrai que la religion grecque résistait à la rationalisation d'une mythologie encore toute chargée de magie et de mystère. Quoi qu'il en soit, sous l'influence du positivisme latin, dans l'espoir de discréditer les croyances païennes tout en retenant leur sagesse, les premiers écrivains chrétiens ont eu volontiers recours à l'allégorisme. D'autre part, la mentalité juive, sous-jacente en bien des domaines de l'esprit médiéval, favorisait aussi ce penchant allégorique : ainsi l'influence de Philon d'Alexandrie et celle de Macrobe se conjuguent pour habituer la pensée des hommes à chercher des correspondances entre les différents domaines de la légende et de l'histoire.

Mais c'est évidemment le Nouveau Testament qui donne sa caution à cette étrange aventure spirituelle qu'est l'exégèse allégorique. La typologie de saint Paul a présenté l'Ancien Testament comme un message destiné aux chrétiens, et les paraboles évangéliques ont donné l'exemple d'une présentation imagée dont les théologiens ont ensuite systématisé l'usage : avec eux, on s'habitue à fonder l'allégorie non seulement sur une analogie superficielle entre l'image et l'idée, mais sur une relation profonde, métaphysique, entre tous les événements de l'histoire et tous les niveaux de la nature. C'est au cœur même du symbolisme roman, avec tout ce qu'il retient de mystère et de surnaturel, que s'élabore l'allégorisme, religieux d'abord, mais avec des incidences profanes, puisque la conscience médiévale n'établit pas de frontière rigoureuse entre les deux domaines. Cette philosophie, dont Jean Scot Érigène est pour ainsi dire le précurseur, se définit plus nettement avec Richard et Hugues de Saint-Victor : pour eux, l'univers apparaît comme une inépuisable allégorie.

L'art du XIIIe siècle

Si l'allégorie devient le mode d'expression privilégié au xiiie siècle, c'est parce qu'elle répond à un mode de représentation en accord avec les tendances intellectualistes de l'époque. L'art symbolique de l'âge roman cède en effet la place à une esthétique plus systématique, plus lumineuse. On passe de l'ambiguïté des signes symboliques à un code stabilisé. La recherche et l'invention portent à la fois sur la semblance et la senefiance, arrêtant la mouvance de l'imaginaire et comblant le silence du questionnement poétique, encore figuré, dans le Conte du Graal, par l'attitude de Perceval. La Quête du saint Graal va éclairer toutes les zones d'ombre du mythe par une exégèse bavarde : des ermites prennent la parole pour tout expliquer et donner leur interprétation religieuse des aventures arthuriennes. En d'autres termes, l'art littéraire se fait plus moral, philosophique et religieux, abandonnant la suggestion, l'hésitation, la merveille poétique. Cependant, en littérature comme dans toutes les formes d'art de l'époque, le développement de la technique apporte un nouvel éclairage à la conception de l'homme et à la vision du monde. On peut donc dire que l'allégorie gothique a pris la place de la symbolique romane.

La mentalité de l'époque est donc préparée à la double lecture d'un texte dont le sens se divise en deux systèmes cohérents, reliés par les lois de l'analogie perçue ou déduite par raisonnement. La superposition de deux champs sémantiques, parfois évidente dans la présentation iconographique, dérive en littérature de tout un apprentissage. La pratique de la fable dans l'enseignement moral ou de l'exemplum dans la prédication a préparé la réception par le public d'œuvres ainsi articulées, tandis que la parabole fournissait aux écrivains un modèle d'ajustement. Mais dans la parabole il s'agit de la succession de deux textes, tandis que l'allégorie proprement dite fait passer de l'un à l'autre en une double lecture simultanée que rend possible leur perméabilité analogique. Bien sûr, il peut y avoir doute, et sur la nature des correspondances, et sur la légitimité même de supposer un double sens : on voit ainsi des critiques s'égarer dans des interprétations réductrices pour des textes comme Perlesvaus, qu'on ramène à la vie de Jésus-Christ alors qu'on y assiste à un foisonnement de comparaisons enveloppant le sens, ce qui a pour effet d'approfondir les rapports du message religieux avec l'histoire et avec la vie. Mais l'art allégorique en littérature a élaboré tout un système d'indices et de signaux pour déclencher et orienter la double lecture. C'est ainsi que le type-cadre du songe permet le démarrage de la fiction allégorisante, un rêve ou une vision constituant des modèles de « texte » à décoder. Mais il se crée plus généralement une topique propre au genre du poème allégorique à partir des thèmes hérités de la tradition : voyage, quête, conflit, mariage. Des motifs récurrents (armes, maisons, animaux, plantes) aident à se repérer, transposant des images élaborées par le lyrisme, l'épopée ou le roman. Parmi les créatures jouant un rôle de premier plan, il faut citer naturellement le dieu Amour, associé souvent à la mythologie antique (avec Vénus, notamment), et la personnification de Fortune, où se résume la tension philosophique entre le hasard et la nécessité. Art composite, donc, que celui de l'allégorie littéraire au xiiie siècle, mais constituant un genre facilement identifiable, encore que mal désigné par le terme dit dans les titres et les rubriques.

Le <it>Roman de la Rose</it> - crédits : Fine Art Images/ Heritage Images/ Getty Images

Le Roman de la Rose

À l'intérieur du genre, les œuvres peuvent être classées selon le degré de complexité dans la formule allégorique qui peut aller d'une simple démarche énumérative (les plumes de l'aile) à la composition d'un drame épique, en passant par la mise en scène d'une institution (cour et jugement). Les initiateurs du genre, au début du siècle, sont le Reclus de Molliens (Carité et Miserere, 1204-1209), Guiot de Provins (Armure du chevalier), Guillaume le Clerc (Bestiaire, 1220 ; Besant Dieu, 1226), Raoul de Houdenc (Roman des Ailes, Songe d'Enfer), Huon de Méry (Tournoiement Antechrist). Mais le chef-d'œuvre du genre est le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (vers 1230). L'auteur multiplie les indices orientant la lecture. Il rassemble toutes les procédures allégoriques dans la perspective autobiographique, puisqu'il prétend raconter un de ses rêves, qui s'est réalisé par la suite. L'aventure est donc présentée à la fois comme personnelle et exemplaire. L'allégorie est un miroir, au sens ancien (exemple) et moderne (illustré par le mythe de Narcisse). L'espace est une figuration des séductions et des obstacles que rencontre le désir. Les personnifications constituent un inventaire de l'univers moral et amoureux. Elles gravitent autour du narrateur attiré, à travers elles, par l'image de la rose, dont le symbole unifie et enrichit le réseau des significations suggérées par les noms, les emblèmes, les actions, les descriptions, et les nombres même organisant la topique et la rhétorique (5 et 10). Le poème s'achève, d'une manière abrupte, sur un long monologue où le narrateur se lamente de ne pouvoir entrer dans la forteresse où Bel Accueil est retenu prisonnier par Jalousie. On a ainsi l'impression que la fiction allégorique rejoint la situation présente de l'auteur, qui disparaît dans le silence comme s'il était mort de douleur. Il y a dans cette construction poétique, comme dans toute architecture de l'époque, un secret, celui d'un art qui oppose un orgueilleux ésotérisme à la raison qui voudrait tout savoir.

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Au même moment, la Quête du saint Graal essaie, autour d'un autre symbole, une autre formule littéraire pour signifier le mystère religieux, essentiellement celui de l'Incarnation. Le retour à la démonstration par parabole marque en fait une régression historique de l'écriture ; elle sert alors à une tentative de récupération de la légende arthurienne, projet ecclésiastique qui inspire le grand ensemble du Lancelot-Graal, dont le maître d'œuvre était sans doute très proche de l'auteur de la Quête. Mais, comme dans le cas du Roman de la Rose, ce qui sauve la formule allégorique de la servitude idéologique (ici chrétienne, là courtoise) c'est la richesse du symbole servant de clef de voûte.

Dans la seconde moitié du xiiie siècle se multiplient les dits, les traités, et les grands poèmes allégoriques. S'illustrent dans le genre Philippe de Remi, Robert de Blois, Richard de Fournival, Tibaut (Roman de la Poire), Nicole de Margival (Dit de la Panthère d'amour) et Nicole Bozon. Le grand poète Rutebeuf utilise dans bon nombre de ses œuvres une allégorie simple (Complainte de Guillaume) ou complexe (Voie de Paradis). Il est de ceux qui traitent allégoriquement la figure de Renart. Mais l'œuvre la plus caractéristique, celle qui a exercé le plus d'influence, est la continuation que Jean de Meun donne au Roman de la Rose. Il fait éclater le système élaboré par Guillaume de Lorris pour construire une nouvelle machine signifiante à base de discours direct et didactique, de dialectique et de parodie. La description est réduite, chez lui, à un rôle de transition ; elle est remplacée par des scènes pour ainsi dire documentaires qui donneront au lecteur une sorte d'expérience indirecte. Ces scènes sont traitées sur un ton comique, voire burlesque, ce qui nous interdit d'y chercher un sens caché : scènes de comédie avec Faux Semblant et Malebouche, représentant des défauts humains, mais aussi avec la Vieille, personnage de meretrix hérité du théâtre latin ; scènes épiques de bataille autour du château où la psychomachia tourne à la parodie ; scènes d'adoration religieuse dont le caractère allégorique se réduit à l'usage jovial de métaphores obscènes. Il est évident que la structure du roman n'est plus dominée par la nature du symbole mais par la dialectique démonstrative. Les progrès de la scolastique, de l'intellectualisme et même d'un certain positivisme contribuent à dissocier ainsi l'image et l'idée : c'est une menace pour l'allégorie, pour l'équilibre que la littérature essaie de maintenir entre le texte comparant et le texte comparé.

On ne saurait invoquer les mêmes critères pour apprécier l'allégorie iconographique du xiiie siècle, puisque la parole n'y intervient pas de la même façon. On n'est d'ailleurs jamais tout à fait sûr, devant une image sculptée ou peinte, d'avoir affaire à une allégorie. Il s'agit parfois simplement d'illustrer l'histoire sainte ou les légendes qui s'en inspirent. L'allégorie intervient quand on dépasse la singularité de l'événement et de la personne pour atteindre à la généralité du vrai. C'est dans l'illustration de la sapience(science et morale) que l'iconographie nous propose des allégories, où l'on retrouve les thèmes de la littérature. Les sept vertus sont représentées par des figures féminines, le bien par un arbre avec ses sept branches (cathédrales de Paris, Amiens et Chartres) ; les vices par d'autres femmes munies d'accessoires qui les caractérisent : courtisane avec un miroir pour la Luxure, un cavalier désarçonné pour l'Orgueil, un homme avec une massue pour la Folie. La Philosophie a la tête dans les nuages, des livres sur la main droite, une échelle pour permettre de monter jusqu'à ses plus hautes spéculations théologiques. La rosace de la cathédrale devient la roue de Fortune (Amiens). Mais faut-il encore mettre au compte de la vision allégorique les scènes réalistes comme celles qui constituent le calendrier des bas-reliefs ?

Vers le réalisme

L'allégorie du xiiie siècle est un compromis fragile. La représentation de la réalité, de plus en plus précise et pittoresque, tend à recouvrir l'analogie de détails superflus. La correspondance entre l'image et l'idée risque de ne plus être exactement suivie, sinon au prix d'une ingéniosité plus soucieuse de jeu que de vérité. Le goût pour les détails concrets, en se développant à la fin du Moyen Âge, nous achemine vers une autre forme d'art, où le sujet reste allégorique, mais où l'ornement réaliste retient seul l'attention. Cette évolution est sensible dans l'iconographie. Nous évoquions à l'instant les calendriers dont les scènes sont comme une allégorie des jours, des mois, des saisons. Dans les Très Riches Heures du duc de Berry, le sujet et le cadre des enluminures sont bien allégoriques. Mais l'art semble déjà fondé sur le seul plaisir d'évoquer un certain aspect de la vie quotidienne.

La peinture religieuse connaît d'ailleurs une même évolution, notamment sous l'influence des artistes flamands, et les scènes de Visitation finissent par traduire des psychologies très différentes. C'est peut-être dans la sculpture que l'allégorie s'accommode le mieux de cette redécouverte de la nature, et surtout de la nature humaine. Car la statuaire, tout en mettant l'accent sur l'individualité du portrait, réussit à sauver le principe de la personnification, c'est-à-dire l'expressivité et la convergence des détails. Les statues qui ornent les tombeaux aux xve et xvie siècles (la Tempérance avec son horloge, par exemple) constituent un commentaire pathétique de la destinée humaine telle qu'on la voit alors (tombeau de François de Bretagne). Ainsi la réflexion sur la mort, qui inspire tous les artistes, s'enrichit de toute l'expérience de la vie.

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Dans les traités d'une morale conventionnelle, dans les sermons d'église, dans les pièces de théâtre qui visent autant à édifier qu'à distraire, on retient surtout les spectacles de Moralités qui, du xive au xvie siècle, offrent au bon public la pantomime de ses conflits intérieurs : « Connaissance, Malice et Puissance », « Envie, État et Simplesse », « Hérésie, Simonie, Force et Scandale », « L'Homme Juste et l'Homme Mondain », tels sont les étranges personnages alors mis en scène. La satire s'en mêle : on critique Église, Noblesse et Commun, on fustige les défauts des hommes. Tout cela avait sans doute plus de pouvoir suggestif pour un public qui devinait, derrière toutes les manifestations du mal, l'intervention du Diable. Mais le théâtre, comme la sculpture, est une forme d'art où l'allégorie survit facilement puisque la personnification rejoint l'essence même du genre : l'expression par le corps humain d'une pensée plus ou moins abstraite. À la limite, l'allégorie n'est plus qu'un signe de littérarité, comme dans la mise en scène du songe, du débat, du jugement.

Ce qu'on voit pourtant, à la cour de Charles d'Orléans, c'est l'importance de cette vie imaginaire qui accompagne la vie réelle, animant réflexions et discussions avec des personnages, des décors gracieux et pittoresques, mais surtout chargés de suggestion analogique. Il s'établit aussi une sorte de correspondance, non plus métaphysique, mais pour ainsi dire physique, entre les événements ou les lois de la vie quotidienne, pratique et familière, et les sentiments ou les pensées de la vie spirituelle, intime et contemplative. Ainsi le moulin de la pensée, chez Charles d'Orléans, n'est plus le moulin mystique du chapiteau de Vézelay, où l'on reconnaît la concordance des deux Testaments, l'Ancien apportant le blé qui fait la farine du Nouveau. C'est un moulin familier comme on en voyait sur les bords de la Loire, avec son meunier, sa roue qui tourne, sa conduite d'eau ; et c'est en même temps le mouvement de la réflexion intérieure qui, selon le bonheur ou le malheur des temps, rend l'âme joyeuse ou mélancolique. De même cette fontaine auprès de laquelle le poète meurt de soif, cette forêt où chemine le chevalier vers une problématique hostellerie, cette nef qui transporte sa marchandise d'espérance : toutes ces images nous séduisent parce qu'elles sont à la fois descriptives et suggestives. Ainsi le poème allégorique se déploie sur deux plans ou plus. Et cette vision nous instruit, car elle nous fait découvrir des ressemblances qui suggèrent l'unité, et par conséquent la raison des choses de ce monde.

On peut donc placer l'apogée de l'allégorie au xiiie siècle, sans mépriser pour autant les genres qui la cultivent à la fin du Moyen Âge. Mais c'est bien, malgré tout, au xiiie siècle que cette esthétique exprime le mieux la mentalité des hommes : moment de grâce où l'intelligence et la sensibilité permettent une vision du monde, harmonieuse et lumineuse, qui se reflète dans les allégories des cathédrales gothiques et dans celle du Roman de la Rose ; moment où la nature commence à dévoiler sa raison, et où l'homme prend sa mesure.

Symbole et pensée historique

Les limites de cette vision du monde sont évidentes : elle est fondée sur le principe de la ressemblance, qui sera remis en question au cours du xvie siècle. À tous les niveaux de l'univers, l'homme médiéval croit retrouver les mêmes signes et les mêmes sens. Chaque chose lui apparaît comme le reflet des autres, chaque être est en relation de sympathie ou d'antipathie avec les autres. Et dans ce système de rapports, le monde, au fond, demeure toujours le même. Le naturalisme qui inspire les audaces de certains philosophes repose sur la conviction d'un ordre divin et immuable de la nature. Dans une telle perspective le temps n'a pas d'importance, et l'allégorie, en dépassant la singularité de l'événement et du sentiment, peut espérer désigner la vérité.

Ainsi l'antithèse de la pensée allégorique, c'est non pas la pensée symbolique, dont elle est une émanation et une systématisation, mais la pensée historique, qui réhabilite le pouvoir du temps. Peut-être faut-il faire remarquer ici que, malgré le rôle important joué par l'allégorie chez les théologiens, certains penseurs chrétiens ont manifesté très tôt leur méfiance à cet égard. Ils ont voulu insister, en effet, sur le caractère historique de la religion, plutôt que sur son caractère symbolique. Quoi qu'il en soit, l'esprit allégorique s'efface à l'époque de la Renaissance, devant les progrès de la science historique. Sous le signe de saint Jérôme, l'humaniste bannit de son univers les spéculations dont saint Paul semblait avoir autorisé l'audace. Saturne, où les allégoristes avaient vu le symbole du temps, redevient la figure singulière d'une mythologie désormais soumise à la critique historique : le voici à nouveau détrôné !

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Devant le culte de l'histoire, l'allégorie ne joue plus qu'un rôle épisodique et effacé dans la littérature et dans les arts, donnant parfois naissance à des œuvres académiques ou dérisoires. Il y aura des exceptions, il y aura encore des chefs-d'œuvre allégoriques. Après Dürer (« la Mélancolie », « le Chevalier et la Mort »), songeons à Prud'hon représentant « la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime », à Delacroix représentant « la Liberté sur les barricades », à Baudelaire dont les fameuses « correspondances » seront souvent mises au service d'une « moralité » du mal. Réussite où l'on retrouve peut-être l'équilibre de la passion et de la raison, du signe magique et de la pensée logique.

Il est vrai aussi que l'allégorisme tend à réapparaître sous des formes plus subtiles dès que la science historique est remise en question par d'autres sciences plus systématiques. Le structuralisme n'est-il pas l'équivalent moderne de l'allégorisme médiéval ? Cependant, la critique moderne ne gagnerait rien à se laisser enfermer dans l'alternative du système ou de la magie. Dans le mythe, qu'on a parfois opposé au logos, elle sait retrouver aujourd'hui à la fois l'histoire et la raison. Dans cette perspective, l'allégorisme médiéval nous apparaît comme un avatar intéressant de la tradition mythique. Loin de représenter une mentalité naïve ou primitive, ou au contraire un procédé artificiel et sophistiqué, il traduit la recherche anxieuse et audacieuse d'une raison dans l'histoire.

— Daniel POIRION

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Écrit par

  • : docteur ès lettres, maître assistant en histoire de l'art médiéval à l'université de Genève (Suisse)
  • : écrivain, chercheur
  • : maître de conférences, département de philosophie, université de Paris-X-Nanterre
  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Paris-Sorbonne
  • : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de l'Université, ancien membre de l'École française de Rome, professeur d'histoire de l'art médiéval à l'université de Bourgogne
  • : professeur d'archéologie romaine à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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Le <it>Roman de la Rose</it> - crédits : Fine Art Images/ Heritage Images/ Getty Images

Le Roman de la Rose

Le Baiser de Judas, Giotto - crédits : A. Dagli orti/ De Agostini/ Getty Images

Le Baiser de Judas, Giotto

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Les Amants trépassés, anonyme

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