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INTERPRÉTATION

Le terme d'interprétation semble être devenu plus complexe et plus problématique depuis qu'il est entré dans le champ d'une réflexion philosophique et épistémologique sur les sciences de l'homme. Celles-ci, en retour, ne manquent pas de rechercher dans son usage commun des significations qui en renforcent la valeur. Un tel phénomène attaché à l'usage de ce terme n'est donc pas simplement le fait d'une évolution linguistique : il prend le sens d'un événement, corrélatif à la fois d'une transformation du contexte social, politique et religieux de l'homme occidental et de la naissance ainsi que du développement des sciences de l'homme (linguistique, mythologie, ethnologie, psychanalyse, etc.). C'est dire que la référence systématique au terme d'interprétation ne peut se satisfaire d'un examen univoque de la notion qu'il recouvre.

Ce que la notion d'interprétation met historiquement en jeu, c'est la légitimité scientifique d'une pensée qui, cessant d'interroger les causes des phénomènes de la nature, vise à se donner les conditions de son objectivité dans le déchiffrement des signes que l'homme vient, dans la culture, à produire ou à exprimer. L'art d'interpréter, désigné sous le terme d' herméneutique, est donc originairement commandé par la reconnaissance d'un sens caché sous le sens apparent que prennent la parole du dieu, la manifestation d'un signe, l'expression humaine d'un geste ou d'un mot. Parler d'interprétation, c'est alors présupposer qu'une lecture ne suffit pas pour que le sens soit compris et que, précisément, le sens doit être double pour laisser une telle lecture insatisfaite. L'intuition élémentaire qui fonde communément la pratique de l'interprétation donne donc droit, corrélativement, à un mode d'existence du symbolique par rapport au réel.

De l'herméneutique d'Aristote aux sciences humaines

La voix et le geste

C'est au Peri hermèneias d' Aristote qu'il convient de se référer pour recueillir le sens liminaire de l'interprétation. Selon ce traité, « est interprétation tout son émis par la voix et doté de signification – toute phônè semantikè, toute vox significativa » (P. Ricœur). L'interprétation est donc acte de signification, production de sens. Elle se constitue dans le moment de la profération, précisément à l'instant même où les choses viennent à désignation. C'est pourquoi Aristote accorde une fonction différentielle au nom et au verbe. « Le nom est un son vocal possédant une signification conventionnelle sans référence au temps et dont aucune partie ne présente de signification quand elle est prise isolément. » Quant au verbe, il « est ce qui ajoute à sa propre signification celle du temps : aucune de ses parties ne signifie rien prise séparément et il indique toujours quelque chose d'affirmé de quelque autre chose ». Suivant rigoureusement la pensée d'Aristote, Ricœur a donc raison de formuler ainsi la définition de l'interprétation : « Dire quelque chose de quelque chose, c'est, au sens complet et fort du mot, interpréter. »

Il serait abusif de vouloir tirer du Peri hermèneias une conception de l'interprétation qui convienne à la problématique moderne des sciences humaines. Cependant, ces indications préliminaires entraînent plusieurs remarques.

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Notons d'abord que c'est en fonction d'un certain intellectualisme de l'interprétation qu'on fait parfois de celle-ci un procédé de décodage, un art de la traduction ou de la transcription. Aristote rappelle qu'il y va d'un interpréter dès que le sens se trouve présent à la voix (phônè semantikè) et engage alors un nouveau rapport de l'homme aux choses (« dire quelque chose de quelque chose »). On pourrait reconnaître là – dans l'avènement d'une sémantique – à la fois l'intervention de l'historicité humaine et la condition de constitution d'une communauté du sens (cf. la distinction héraclitéenne entre l'idios kosmos, le monde à soi, et le koinos kosmos, le monde commun). Dès lors, poser le problème de l'interprétation n'est plus possible si on ne pose pas en même temps la double question du rapport du sens à l'histoire et de la communication humaine.

On gagnerait, de même, à lire le Peri hermèneias en se référant le plus possible aux usages qu'on fait du terme d'interprétation à propos du musicien, du chanteur, de l'acteur ou du chorégraphe. Bien qu'on associe souvent ici la notion d'interprétation à celle de transposition personnelle d'une œuvre littéraire ou musicale, l'essentiel reste, dans tous les cas, de faire en sorte que – corporellement et instrumentalement – le chanteur, l'acteur, le chorégraphe travaillent à la production du sens dans la voix, le geste, l'attitude... Le poète Antonin Artaud a maintes fois dénoncé l'erreur d'une conception occidentale de l'interprétation au théâtre qui s'inspire d'une psychologie de l'expression. Voix et geste sont tissés dans la même matière corporelle ; et le sens n'est pas derrière eux (comme constitué d'avance sous forme de thème : l'amour, la haine, la joie, la peine), mais il est toujours en instance, et comme en projet. L'interprétation n'est pas un langage second ; elle est inhérente à la modalité corporelle de l'être dont elle ne parvient jamais à épuiser le sens.

Enfin, cette signification corporelle de l'interprétation conduit déjà à éviter la simplification qui consiste à figurer sur un mode substantiel et univoque les rapports des signes au sens et de l'interprétation aux signes. Une telle conception suppose que le sens est établi derrière les signes chargés de le rendre manifeste et que l'interprétation est une appréhension et une restitution de ce sens au moyen des signes. Or la conception aristotélicienne de l'herméneutique semble exclure une telle simplification. Car, si le problème est bien celui de la production du sens à travers un dire, on s'aperçoit que ce dire – qu'il soit de la voix ou du geste – est littéralement un interpréter, dont les mots (noms et verbes) constituent intrinsèquement la condition d'énonciation. Ainsi se trouve posée la question de savoir si l'interprétation porte sur des signes ou si, plutôt, tout signe n'est pas déjà l'énoncé d'une interprétation. Dans ce cas, on peut déjà se demander si interpréter n'est pas toujours interpréter une interprétation.

Texte et tradition

Cependant, comme l'indique Ricœur, l'herméneutique aristotélicienne, du fait qu'elle ne pose pas le problème des significations multivoques, est insuffisante à rendre compte des origines d'une problématique moderne de l'interprétation. Sans négliger les questions posées à partir du Peri hermèneias, il faut se tourner vers les conceptions religieuses de l'interprétation. Celles-ci ne proviennent pas d'une source unique et il n'est pas possible ici de retracer en détail les influences multiples qui ont joué sur l'exégèse biblique jusqu'à notre époque. On relèvera quelques aspects utiles à la mise au point de cette notion d'interprétation.

Dans la religion égyptienne, la pratique rituelle n'obéit pas au respect scrupuleux de la lettre et les textes – dont la fonction magique a été souvent soulignée – sont inséparables d'une lecture qui est elle-même « essentiellement un élément de la célébration du rite, au déroulement duquel elle contribue et qu'en tout cas elle explique et commente » (S. Morenz). D'autre part, il arrive souvent que le secret soit requis. Quant au caractère magique de la littérature funéraire propre à la religion égyptienne, il est renforcé « quand les textes destinés à éterniser l'existence du roi sont usurpés par de simples particuliers et que par conséquent la simple dentité du mot et de la réalité est remplacée par l'appropriation d'une réalité étrangère ou la création d'une réalité non existante par la parole ». Ainsi, l'interprétation se conçoit à deux niveaux : elle est inséparable de la lecture qui fait partie de la pratique rituelle ; elle est, sur un mode magique, productrice de significations ayant le pouvoir de faire exister, grâce à la parole, des réalités.

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Dans d'autres religions, la référence au texte prend une valeur différente et la notion d'interprétation une autre portée. Ainsi en est-il, par exemple, dans la tradition mystique juive, du rôle de la littérature kabbalistique : dans le Zohar (diffusé en Espagne à partir de 1280), il est dit que « le sens littéral de l'Écriture, c'est l'enveloppe, et malheur à celui qui prend cette enveloppe pour l'Écriture même ! ». Le sens de l'interprétation se définit tout à la fois en fonction de la Loi et de l'interdit de la transgresser, de même que dans le rapport à une marque inscrite sur le corps. On sait, en effet, quelle importance prend, dans le judaïsme, l'étude de la Loi : l'interprétation ne peut y être conçue comme un exercice second, mais fait partie de l'étude elle-même. Elle se définit donc à partir de l'existence d'un texte dont la lecture est accès au sens caché.

Il conviendrait de faire une place ici aux différents aspects que revêt la transmission de l'interprétation. C'est avec la Réforme luthérienne, notamment, que s'est explicité dans le christianisme moderne le problème de la traduction d'un texte sacré et de sa transmission sans l'intermédiaire d'une hiérarchie ecclésiale. L'entreprise de Luther met catégoriquement en cause le principe d'une parole hiérarchique impliquant la connaissance de la Révélation et ordonnant la soumission des fidèles à une Vérité qu'ils ne peuvent en aucun cas acquérir directement. L'Église catholique romaine met en garde ses fidèles contre toute interprétation individuelle des Écritures, et inversement fonde l'obéissance dans la foi en la Parole dont la transmission passe par elle seule. On assiste ici à un glissement possible du sens de l'interprétation, à laquelle on imputera notamment le préjugé psychologique moderne de subjectivisme, comme si, hors de la tradition, elle ne pouvait qu'encourager le doute et l'erreur et favoriser les fanatismes. En d'autres termes, la notion d'interprétation, au-delà du sens que la religion lui confère, engage des déterminations d'ordre moral, social et politique liées elles-mêmes à une opposition fondamentale entre la Parole inhérente à l'autorité d'un savoir et à un pouvoir et, d'autre part, les interprétations qui relèvent d'un individualisme des esprits. La pensée traditionaliste (Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Auguste Comte) peut y voir le danger, propre aux temps modernes, d'une démesure de l'esprit critique qui menace l'ordre établi. Désormais se trouve posé, au niveau moral et politique, le problème des conditions d'objectivité et d'universalité de l'interprétation. Si l'on assiste à un démantèlement de l'esprit dogmatique et si la Parole détenue par celui qui sait ne peut plus assurer l'ordre fondé sur le respect d'un enseignement, comment conférer une légitimité morale et scientifique à l'interprétation ? Il est vrai que les méfiances attachées, dans ce contexte, à l'interprétation se comprennent en fonction d'un idéalisme de la vérité qui, de Platon à Kant, condamne ou critique tout à la fois l'erreur et le mensonge. La notion d'interprétation, dans l'acception que lui reconnaîtront les sciences de l'homme, ne peut répondre à des conditions de légitimité scientifique si on l'apprécie selon les critères d'une épistémologie des connaissances rationnelles. En un mot, la révolution épistémologique appelée par les sciences de l'homme exige que la notion d'interprétation ne soit plus dépendante d'une problématique de la vérité et de l'erreur. C'est précisément avec la psychanalyse que se fera jour une théorie pratique de l'illusion (rapport du manifeste au caché, simulation et dissimulation, masquage, etc.).

Il importe enfin de noter que la philologie fonde, indépendamment de toute référence religieuse, son exercice de déchiffrement des textes sur un art de l'interprétation. Cette pratique a pris d'abord une valeur particulière dans l'usage qu'en a fait Nietzsche et elle constitue, sous ce rapport, une orientation non seulement originale, mais aussi de grande importance pour les sciences de l'homme (cf. Jean Granier, Le Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, et Michel Foucault, « Nietzsche, Freud et Marx et l'interprétation »).

L'interprétation dans les sciences de l'homme

Wilhelm Dilthey - crédits : AKG-images

Wilhelm Dilthey

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Indépendamment de la philologie (cf. la théorie herméneutique d'August Böckh dans son Encyclopédieet sa Méthodologie), les sciences historiques ont joué un rôle notable dans la mise au point et le développement de la notion d'interprétation. J. G. Droysen (1808-1884) distinguait dans la méthode historique trois moments : l'heuristique, la critique et l'interprétation. Mais c'est à Wilhelm Dilthey (1833-1911) que revient le mérite d'avoir engagé la méthode interprétative sur une critique préalable de la « raison historique » et d'avoir nettement distingué sciences de la nature et sciences de l'esprit. S'opposant à l'explication causale, qui vise à rendre compte d'un enchaînement logique des faits, l'interprétation concerne moins les raisons que le sens. C'est pourquoi la notion d'interprétation suppose une révision du statut de la compréhension dès lors que celle-ci s'exerce non plus sur les phénomènes de la nature ou sur les théorèmes de la géométrie, mais sur l'homme, son histoire, ses institutions. Avec Dilthey en histoire ou Max Weber en sociologie comme avec Karl Jaspers en psychologie ou K. Goldstein en biologie, cette notion entre dans une problématique de la compréhension de l'homme par l'homme.

L'insistance avec laquelle les philosophies existentielles et la phénoménologie donnent au comprendre la portée d'un acte fondateur de toute connaissance de l'homme impose qu'on en détermine exactement les significations. Comprendre s'entend aussi bien d'un raisonnement de la géométrie que d'un événement ou d'un comportement. Il faut cependant distinguer, dans cet acte, ce qui relève d'une intelligence des raisons ou des causes et ce qui concerne un sens. Or la compréhension d'un sens (ou d'une valeur) relève d'une saisie (préhension) qui accueille et qui rassemble. La compréhension consiste donc, comme dit Eduard Spranger, à « saisir comme ayant un sens des relations spirituelles qui ont une valeur objective ». Bien qu'une telle définition n'aille pas sans difficulté (elle risque notamment d'infléchir la notion dans le sens d'un spiritualisme subjectiviste), elle fait reposer l'objectivité de la compréhension sur une perception (ou expérience) des expressions, désignées ici sous le terme de relations spirituelles.

L'unification du sens dans la compréhension ne peut participer d'aucun systématisme d'un savoir a priori. Le comprendre, en tant qu'il s'instaure entre un homme et un autre homme, laisse tout d'abord s'informer le sens dans une expérience et refuse de l'immobiliser ou de l'objectiver. Il convient ici de reconnaître à la phénoménologie husserlienne le mérite d'avoir souligné l'importance d'un acte qui consiste à « revenir aux choses mêmes » ou encore à « se laisser guider par la nature des choses » et qui, dans la perception, bien loin d'accueillir l'objet en son exhaustivité immédiate, se trouve dans l'impossibilité d'en épuiser les profils. Lorsqu'il ne s'agit plus d'un objet mais de l'homme, ce qui est perçu peut d'autant moins se constituer dans une représentation immédiate. La compréhension, qui ainsi se détache difficilement de la perception de l'Autre, consiste à saisir l'expression du sujet, non pas sur un mode isolé, mais dans le sens. On s'aperçoit alors que la compréhension appelle, pour être exactement située dans sa portée épistémologique au sein des sciences de l'homme, une analyse rigoureuse des conditions de l'intersubjectivité. Les Méditations cartésiennes de Husserl opèrent précisément le renversement nécessaire pour définir une objectivité de la compréhension sur la base des fondements de l'intersubjectivité. Les sciences de l'homme ont eu raison de souligner, sous des formes différentes, que cette notion de compréhension était solidaire de celle de rencontre ou de relation. La mise en rapport du sens avec la présence distingue les sciences d'archives ou de documents de celles qui ont conscience du fait que toute compréhension de l'homme par l'homme est déjà acte de changement. C'est précisément ce problème qu'on retrouve dans l'interprétation en psychanalyse.

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Écrit par

  • : professeur de psychopathologie à l'université de Paris-VII, directeur du Laboratoire de psychopathologie, directeur de formation doctorale, chargé de mission pour la création de l'Institut interuniversitaire européen, codirecteur de la Revue internationale de psychopathologie

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Wilhelm Dilthey - crédits : AKG-images

Wilhelm Dilthey

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