ANTIQUITÉ
Spontanément, ou presque, on associe au mot « Antiquité » la Grèce et la Rome anciennes. Parfois, pour préciser qu'il ne s'agit pas des Antiquités égyptiennes, juives, mésopotamiennes, ou encore hittites ou indiennes ou même « nationales », on ajoute l'adjectif « classique ». Cette précision est relative, « classique » exprimant que cette Antiquité-là a, pour nous, valeur de référence culturelle. Les questions qui se posent aux historiens de l'Antiquité, quand ils doivent définir leur champ d'étude, attestent le statut ambivalent du terme : l'usage de l'expression « science(s) de l'Antiquité » semble aller dans le sens de l'existence d'un domaine historique défini. Mais les débats qui surgissent dès qu'il s'agit de délimiter ce domaine dans l'espace – quelle Antiquité autre que la grecque et la romaine y admettre ? – et dans le temps – à quelle date fixer la fin de l'Antiquité dite « tardive » ? Que faire de la différence entre la fin de l'Empire romain d'Occident, en 476, et celle de l'Empire d'Orient, en 1453 ?– , montrent que la notion même d'Antiquité est une construction historique a posteriori, qui a évolué en fonction des époques et des traditions culturelles et scientifiques modernes. En général, les antiquisants s'accommodent de cette absence de référence précise : il y a suffisamment à faire pour connaître, méthodiquement, chacune des civilisations que le terme est susceptible de recouvrir ou non.
Il est vrai que l'usage du mot au pluriel semblait plus propice à nommer l'objet d'une science : « les antiquités » sont des vestiges tangibles (ruines, œuvres d'art, objets usuels, inscriptions, etc.), qu'une science rigoureuse pouvait décrire et analyser sans préjugés esthétiques ou moraux. Les sciences dites « de l'Antiquité » ont oscillé entre deux sources différentes de légitimité, selon qu'elles se donnaient comme objet l'Antiquité comme monde classique, porteur de valeurs pour nous, ou les antiquités, comme ensemble de traces matérielles. D'un côté, elles affirment une légitimité culturelle forte, et tout le problème pour elles, en tant que sciences modernes, c'est-à-dire ne se référant plus directement à des modèles normatifs, est de donner une définition historique, scientifique, de cette Antiquité classique ; de l'autre, s'impose la scientificité de disciplines empiriques, qui ne visent aucune synthèse mais restent volontiers atomisées en raison de la diversité des objets matériels étudiés.
L'Antiquité comme modèle
Le mot « Antiquité » pose, implicitement, la question de la continuité de l'histoire, de la pertinence de son découpage en périodes définies et, plus fondamentalement, celle du progrès ou de la décadence inhérents au déroulement du temps humain. De fait, c'est un terme à la fois relatif et normatif. Relatif, il suppose que, face à l'Antiquité, période définie avant tout par son ancienneté, existent les « Modernes » (les gens de « maintenant », selon l'un des sens qu'a pris en latin l'adverbe modo, « il y a peu », « tout récemment »), qui en sont séparés par une époque sans identité, sans nom, appelée faute de mieux, depuis Pétrarque (1304-1374), « temps intermédiaire », « moyen âge » (medium tempus ou medium aevum). Le mot est par ailleurs normatif en ce qu'il confère à l'Ancien une valeur de vérité. De fait, à la Renaissance, la relation entre le temps actuel et l'origine « antique » (la Grèce et Rome) est présentée comme une perte. Le recours massif aux œuvres de l'Antiquité n'était pas seulement guidé par un intérêt de connaissance, il visait à régénérer un présent déficient. Pour transformer une culture pétrifiée par un usage formel de la langue savante (le latin scolastique), on cherchait chez les auteurs anciens un usage vivant, expressif, de la langue. Contre l'idée d'une continuité de l'histoire était ainsi proposée une sorte de saut dans le temps, par-delà des siècles ténébreux.
On assiste ainsi à un paradoxe : l'ensemble de la culture grecque et romaine est présenté comme « Antiquité », alors que ce terme, emprunté à l'Antiquité elle-même, désignait déjà pour les Anciens leur passé (au ier siècle av. J.-C., Varron relate dans ses Antiquités les premiers temps de Rome). La littérature grecque et romaine reprend constamment l'idée que les « hommes d'avant » valaient mieux (en force, chez Homère ; en bonheur, chez Hésiode ; en savoir, chez Platon, Cicéron, Tacite, etc.) : il y a là une une origine perdue et vénérable. Le passé servait de norme pour fonder la qualité des œuvres humaines. Mais, simultanément, les auteurs devaient aussi rendre compte des progrès évidents de leur civilisation. L'« Ancien », en comparaison avec les réussites de la culture présente, prenait alors un aspect négatif. Ainsi, à la fin du ve siècle avant J.-C., dans le premier livre de son Histoire de la guerre du Péloponnèse (livre que, depuis l'Antiquité, il est convenu d'appeler « archéologie », « science des origines »), Thucydide remarque que les Grecs anciens étaient aussi peu civilisés que les barbares de son temps. Un progrès a donc eu lieu. Comment concilier les deux perspectives ? Platon et Aristote ont théorisé la question en développant une conception cyclique de l'histoire : le cours du temps humain est ponctué de cataclysmes qui détruisent les hautes civilisations ; ce qui reste, à l'origine de chaque cycle, est le souvenir d'un savoir « très ancien », élaboré progressivement par le cycle précédent ; le souvenir de ce savoir guide les progrès du cycle suivant. L'Antiquité peut alors servir de norme.
Les Modernes (depuis Pétrarque), avec l'idée de renouveau, de Renaissance, ont repris des éléments de ce schéma : l'Antiquité, dans son ensemble, est un cycle antérieur au nôtre, dont il convient de retrouver la puissance originelle ; un progrès véritable est alors envisageable. Une telle conception comportait ses propres difficultés. Si Virgile et Homère redevenaient des modèles, il fallait bien expliquer pourquoi ce cycle merveilleux s'était clos. On ne pouvait pas se contenter d'opposer l'excellence des Anciens aux défauts du présent. Une continuité, celle d'une décadence, devait donc être réintroduite : les érudits vont tenter d'expliquer ce déclin, en montrant pourquoi il était nécessaire. Santo Mazzarino, dans La Fin du monde antique. Avatars d'un thème historiographique (1959), fait l'histoire de ces explications. À cette dégénérescence de l'Antiquité pouvait dès lors être opposée une autre continuité, celle d'une humanité moderne ne cessant de progresser, et moins démunie que l'ancienne, ne serait-ce que parce qu'elle a su se libérer des défauts de l'Antiquité (en matière de science, de religion et d'organisation politique). Ainsi, selon Francis Bacon, le mot Antiquité même est impropre, puisque, du point de vue de l'histoire du monde, les Anciens sont « jeunes » et encore « mineurs » (Novum Organum, I, chap. 84, 1620). La querelle sur les mérites respectifs des Anciens et des Modernes pouvait éclore (en 1687).
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Écrit par
- Pierre JUDET DE LA COMBE : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, Paris
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