AUTEUR
Les domaines de l'art et de la littérature ont longtemps ignoré le phénomène d'individualisation qui caractérise aujourd'hui pour nous les notions d'œuvre et d'auteur. La Renaissance, l'âge classique, les Lumières constituent des moments de ce processus qui permet « l'assignation des œuvres à un nom propre » (R. Chartier) et qui accompagne l'avènement du sujet moderne. Le terme auteur n'en continue pas moins de faire débat : soit parce qu'il rencontre des pratiques qui le contredisent (l'atelier dans le cas de l'histoire de l'art), soit parce que, dans l'espace littéraire, il apparaît, de Mallarmé à Barthes, comme l'expression d'une illusoire fusion entre ce qui se vit et ce qui s'écrit.
Littérature
Si le terme écrivain désigne une condition sociale, une activité professionnelle reconnue, le mot auteur renvoie à une fonction, celle d'assumer la production du texte : le terme latin auctor dérive du verbe augeo, « augmenter » et « garantir ». Il y a donc des auteurs qui ne sont pas écrivains. Le concept est lié à une responsabilité, juridique ou intellectuelle : on peut comme Ovide mourir d'être auteur, mais on meurt de ne pas réussir à être écrivain. Cette responsabilité donne à la fonction une « autorité » (auctoritas, les deux termes ont été liés étymologiquement) : l'auteur garantit son texte qui en retour l'autorise. L'histoire complexe et changeante de la « fonction auteur » (Michel Foucault, Qu'est-ce qu'un auteur ?, 1969) est liée à celle de la figure philosophique du sujet : penser l'auteur, c'est interroger la façon dont l'homme se comprend lui-même, et dont il articule par son écriture son rapport à soi et à la société.
De l'anonymat à la personnification de l'œuvre
L' auteur grec n'est pas un écrivain ; il ne se définit pas en écrivant, mais parce que ses mots sont prononcés lors d'une performance. Homère, l'auteur premier et mythique, fixe par son nom des chants récités par des poètes itinérants, les aèdes, tel le Démodocos de L'Odyssée ; mais lyrisme (Pindare ou Anacréon), théâtre (Eschyle ou Aristophane), éloquence et philosophie réfèrent également à une scène de la parole, et non de l'écriture. La pensée de la figure de l'auteur est donc d'abord une pensée rhétorique. L'auteur est orateur. L'intérêt des sophistes pour le langage ouvre alors un espace spécifique pour lui, celui de la fiction. La réflexion platonicienne sur le poète, entre sophiste et philosophe, fixe pour longtemps l'ambiguïté du concept d'auteur, entre mensonge et vérité : le poète peut être menteur, s'il fait preuve d'art, s'il fabrique comme un rhéteur son discours (d'où l'exclusion des poètes de la cité idéale de la République, 385-370 av. J.-C.), comme tenir un discours de vérité, s'il est inspiré par la divinité (c'est le modèle proposé par le dialogue Phèdre, 370 av. J.-C.).
Une parole anonyme
La pratique de la signature des œuvres, développée dès le vie siècle avant J.-C., indique le détachement progressif du nom d'auteur par rapport à une collectivité, et le laisse assumer un texte qui n'est plus imputable à une transcendance. Mais cette pratique n'est pas là pour perpétuer l'auteur. C'est ailleurs que le nom d'auteur est établi et conservé. D'abord dans des pratiques du texte, que traduit le développement des bibliothèques ; l'émergence de la fonction auteur est liée à l'écriture : elle est principe de classement, d'archivage des données. Ensuite dans le développement d'une critique littéraire : sans fondement historique réel, les nombreuses biographies d'auteur construisent la fonction, en projetant les caractéristiques des textes sur la fiction de sa vie (Eschyle est noble, puisqu'il pratique noblement un genre noble). L'auteur est dans ce récit auctorial qui dit la vérité du texte, sa légende, c'est-à-dire ce qui doit y être lu : il est outil herméneutique. La figure d'auteur semble se constituer dans et par le public qui reçoit les textes, et en assure la transmission, plus que dans les textes eux-mêmes. Un double paradoxe la définit ainsi dès l'Antiquité : l'auteur est un effet du texte, plus qu'une figure inscrite génétiquement en lui ; il appartient à une logique de l'écrit, lors même qu'il est pensé sur un modèle relevant de l'oralité.
La parole médiévale est une parole anonyme ; pas plus qu'en Grèce, il n'est possible de déduire la fonction auteur des noms d'auteur : ceux-ci renvoient à l'auteur comme au copiste ou au récitant du texte. Les textes ne sont pas marqués ; la subjectivité s'y exprime indirectement, ou par des mécanismes ironiques. C'est que se poser en auteur est et reste une activité condamnable. Le premier auteur, c'est Dieu : les dictionnaires du xviiie siècle le rappelleront encore. Pour que l'écriture ne puisse plus être envisagée comme concurrente du geste divin de création, il faut qu'émerge un espace public détaché de l'espace religieux, et que la séparation du spirituel et du temporel soit menée à terme, après les guerres de Religion, par l'absolutisme. L'invention moderne du sujet philosophique marque la rupture avec le régime anonyme de la parole qui préside au texte médiéval. Elle change la définition de l'autorité : la Renaissance humaniste rompt avec la démonstration par référence scolastique (à Aristote ou aux Écritures), et permet à l'auteur de se dire sans plus se dissimuler. L'entreprise de Montaigne est à cet égard exemplaire, comme sa reprise par le Discours de la méthode (1637) de Descartes : la pensée se nourrit de la biographie intellectuelle de l'auteur, au point de se confondre avec elle. La vie d'auteur, d'abord séparée des textes qui la suscitaient, est comme ressaisie par eux.
Le sacre de l'écrivain
Encore le xvie siècle constitue-t-il une époque trouble. La condition auctoriale d'avant cette Naissance de l'écrivain (Alain Viala, 1985), qui s'accomplit au xviie siècle, est loin d'être autonome : si se développe le concept d'œuvre, et avec elle la figure de l'auteur (comme dans le cas exemplaire de Ronsard, premier auteur dont le portrait, de son vivant, figure à l'Antique en frontispice du recueil Des amours de 1552), c'est toujours dans le rapport aux pouvoirs, par le recours au mécénat de riches particuliers ou du roi, ou par des pratiques de clientélisme qui attachent l'écrivain à la domesticité d'un grand, que se comprend ce statut social. Pourtant la fonction se modifie : Pierre Corneille légitime son statut d'auteur par son succès public, plus encore que par l'opinion des doctes ou la reconnaissance de Richelieu. Si le rapport de l'écrivain aux pouvoirs politiques et sociaux reste étroit, l'auteur gagne progressivement, dans l'espace public profane, une autonomie, un pouvoir propre qui conduit à son « sacre » (Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain, 1973) dans la seconde moitié du xviiie siècle.
La reconnaissance sociale d'un statut de l'écrivain, revendiqué et valorisé dès le xviie siècle (« C'est un métier que de faire un livre », avertit La Bruyère en 1688), conduit (difficilement) à la reconnaissance d'une propriété intellectuelle qui se traduit par l'établissement du droit d'auteur en 1793 ; pour la loi, comme pour la pratique littéraire, l'auteur devient une fiction permettant de penser le réel, sans le préjuger ; surtout, à la différence du copyright anglo-saxon, ce n'est pas un rapport matériel que pointe le droit d'auteur (le droit de reproduire une chose matérielle), mais bien un rapport spirituel : l'auteur, père de son œuvre, jouit sur elle d'un droit moral qui engage son sens et son statut. C'est que l'auteur devient autorité spirituelle : la figure d'un Voltaire, et sa panthéonisation en 1791, en témoigne. Cette sacralité nouvelle de l'auteur est politique autant qu'intellectuelle et juridique. Si la fonction s'est imposée au cours de l'époque moderne, c'est aussi à cause de son rôle dans les discours nationaux et nationalistes : les vies d'auteur se retrouvent ainsi, à partir de la querelle des Anciens et des Modernes, dans les textes qui voient s'exprimer un génie collectif dans l'œuvre d'un écrivain. La fonction d'auteur a en effet pu prendre en charge la littérature nationale, l'identifiant parfois à un seul nom, celui du grand auteur, Dante en Italie, Shakespeare en Angleterre, Cervantès en Espagne, Goethe en Allemagne.
L'auteur, entre engagement et retrait
À ce titre, Goethe témoigne d'une mutation décisive : plus qu'un autre, cet écrivain a su inventer son personnage d'auteur, en jouer et en faire un enjeu de son œuvre. S'impose une personnalisation décisive de la fonction d'auteur, réalisée en France par Jean-Jacques Rousseau. Un George Gordon Byron ou un Victor Hugo sauront à leur tour l'exploiter. Aux intellectuels succèdent les « mages » romantiques, qui se veulent aussi guides politiques du public, c'est-à-dire du peuple. Mais leur échec (pour Lamartine ou Hugo) leur donnera pour successeurs des écrivains ironiques et critiques, désengagés du politique. Surtout, le romantisme allemand est venu modifier ce moment finalement assez bref où s'est conjointe à l'autorité moderne de la fonction la mythologie biographique (c'est-à-dire la possibilité pour l'écrivain de se ressaisir de sa vie d'auteur). L'école d'Iéna, en inventant le concept moderne de la littérature au tournant du xviiie siècle, conduit à rabattre la littérature sur sa propre théorie (P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L'Absolu littéraire, 1978), et donc à rapporter la figure de l'auteur à celle du critique : si, à l'époque moderne, le critique ne peut juger que dans la mesure où il peut parler en écrivain, l'écrivain romantique n'est tel que dans la mesure où il peut parler en critique. En imposant le lisible en lieu et place du dicible comme modèle de la littérature, la conception de celle-ci comme expression et non comme imitation rend l'auteur inutile. Pour obtenir la transcendance esthétique par laquelle le romantisme définit l'art (l'œuvre absolue), il faut sacrifier la vie d'auteur, et donc la figure elle-même. Une même condamnation, de Mallarmé qui prononce « la disparition élocutoire du poète » à Proust qui condamne la méthode biographique de Sainte-Beuve, trouve en Roland Barthes sa formulation la plus radicale, celle d'une « mort de l'auteur » en germe dès la définition romantique de la littérature. L'auteur ne se définit plus dans son rapport au public, mais dans un rapport confondant et tautologique avec le texte. « Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change / le Poète... » (Mallarmé, « Le Tombeau d'Edgar Poe », 1877) n'a plus d'autre corps que le corpus de son œuvre, et la mort seule vient l'accomplir en l'anéantissant. Parallèlement, les figures d'écrivains engagés continuent d'occuper un rôle de premier rang dans la cité, de Zola à Gide et Sartre. Paradoxalement, la mort de l'auteur a donc lieu alors que la consécration de l'auteur demeure particulièrement visible, et donc alors que le nombre des écrivains qui aspirent à être auteurs n'a jamais été si grand : la bohème littéraire se développe considérablement au xixe siècle, avec un succès d'autant plus grand qu'elle correspond à l'idéologie romantique d'une littérature autonome, opposée au souci bourgeois du commerce ; la misère même des écrivains vient ainsi valider paradoxalement leur talent.
La mort de l'auteur n'est pourtant pas une suppression de cette figure, mais un moyen paradoxal de sa figuration : son absence est un mode négatif de sa présence. C'est alors dans le travail de l'ironie que tend à se réfugier l'auteur : Vladimir Nabokov ou Italo Calvino adoptent des dispositifs narratifs complexes qui visent à conférer à l'auteur une posture de maîtrise que sa position en retrait de l'œuvre vient renforcer. Le développement en France d'une littérature centrée sur la figure de l'auteur révèle cette importance décisive du concept d'auteur dans la définition de la littérature ; en devenant fiction, l'auteur déjoue sa mort, et trouble les catégories habituelles des genres : l'autofiction vient, chez un Hervé Guibert, réaffirmer l'importance de l'auteur et de sa vie dans l'entreprise littéraire.
L'auteur existe hors des textes auxquels son nom réfère, se développe à l'époque moderne pour mourir au moment même où il est consacré, et peut-être règne encore par cette mort ; si l'histoire de l'auteur est complexe, c'est que le concept ne met pas en relation deux termes, mais trois : l'auteur est tel du fait de son texte, mais plus encore du fait de son public. Outil herméneutique, il tend ainsi à s'assumer comme un enjeu du plaisir littéraire, autant que de sa définition.
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Écrit par
- Alain BRUNN : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de lettres modernes, université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
- François-René MARTIN : ancien pensionnaire à l'Institut national d'histoire de l'art, chargé de cours à l'École du Louvre
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
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