MOYEN ÂGE La pensée médiévale

Une histoire de la pensée du Moyen Âge ne se réduit pas à une histoire de la philosophie médiévale. Il y a à cela divers motifs. Le premier et le plus évident est que la pensée du Moyen Âge est, pour une large part, le fait de théologiens réfléchissant sur leur foi « sous le toit de l'Église ». Le deuxième est que la philosophie n'est qu'un des modes de la pensée, une manière assurément singulière de se rapporter au monde à travers une histoire spécifique aux allures tempérées par ce qui, dans son champ propre, fait pour elle époque ; à travers un langage aussi, aux couches multiples et aux ressources techniques plus ou moins strictement définies par un lexique et des règles de maniement. Il semble aller de soi que les paysans et les chevaliers, les clercs et les copistes du Moyen Âge vivaient dans le même monde : on sait dater des tours de métier, analyser des écritures, isoler des groupes et décrire leurs solidarités. Reste que l'on ne peut faire une histoire de la pensée comme on fait l'histoire de la propriété ecclésiastique. L'idéal voudrait qu'on sût traiter comme une seule chose l'histoire des idées, celle des institutions et celle des mentalités. Il faut, hélas, en rabattre : le genre n'existe pas. Quel type d'histoire faut-il alors risquer ? La réponse est difficile, mais on peut au moins l'esquisser. Il faut d'abord se donner un objet qui, sans être la totalité même, la reflète de multiples façons. Il faut ensuite tenter de décrire ces rencontres et ces croisements sans en excepter ce qui, pour l'œil d'un moderne, pourrait paraître absurde. On part donc ici du postulat qu'il y a une histoire de la pensée au Moyen Âge, qui s'inscrit dans le cadre général d'une histoire des états de la raison ; on pose que les modes de pensée et les techniques intellectuelles d'un groupe social tardif et défini, l'Université médiévale, nous disent quelque chose de l'homme du Moyen Âge quand il est lui-même confronté à la question qui seule nous guide : qu'est-ce que la pensée ou, si l'on préfère, qu'est-ce que la rationalité ? Prise sous cet angle, ce n'est plus tant la pensée qui nous occupe que la pensée aux prises avec elle-même, conquérant progressivement ses objets, ses outils et ses méthodes, bref une pensée qui se pratique à la fois comme genre de vie et comme idéal, comme lien social et trajet individuel. Pour comprendre la pensée médiévale, il faudra donc se demander ici comment on pensait au Moyen Âge, ce qui revient à chercher, d'une part, les conditions matérielles, psychologiques, littéraires et pédagogiques, d'autre part, les langages analytiques et les procédures d'investigation qui ont, à un moment donné de l'histoire, porté et encadré ce que l'on pourrait appeler la vie selon l'esprit. On ne peut évidemment aller ici au détail ; la longueur de la période, même réduite à l'âge des universités, l'interdit ; mais on veut « laisser voir la diversité rebelle » (P. Vignaux) que ne sauraient capter ni une « histoire des problèmes » ni une hagiographie du théorique. On sait que le clerc du Moyen Âge lisait et écrivait : il faut se demander comment il lisait et comment il écrivait. On sait aussi qu'il ne lisait pas ce que nous lisons et n'écrivait pas comme nous écrivons : il faut le dire et, si possible, en montrer l'incidence. Ce n'est pas qu'on veuille ramener ici l'histoire de la pensée à une histoire de la lecture ; on plaide seulement la nécessité d'un dépaysement. Dans un monde de culture textuelle où la voix faisait partie du texte, l'espace littéraire médiéval engendrait des libertés que nous n'oserions plus prendre et subissait des contraintes dont nous sommes parfois affranchis. Avant de dire ce que l'on y pensait, il nous faut donc, comme préalable, dire à partir de quoi et avec quoi l'on pensait.

Périodisation et corpus

Si, comme le soutient Erwin Panofsky, l'écriture gothique est l'expression gothique d'une certaine dialectique, si les analogies que l'on observe entre l'écriture et l'architecture – par exemple, la minuscule caroline et l'architecture romane ou les lettres bâtardes et le style gothique flamboyant – sont d'abord d'ordre intellectuel et résultent d'applications locales d'une « façon de raisonner qui se retrouve dans toutes les productions de l'esprit », l'histoire des états de la raison doit trouver pour et par elle-même sa périodisation. La distinction des « siècles » est secrètement travaillée par le rêve de l'âge d'or : c'est elle qui fait du xiie siècle un âge de renaissance et de promesses, du xiiie l'âge des synthèses et des réalisations (la Hochscholastik), du xive celui de la décadence et des dépérissements. Telle que nous la concevons, l'histoire est différentielle : elle doit multiplier les « sommets ». Les schèmes ternaires sont un leurre qui projette sur l'histoire notre conscience intime du temps. Si la distinction introduite par Lambert Marie De Rijk entre un haut Moyen Âge (480-1030), une période de « renouveau culturel » (1030-1200) et une « période des universités » (à partir de 1200) semble la moins nocive de toutes (nous la suivons d'ailleurs implicitement en axant notre présentation sur l'âge de l'Université), on peut aussi bien adopter une division binaire et distinguer avec J. Marenbon une Early Medieval d'une Later Medieval Philosophy ; l'important reste de pratiquer ce que De Rijk lui-même appelle « une division selon des points de vue variables ». Pareille méthode peut engendrer diverses réalisations : tout dépend du point de départ. On peut, comme nous l'avons fait ailleurs, choisir les disciplines philosophiques (logique, physique, métaphysique, psychologie, éthique) ; on peut aussi scruter les institutions d'enseignement ou les genres littéraires ; on peut enfin s'aider d'une typologie des sources du Moyen Âge occidental. En prenant pour objet les « façons de raisonner » d'Erwin Panofsky ou, ce qui revient au même, les « techniques intellectuelles » de Paul Vignaux, nous devons en fait emprunter à tout. La première question que dicte la méthode est donc fatalement celle des corpus : quels sont les textes qui ont sinon déterminé, du moins influencé les modes de pensée de l'homme médiéval ? La réponse est simple : la Bible et les philosophica. On ne saurait refaire ici l'histoire du texte médiéval des Écritures, il suffit d'en noter la pluralité. La Vetus latina n'est pas la Vulgate latine, et ni l'une ni l'autre ne recouvrent la moderne Bible de Jérusalem. Il y a là des problèmes de sémantique pure et des niveaux de canonicité, bref des questions de traductions, de titres et de corpus que l'on retrouve de toute manière dans la tradition philosophique. À s'en tenir au seul texte de la philosophie, on voit se dégager de multiples phénomènes. Aristote est connu ; Platon ne l'est pas ou ne l'est guère. Mais « Aristote » lui-même a une histoire qui nous dicte une périodisation. En effet, que ce soit en logique, en physique, en métaphysique ou en psychologie, il y a toujours deux temps forts : l'un, gréco-latin, qui continue l'Antiquité tardive, l'autre, gréco-arabe, qui en modifie le cours et correspond lui-même globalement au premier moment de la période des universités. L'âge gréco-latin est l'aetas boetiana, celui des traductions et des monographies de Boèce, sur le double front de la logique et de la théologie (De hebdomadibus, De Trinitate) ; c'est aussi par excellence l'âge du Timée, avec ses satellites : Calcidius et Macrobe. L'âge gréco-arabe est celui des traductions d'Alexandre d'Aphrodise (De intellectu et intellecto), d'al-Fārābī, d'al-Ghazālī, d'Avicenne et d'Averroès, celui aussi de la diffusion massive des savoirs arabes (du De aspectibus d'al-Kindī à la Perspectiva d'Alhazen). Ces deux moments de l'histoire de la pensée médiévale se distinguent donc d'abord en termes de culture et de langue, sur un fond continu de techniques exégétiques néoplatoniciennes où la basse latinité et la philosophie en terre d'islam vont toutes deux s'alimenter ; mais on peut traduire aussi ces différences en termes de régime mental.

Avant la période universitaire, la base textuelle du travail philosophique est passablement réduite ; et, comme il y a, somme toute, peu de chose à lire, la pensée est moins lisante que disputante. Quand, vers 1200, le monde latin est pour ainsi dire submergé de textes, la lecture vient au premier rang. Cependant, l'assimilation est si rapide que la dialectique reprend très vite ses droits. Criblé de questions, le référent textuel éclate dans une multiplicité de dialogues réglés. C'est de cette mise en crise des textes, de cette singulière méthode de dramatisation du livre, obstinément pratiquée dès les années 1230, que naît la seconde période universitaire, celle où le fonctionnement même du rituel académique, avec sa hiérarchie d'épreuves qualifiantes (les disputationes ordinaires) ou glorifiantes (les questions « quodlibétiques »), ses contraintes, mais aussi ses marges, engendre de nouveaux modes de pensée, détachés de toute lettre, lancés et relancés pour eux-mêmes, explorés jusqu'au vertige, bouclant d'un nouveau savoir une multiplicité de pratiques devenues à elles-mêmes objet de réflexion. C'est cet âge de la dialectisation absolue, l'âge des sophismata, où d'instrument (logica utens) la raison dialectique devient enseignement (logica docens), qui voit précisément se former les logiques nouvelles, que l'on dirait aujourd'hui épistémiques, déontiques, temporelles ; c'est lui qui voit l'apparition du raisonnement imaginaire (secundum imaginationem), cette variété médiévale de l'« expérience de pensée » ; c'est lui, enfin, qui fait définitivement entrer l'infini ou mieux les infinis théologiques dans le champ de la métaphysique. L'Université est devenue son propre corpus.

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Si l'on ne peut massivement opposer un âge de la lecture à un âge de la dispute, puisque d'un bout à l'autre du Moyen Âge l'oral habite l'écrit, il faut pour cette raison même décrire la pratique médiévale de la lecture. Il y a une culture du livre, une économie du texte. Dire que le Moyen Âge est par excellence l'époque de l'auctoritas, c'est ne rien dire tant que l'on n'a pas défini le mode d'existence du texte autoritaire. Il est vrai que les médiévaux se plaisent à citer. Mais la citation n'est pas qu'une technique d'argumentation, elle est d'abord un état de textualité. La distinction entre les authentica et les magistralia est souvent flottante : beaucoup d'autorités sont des adages scolaires qui peuvent recouvrir de subtils montages – visant une manipulation silencieuse – ou résulter d'adaptations hâtives tendant à fondre l'inconnu dans le connu. Quant à la référence qui individualise une pensée en assignant un passage, le moins que l'on puisse dire est qu'elle ne correspond pas à nos propres canons. Là où nous écririons aujourd'hui : « Cf. Aristote, Sophistici elenchi, 8, 169b18-20 ; transl. Boethii, Dod, p. 19, 11-13 », un maître du xiiie siècle se contente d'un Hos enim vult Aristoteles in libro Elenchorum in septimo capitulo quoniam autem habemus..., à savoir d'un numéro de chapitre exprimant un certain découpage (qui n'est plus le nôtre) et d'un lemme, un incipit, si vague que les trois termes qui le composent (quoniam autem habemus) reviennent deux fois à quelques lignes de distance (169b18-19 et 169b30). Que dire, sinon que le texte médiéval dépend essentiellement de son utilisateur, que sa présentation même suppose une mémoire externe qui le porte et le complète ? Pour comprendre la pensée lisante, il nous faut donc intégrer les conditions que lui impose la technique médiévale du livre. Si la pensée qui lit est actualisation d'une forme, il nous faut décrire les conditions de son regard.

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  • : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval

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