HAGIOGRAPHIE
À l'extrémité de l'historiographie, comme sa tentation et sa trahison, il existe un autre discours. On peut le caractériser de quelques traits qui ont seulement pour objet ici de le situer dans un voisinage, comme le corpus d'une différence. Essentiellement, il illustre une signification acquise, alors qu'il prétend ne traiter que d'actions, Acta, Res gestae. Sulpice Sévère, dans sa Vita Sancti Martini, tient pour fondamentale l'opposition res, non verba – des choses et non des mots. Or les « faits » sont plutôt des signifiants au service d'une vérité qui construit leur organisation en « édifiant » sa manifestation. Les res sont les verba dont le discours fait le culte d'un sens reçu. Il semble que, de l'histoire, s'exorbite la fonction didactique et épiphanique.
L'hagiographie est un genre littéraire qu'au xviie siècle on appelait aussi l'hagiologie ou l'hagiologique. Comme le père Delehaye le précisait en 1905 dans un ouvrage qui a fait date, Les Légendes hagiographiques, elle privilégie les acteurs du sacré (les saints) et elle vise l'édification (une « exemplarité ») : « Il faudra donc, écrivait l'auteur, réserver ce nom à tout monument écrit inspiré par le culte des saints et destiné à le promouvoir. » De ce « monument », la rhétorique est saturée de sens, mais du même sens. C'est un tombeau tautologique.
Un certain nombre de points de vue sont trop étroits. L'hagiographie chrétienne (qui sera seule évoquée dans cet article) n'est pas limitée à l'Antiquité ou au Moyen Âge, même si, depuis le xviie siècle, elle a été trop étudiée sous l'angle de la critique historique et d'un retour aux sources, et, de ce fait, rangée avec la légende dans les temps d'une pré-historiographie ancienne, pour réserver à la période moderne le privilège des biographies scientifiques. Il est impossible aussi de ne la considérer qu'en fonction de l' « authenticité » ou de la « valeur historique » : ce serait soumettre un genre littéraire à la loi d'un autre – l'historiographie – et démanteler un type propre de discours pour n'en retenir que ce qu'il n'est pas.
Comme la Vie de saint Martin (l'un de ses prototypes anciens), la « vie de saint » est « la cristallisation littéraire des perceptions d'une conscience collective » (Jacques Fontaine). D'un point de vue historique et sociologique, il faut retracer les étapes, analyser le fonctionnement et préciser la situation culturelle de cette littérature. Mais le document hagiographique se caractérise aussi par une organisation textuelle où se déploient les possibilités impliquées par le titre jadis donné à ce type de récit : acta ou, plus tard, acta sanctorum. De ce deuxième point de vue, la combinaison des actes, des lieux et des thèmes indique une structure propre qui se réfère non pas essentiellement à « ce qui s'est passé », comme le fait l'histoire, mais à « ce qui est exemplaire ». Les res gestae ne constituent qu'un lexique. Chaque « vie de saint » est plutôt à considérer comme un système qui organise une manifestation grâce à une combinaison topologique de « vertus » et de « miracles ».
Histoire et sociologie
Jalons pour une histoire
Née avec les calendriers liturgiques et la commémoraison des martyrs aux lieux de leurs tombeaux, l'hagiographie s'intéresse moins, durant les premiers siècles (de 150 à 350 environ), à la vie qu'à la mort du témoin. Une deuxième étape s'ouvre avec les Vies : celles des ascètes du désert (cf. la Vie de saint Antoine par Athanase) et, d'autre part, celles de « confesseurs » et d'évêques – Vies de saint Cyprien († 258), de saint Grégoire le Thaumaturge († vers 270) ou de saint Martin de Tours par Sulpice Sévère. Suit un grand essor de l'hagiographie, où les fondateurs d'ordres et les mystiques occupent une place croissante. Ce n'est plus la mort, mais la vie, qui fonde. D'abord chez les Grecs (Siméon le Métaphraste au xe siècle), puis dans l'Occident médiéval (la « Légende dorée » de Jacques de Voragine au xiiie siècle n'est que le cas le plus fameux), se multiplient alors des compilations plus récapitulatives et cycliques, affectées de titres anciens dont elles changent le sens : Ménologe, Catalogus sanctorum, Sanctilogium, Legendarium, etc. Tout au long de ce développement, se distinguent la Vie destinée à l'office liturgique (de type plus officiel et clérical) et la Vie destinée au peuple (type plus lié aux sermonnaires, aux récits des jongleurs, etc.).
En 1643, la publication à Anvers du premier volume des Acta sanctorum par les jésuites Bolland et Henskens (ou « Henschenius ») marque un tournant : premier en date des travaux que vont éditer les Bollandistes (en particulier Daniel Papebroch, le plus célèbre de cette « Commune » érudite), ce volume résulte du projet que le père Rosweyde avait conçu près d'un demi-siècle avant. Il introduit la critique dans l'hagiographie. Recherche systématique des manuscrits, classification des sources, mutation du texte en document, privilège accordé au « fait » si minuscule soit-il, passage discret de la vérité dogmatique à une vérité historique qui a en elle-même sa propre fin, chasse que définit déjà, paradoxalement, « non la découverte du vrai, mais celle du faux » (E. Cassirer) : ces principes définissent le travail collectif d'une équipe qui s'inscrit elle-même dans une internationale de l'érudition par un réseau de correspondances et de voyages, moyens d'informations et de contrôles réciproques. Ainsi se forme, sur cette infrastructure sociale, un communis eruditorum consensus. Désormais, dans la classification des ouvrages religieux, « les vies de saints, générales et particulières, sont une grande partie de l' histoire ecclésiastique » (Table universelle des auteurs ecclésiastiques, 1704).
Du fait que la sélection érudite retient seulement des documents ce qu'ils ont de « sincère » ou de « véritable », l'hagiographie non critique, qui reste la plus importante, s'isole. Un clivage s'opère. D'une part, « l'austérité » qu'en matière liturgique les prêtres et les théologiens ont toujours opposée à la folklorisation populaire se mue en « exactitude » historique, forme nouvelle du culte par lequel des clercs tiennent le peuple dans la vérité. D'autre part, de la rhétorique des sermons sur les saints on passe à une littérature « dévote », qui cultive l'affectif et l'extraordinaire. Le fossé entre les « Biographies » savantes et les « Vies » édifiantes s'élargit. Les premières sont critiques, moins nombreuses et traitent de saints plus anciens, c'est-à-dire également relatifs à une pureté primitive du vrai et à un privilège élitiste du savoir. Les secondes, comme mille « Fleurs des saints » populaires, sont très répandues, et consacrées plutôt à des contemporains morts « en odeur de sainteté ». Au xxe siècle, d'autres personnages, ceux de la politique, du crime ou de l'amour, prennent le relais des « saints », mais entre les deux séries le clivage se maintient.
Un document sociologique
La vie de saint s'inscrit dans la vie d'un groupe, Église ou communauté. Elle suppose que le groupe a déjà une existence. Mais elle représente la conscience qu'il a de lui-même en associant une figure à un lieu. Un producteur (martyr, saint patronyme, fondateur d'une abbaye, d'un ordre ou d'une Église) est donné à un site (le tombeau, l'église, le monastère), qui devient ainsi une fondation, le produit et le signe d'une advenue. Le texte implique aussi un réseau de supports (transmission orale, manuscrite ou imprimée) dont il arrête, à un moment donné, le développement indéfini. Dans la dynamique de la prolifération et de la dissémination sociales, il fixe une étape. Aux fuites et à la « perte » dont se paie la diffusion, il répond par la clôture d'une mise en scène, qui circonscrit ou rectifie le mouvement des convictions en marche (progrès de la dévotion pour les premiers martyrs ou de celle qui amplifie les miracles du padre Pio). À cet égard, il a une double fonction de découpage. Il distingue un temps et un lieu du groupe.
D'une part, la « vie de saint » articule deux mouvements apparemment contraires. Elle assure une distance par rapport aux origines (une communauté déjà constituée se distingue de son passé grâce à l'écart que constitue la représentation de ce passé). Mais par ailleurs un retour aux origines permet de reconstituer une unité au moment où, en se développant, le groupe risque de se disperser. Ainsi le souvenir (objet dont la construction est liée à la disparition des commencements) se combine à l'« édification » productrice d'une image destinée à protéger le groupe contre sa dispersion. Ainsi se dit un moment de la collectivité partagée entre ce qu'elle perd et ce qu'elle crée. La série des vies de Pakhôme ou de François d'Assise atteste à la fois des états et des programmes différents, proportionnés à une distanciation du passé et à la réaction présente qu'elle suscite.
D'autre part, la vie de saint indique le rapport que le groupe entretient avec d'autres groupes. Ainsi le « martyre » prédomine là où la communauté est plus marginale, confrontée à une menace de mort, alors que la « vertu » représente une église établie, épiphanie de l'ordre social dans lequel elle s'inscrit. Révélateurs, aussi, de ce point de vue, le récit des combats du héros avec les figures sociales du diable ; ou le caractère soit polémique soit parénétique du discours hagiographique ; ou le noircissement du décor sur lequel le saint se détache par des miracles plus fortement marqués ; ou la structure soit binaire (conflictuelle, antinomique) soit ternaire (médiatisée et « en équilibre ») de l'espace où les acteurs sont disposés.
Il y a aussi une sociologie historique du héros. Ainsi, le martyr est la figure dominante dans les commencements de l'Église catholique (les Passions), protestante (les martyrologes de Rabe, de Foxe, de Crespin), ou, à un moindre degré, camisarde, etc. Puis viennent les confesseurs (au ive siècle, chez les Syriens ou en Gaule avec saint Martin) qui doublent et finalement relayent les martyrs : soit l'ermite qui est encore un combattant (mais au désert et avec le diable) et déjà un fondateur, soit le pasteur (l'évêque ou l'abbé restaurateur d'une communauté). On passe ensuite aux hommes de vertus (avec une prédominance des religieux sur les prêtres et les laïcs) ; les femmes suivent, assez tardivement (époque mérovingienne, si l'on s'en tient aux canonisées) et en petit nombre, mais en avance sur la troupe plus mince encore des enfants.
Une fonction de « vacance »
Dans la communauté chrétienne et dès les premiers temps, l'hagiographie se distingue globalement d'un autre type de texte, les « livres canoniques » que constituent essentiellement les Écritures. Dans sa Vie (ve siècle), il nous est dit de Mélanie qu'une fois « rassasiée » des livres canoniques ou des recueils d'homélies, « elle parcourait les vies des Pères comme par manière de dessert ». La vie des saints apporte à la communauté un élément festif. Elle se situe du côté de la détente et du loisir. Elle correspond à un « temps libre », lieu mis à part, ouverture « spirituelle » et contemplative. Elle ne se trouve pas du côté de l'instruction, de la norme pédagogique, du dogme. Elle « divertit ». À la différence des textes qu'il faut croire ou pratiquer, elle oscille entre le croyable et l'incroyable, elle propose ce qu'il est loisible de penser ou faire. Sous ces deux aspects, elle crée, hors du temps et de la règle, un espace de « vacance » et de possibilités neuves.
L'usage de l'hagiographie correspond à son contenu. Dans la lecture, elle est le loisir distingué du travail. On la lit pendant les repas, ou quand les moines se récréent. Durant l'année, elle intervient aux jours de fête. Elle se raconte aux lieux de pèlerinage ou s'écoute aux heures de liberté.
Sous ces divers aspects, le texte coupe d'imaginaire la rigueur du temps ; il réintroduit le répétitif et le cyclique dans la linéarité du travail. En montrant comment, par un saint (une exception), l'histoire s'est ouverte à la « puissance de Dieu », il crée une place où le même et le loisir se rejoignent. Cette place exceptée ouvre à chaque lecteur la possibilité d'un sens qui est à la fois l'ailleurs et l'immuable. L'extraordinaire et le possible s'appuient l'un l'autre pour construire la fiction ici mise au service de l'exemplaire. Cette combinaison en la forme d'un récit joue une fonction de « gratuité » qui se retrouve également dans le texte et dans son mode d'emploi. C'est une poétique du sens. Elle n'est pas réductible à une exactitude des faits ou de la doctrine sans détruire le genre même qui énonce. Sous les espèces d'une exception et d'un écart (c'est-à-dire par la métaphore d'un cas particulier), le discours crée une liberté par rapport au temps quotidien, collectif ou individuel, mais c'est un non-lieu.
Une littérature populaire ?
La plus ancienne mention d'un hagiographe dans la littérature chrétienne ecclésiastique est une condamnation : l'auteur (un prêtre) fut dégradé pour avoir commis un apocryphe. L'orthodoxie réprime la fiction. Le décret Gélasien (qu'on a pu appeler le premier Index de l'Église de Rome) fait une large place à l'interdiction de Gestes de martyrs. Aussi l'hagiographie n'est-elle entrée dans la littérature ecclésiastique que par effraction, ou par la petite porte. Elle s'insinue dans l'ordre d'une cléricature ; elle n'en fait pas partie. Les « Passions des martyrs » ne sont introduites que très tardivement (viiie siècle) et avec beaucoup de réticence, dans la liturgie romaine. Il en ira de même pour l'Église grecque où l'hagiographie se développe pourtant beaucoup plus vite et, à partir du ixe siècle, souvent chez les laïcs. Les mêmes réserves se retrouvent au xvie siècle, aux origines des Églises protestantes et plus encore, au xviiie siècle, dans l'administration ecclésiastique catholique mobilisée contre ces « légendes » et « superstitions » par une chasse aux sorcières. Ultérieurement, l'État prendra le relais des juridictions ecclésiastiques. Ainsi, entre mille autres, la censure ministérielle qui, à Paris, en mai 1811, frappe un recueil des « merveilles » opérées à Notre-Dame de Laus : « C'est servir l'Église, dit le censeur, que d'empêcher que des croyances sans authenticité deviennent un sujet de dérision » (Paris, Arch. nat., fo 18, I, 149).
Pour reprendre les termes qu'emploie Du Cange (1665), de « légitimes censeurs » se dressent constamment contre « la dévotion des peuples ». De tout temps comme au xviie siècle, les « hommes doctes » s'opposent à la « fausse créance » des peuples et la rangent avec « la barbarie des siècles passés » (A. Godeau, 1681). L'hagiographie serait la région où pullulent, localisés à la même place et condamnés ensemble, le faux, le populaire et l'archaïque.
Cette censure est le fait de clercs (quand ils ne sont pas religieux, ils sont politiques), mais elle obéit à des critères différents selon les époques. La norme au nom de laquelle on exclut la « légende » varie. Aux origines, elle est surtout liturgique. Puis elle est de type dogmatique. À partir du xviie siècle, elle a une forme plus historique : l'érudition impose une définition nouvelle de ce qui est « vrai » ou « authentique ». Au xixe siècle, elle prend une allure plus morale : au goût de l'extraordinaire, perte de sens et perte de temps, s'oppose un ordre lié au mérite du travail, à l'utilité des valeurs libérales, à une classification selon les vertus familiales. Elle se réfère aussi à une normalité psychologique : alors dans un « monde » qui doit être « malade », le saint doit se distinguer par son « équilibre » qui l'aligne, exemplaire, sur le code établi par de nouveaux clercs.
Chaque fois appuyée sur les règles qui caractérisent un statut de la société ecclésiastique, la censure cléricale extrait de la masse de la littérature hagiographique une part « conforme » à une norme du savoir : cette part sera canonique et canonisable. Le reste, qui est le principal, est jugé sévèrement, mais toléré cependant à cause de son utilité pour le peuple. Cette littérature « hérétique » est tour à tour destinée au peuple par des clercs (auteurs ou utilisateurs de tant de vies édifiantes) et récusée au titre des erreurs qui proviennent de l'ignorance populaire. Ainsi naît le problème à double face d'une littérature « populaire » : produit d'une élite ou effet de ce que celle-ci élimine ? L'hagiographie est entrée depuis cent ans dans le folklore ; là, elle se voit souvent affecter le privilège de représenter un fonds de l'homme dont une élite de savants, folkloristes ou ethnologues, serait l'interprète et la conscience. Mais ce travail n'est-il pas voué à éliminer ce que l'hagiographie est censée représenter, et donc à perdre ce qu'il vise ?
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Écrit par
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