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MOYEN ÂGE La pensée médiévale

La grande chaîne de la lumière

Signe d'une diversité interne aux esprits et marque d'un incessant travail de la pensée sur elle-même, c'est à l'un des derniers traducteurs médiévaux de Denys l'Aréopagite, Robert Grosseteste, évêque de Lincoln, que l'on doit le passage d'une symbolique à une physique de la lumière. Les traités De luce, De lineis, angulis et figuris, De iride produits par ce maître d'Oxford ne font pas qu'inaugurer un genre que fréquenteront les plus grands esprits du siècle (comme en témoignent la Perspectiva de Witelo, le De multiplicatione specierum de Roger Bacon, le De iride de Dietrich de Freiberg ou la Perspectiva communis de Jean Pecham) ; ils élèvent l'optique, la « perspective », au rang de paradigme scientifique dominant. Il ne s'agit plus ici d'allégorie ni de métaphysique ni d'esthétique, mais d'une véritable explication du réel qui les dépasse et les fonde à la fois. À son tour, le théoricien de l'optique ne fait pas que déterminer les propriétés essentielles de la lumière : l'autodiffusion ou « multiplication » de soi ou la propagation instantanée ; il propose une description géométrique de la nature déterminant la relation des causes naturelles à leurs effets par le seul moyen « des lignes, des angles et des figures ». Cette théorie de la causalité efficiente ne donne pas une image du réel, elle le construit par la généralisation d'un modèle : celui de la multiplication de l'« espèce » visible. La multiplication des espèces visibles est l'exemple privilégié, parce qu'observable ou supposé tel, d'une multiplication universelle qui regarde toute cause efficiente. Engendrées et multipliées par l'objet, les espèces visibles en transportent les accidents à travers le médium qui leur sert de substance, jusqu'à ce que, par multiplications successives, elles arrivent à l'œil où elles viennent s'« imprimer », puis, toujours par le même processus, continuent leur trajet dans le nerf optique jusqu'aux cavités (cellae) du cerveau.

Tout dans cette théorie de la perception sensible peut nous sembler sinon inconciliable du moins sans rapport évident avec la théorie sémiotique du signe et avec la caractérisation aristotélicienne de la pensée comme mouvement. Les trois pourtant se rencontrent chez un Roger Bacon, ce qui fera époque et mérite donc en tant que tel d'être considéré. Ce n'est pourtant pas là ce que l'historien doit « laisser voir » : c'est la cause de cette rencontre. Or, et c'est là décisif, si la théorie de la vision noue tout à coup sous le magistère théorique de l'optique les données apparemment éparses de la psychologie, de la physiologie, de la physique et de la sémantique, c'est qu'une rencontre, on dirait mieux une fusion, de sources textuelles et de ressources terminologiques s'est silencieusement opérée. L'innovation vient ici de la lecture, du Texte et de la traduction ; ce n'est pas le fruit d'une investigation expérimentale, mais le résultat d'un phénomène d'acculturation.

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval

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