ART COLONIAL
Après avoir tracé à la fin du xve siècle les voies maritimes vers les Amériques et l'Asie, l'Espagne et le Portugal ont constitué des empires coloniaux, suivis au xviie siècle par la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas. Plus tard encore d'autres pays européens comme la Belgique, l'Allemagne ou l'Italie ont tenté d'établir, mais à une moindre échelle, des colonies.
Cette expansion de l'Europe dans le monde a eu de nombreuses conséquences pour les pays colonisés ; dans le domaine de la civilisation, et plus particulièrement de l'art, est apparu sous les formes les plus diverses et dans les genres les plus variés ce que l'on appelle aujourd'hui l'art colonial.
Jusqu'aux années 1970, peu d'études systématiques se sont attachées à analyser un art considéré alors soit comme trop marginal par rapport à l'art occidental, soit comme un sujet trop sensible vis-à-vis des anciennes colonies. Aujourd'hui pourtant ces dernières commencent à écrire leur propre histoire nationale en y intégrant la richesse d'un patrimoine architectural et artistique né de longs échanges avec l'Europe.
Amérique latine
Pendant plus de trois cents ans, du début du xvie au début du xixe siècle, l'Espagne et le Portugal régnèrent sur la plus grande partie du continent américain ainsi que sur d'importantes possessions en Orient. Dans ce Nouveau Monde, essentiellement organisé en vice-royautés, un urbanisme dynamique se développa sur les cendres des civilisations précolombiennes américaines ou d'anciens royaumes maritimes indo-malais (Goa, Philippines). Ces villes nouvelles, où furent créées d'intéressantes typologies urbaines comme les plazas mayores ou les palais des vice-rois, engendrèrent à leur tour une importante activité artistique, tournée essentiellement vers l'art religieux. Tout en s'inspirant des modèles venus du Vieux Continent et en suivant leur évolution, la création artistique sut assimiler les spécificités locales et privilégier ses goûts propres, comme le décor prolifique ou l'image dévote. L'accession à l'indépendance – au début du xixe siècle pour les nations d'Amérique latine, plus tardivement pour les colonies d'Asie – a permis à des expressions plus autochtones de la vie artistique de voir le jour.
Des villes neuves idéales
La ville était puissante parce qu'elle abritait les pouvoirs politique et religieux : en 1535, Mexico devint la capitale de la vice-royauté de Nouvelle-Espagne qui allait englober l'actuelle Amérique centrale et gouverner aussi les lointaines Philippines ; en 1542, Lima fut consacrée capitale de la vice-royauté du Pérou qui couvrait toute l'Amérique andine et qui, au xviiie siècle, fut partagée avec les vice-royautés de Nouvelle-Grenade et de La Plata. Une structure administrative très élaborée donna à chaque ville, de la capitale à la comandancia (commanderie), des attributions et une structure ratifiées par Les Ordonnances de nouveau peuplement (1573). Contemporaine de la Renaissance, cette colonisation s'inspirait des réflexions sur l'Antiquité et des modèles récents de villes neuves pour concevoir un urbanisme réticulaire rigoureux juxtaposant parfois le plan en damier aux constructions pré-hispaniques. Chaque ville possède un « centre civique », la plaza mayor, souvent orné d'arcades : il abrite l'église principale, le siège de l'administration royale et sert souvent de marché. Ce type d'ordonnance fut, avec les variantes imposées par l'évangélisation, repris dans les « réductions », missionsjésuites qui regroupaient les populations indiennes. Parmi les meilleurs exemples d'urbanisme hispano-américain, citons Cuzco (Pérou), bâti comme Mexico sur un site urbain précolombien, Antigua, capitainerie du Guatemala ou Puebla de Los Angeles au Mexique. La rigueur théorique de cet urbanisme s'accommoda souvent du site ou des traditions indiennes, ce qui explique les rues tortueuses de La Havane (Cuba) ou les rues-escaliers de Cuzco.
Au Brésil, la colonisation portugaise ne toucha pendant longtemps que les côtes, imposant un urbanisme défensif qui, sauf à Salvador de Bahia, laissa pourtant s'implanter un tissu urbain anarchique regroupé autour de rossios (terrains publics non construits). Le plan hispanique ne s'imposa qu'au xviiie siècle, grâce aux ingénieurs militaires (São Luiz de Paraitinga), tandis que l'urbanisme des villes de l'État de Minas Gerais, enrichi par la production aurifère, témoigne du même goût de la scénographie que son architecture (Ouro Preto).
L'architecture religieuse de l'évangélisation
Les liens étroits entre la colonisation et l'évangélisation, qui se développa au moment où le concile de Trente (1545-1563) renforçait les pouvoirs et les devoirs de l'évêque, entraînèrent au xvie siècle deux types très différents d'architecture religieuse : la cathédrale, siège de l'évêché reflétait d'autant plus les concepts artistiques de la Péninsule que son architecte en était souvent originaire. La première cathédrale, celle de Saint-Domingue (1520-1540), est inspirée du plan gothique traditionnel de la région de Séville, tout comme celle de Goa ressemble au dernier gothique portugais. Puis s'imposa le plan en « halle » avec colonnes, qui triomphait alors en Andalousie avec les constructions de Diego de Siloé et de Andrés de Vandelvira : dans la cathédrale de Mérida (Yucatán, Mexique), construite par des Andalous, les travées sont rythmées par des voûtes sur pendentifs ou des coupoles à caissons selon le meilleur langage classique de la Péninsule. Venu d'Estrémadure, Francisco Becerra conçut pour les cathédrales de Puebla (Mexique), Lima et Cuzco (Pérou) de sobres plans – halles avec piliers et entablements. D'une certaine manière, cette architecture s'intègre donc aux expériences de la Renaissance européenne.
Mais l'évangélisation était surtout le fait des ordres réguliers : l'architecture de Quito (Équateur), ville fondée en 1534, témoigne dans le tissu urbain même, du rôle prépondérant, dès le xvie siècle, des franciscains, dominicains et augustins, rejoints plus tard par les jésuites. La structure conventuelle traditionnelle dut être adaptée aux nécessités du catéchuménat – et donc à l'entrée progressive à l'intérieur de l'église comme au grand nombre de fidèles – par la création, face au bâtiment, d'un vaste atrium. Servant aux processions, ce dernier était flanqué de capillas posas (chapelle-reposoir) dans les angles et comprenait aussi une chapelle dont la façade était totalement ouverte, où se tenaient les prêtres pour célébrer la messe en plein air. Construits par des maîtres maçons européens assistés d'artisans indigènes, ces édifices présentent des caractères hétéroclites qui façonnent leur spécificité : dessinée par Jodoco Ricke, franciscain d'origine flamande, et construite par le maçon péruvien Jorge de la Cruz Mitima, la façade de l'église San Francisco de Quito transforme, par ses jeux de bossages et de pointes de diamant, un portail dont le modèle figure dans le Traité de Vignole, tandis que l'escalier la reliant à l'atrium (ce dernier plus grand que la plaza mayor de la ville) reprend une gravure de Serlio représentant l'exèdre du Belvédère, au Vatican. Au couvent San Andrés de Huejotzingo (Mexique), la structure et les motifs décoratifs des capillas posas, à couverture pyramidale, viennent du répertoire de l'art plateresque espagnol mais sont traités dans une facture aplatie et schématisée, typique de l'art indien. Rares sont les sujets décoratifs d'origine indigène : quelques chats-tigres, des Indiens en atlantes sur la façade d'un monastère à Yuriria (1550, Mexique). En revanche, l'habileté des Indiens dans le travail du bois et les contraintes de construction imposées par de fréquents tremblements de terre ont permis un développement autonome de grande qualité de la technique mudéjare des plafonds à entrelacs qui reculait alors en Espagne devant les voûtes maçonnées : les charpentes de San Francisco à Tlaxcala (Mexique, fin du xviie siècle) ou de Santo Domingo à Quito (Équateur, début du xviie siècle) témoignent de cette vitalité.
Les souvenirs occidentaux dans la peinture et la sculpture coloniale
La peinture religieuse et décorative a exprimé plus tardivement ce syncrétisme : elle touchait pourtant des peuples habiles à manier les couleurs et à représenter des histoires pour lequel les religieux fondèrent, à Mexico par exemple, des écoles de peinture. Le maniérisme tardif imposé en Nouvelle-Espagne par des maîtres venus de Séville, de Flandres – ainsi Simon Peyrens (1566-1603), qui décora la chapelle du Pardon dans la cathédrale de Mexico (in situ) – ou d'Italie – Bernardo Bitti et Angelo Medoro au Pérou – se prolongea d'autant plus que les maîtres de la seconde génération, éloignés des modèles directs du monde occidental, recouraient constamment à la gravure : dans le cloître du couvent San Agustín de Quito, Miguel de Santiago, peintre métis, reproduisit les gravures de Schelte a Bolswert sur la vie de saint Augustin. Cependant, quelques envois directs d'œuvres sévillanes – de Zurbarán d'abord mais aussi de Murillo ou même du sculpteur Martínez Montañés – donnèrent un nouvel élan à l'art qu'incarne surtout le peintre mexicain Miguel Cabrera, 1695-1768 (Portrait de sœur Juana Inés de la Cruz, 1750, Museo nacional de historia, Mexico). Au Pérou, l'« école de Cuzco » produisait des œuvres plus naïves, œuvres de dévotions plus spécifiques, dont l'éclat et la finesse des coloris font tout le charme. À Cuzco comme à Quito d'importants ateliers de sculpture polychrome se développèrent au xviiie siècle : les Vierges de l'Indien Tomás Tairu à Cuzco, les figures de crèche de Capiscara et les Vierges immaculées de Legarda à Quito se rapprochent, par leur élégance et leur sens du mouvement, du stylerococo occidental.
Baroque de décor en Nouvelle-Espagne
Alors que les conditions climatiques et financières imposaient des gros œuvres assez simples, le talent des sculpteurs sur bois et sur pierre uni au goût indien pour l'abondance décorative donnèrent au baroque colonial, qui se développa à partir de la fin du xviie siècle, des caractères bien spécifiques, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des édifices, de vastes retables sculptés, utilisant la polychromie des matériaux locaux masquèrent les structures. Au Mexique, de vertigineux imafrontes (partie centrale des façades d'église, généralement enserrée entre deux avant-corps) dont l'élan est prolongé par le décor des clochers (San Francisco Javier de Tepozotlan, vers 1680 ; sanctuaire d'Ocotlán, xviiie siècle) recouvrent entièrement les façades. Des colonnes salomoniques (colonne torse dont le fût est contourné en hélice) ou des estipites (pilastre en forme de pyramide inversé) peuplés de petites sculptures en ronde bosse scandent les retables de bois doré qui ferment les absides sur toute leur hauteur (Retable des rois dans la cathédrale de Mexico par Gerónimo Balbas, 1728-1737 ; retable de l'église de la Compañía à Quito, vers 1745). Seul le tracé multilinéaire des arcs des patios (université San Carlos, Antigua) témoigne de cette fantaisie dans l'architecture civile.
Baroque de structure au Brésil
Au cours du xviiie siècle, l'exploitation de l'or et des diamants entraîna un développement économique rapide symbolisé par la nouvelle capitale du Brésil, Rio, et par l'urbanisation du Minas Gerais (région des mines générales). Landi, d'origine italienne, et José Pereira dos Santos y conçurent des églises dont l'invention structurale rivalise avec les plus brillantes créations européennes du xviiie siècle : à Nossa Senhora do Rosario (Ouro Preto) ou à São Pedro dos Clérigos (Mariana), la combinaison des ellipses, d'influence italienne, s'adapte à la tradition portugaise du couloir de circulation qui enserre l'édifice. La pureté des volumes est soulignée par l'ondulation des murs extérieurs et par les encadrements de pierre qui, comme dans l'architecture civile (Casa dos Contos), animent les parois de crépi servant à masquer la pauvreté des matériaux. Elle contraste avec l'exubérance des décors intérieurs qui unissent la fresque et les retables de bois doré. Sculpteur de bois comme de pierre, architecte, le métis Antonio Lisboa dit Aleijadinho (env. 1730-1814) apporta avec São Francisco de Assis (Ouro Preto) et les prophètes en ronde bosse de la terrasse du Bom Jesus de Matozinhos (Congonhas do Campo) la preuve que le génie indigène, avec sa vitalité et son sens de l'émotion, avait enrichi les modèles européens.
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Écrit par
- Véronique GERARD-POWELL : maître de conférences en histoire de l'art moderne à l'université de Paris-IV-Sorbonne
- Alexis SORNIN : doctorant au département d'histoire de l'art et de l'architecture à l'université Harvard, Cambridge, Massachusetts (États-Unis)
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Voir aussi
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- COMPAGNIES DE COMMERCE MARITIME
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