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SHAKESPEARE WILLIAM (1564-1616)

Poèmes et sonnets

Certains critiques affirment volontiers que la fermeture des théâtres pendant les terribles épidémies de peste qui ravagèrent Londres en 1592-1593 incita un Shakespeare désœuvré à s'adonner à une poésie autre que dramatique. Mais peut-on oublier que les dernières années du xvie siècle furent une époque d'intense activité littéraire, où l'expression poétique tenait la plus large part ? Londres fourmille alors de poètes précieux ou érotiques, savants ou passionnés, qui cultivent l'élégie, la légende, le mythe, le sonnet ou la satire, qu'inspirent les amoristes latins ou italiens (Ovide et Pétrarque) et qui rivalisent d'ingéniosité dans l'invention et le bonheur verbal. Spenser, Marlowe, sir Philip Sidney, Daniel, Drayton et tant d'autres entraînent le siècle dans un tourbillon poétique inouï. Shakespeare n'a aucun effort à faire pour céder à la tentation. Il fréquente la société cultivée, il a des amis chez les aristocrates, et c'est pour eux qu'il écrit ses poèmes, Vénus et Adonis (Venus and Adonis, 1593) et Le Viol de Lucrèce (TheRape of Lucrece,1594) dédiés au Très Honorable Henry Wriothesley, comte de Southampton.

Ces deux poèmes, dont l'un a mille deux cents vers et l'autre près de deux mille, sont des joyaux du genre.

Vénus et Adonis s'inscrit dans la tradition ovidéenne, l'Ovide des Métamorphoses et des amours divinisées, tout comme Héro et Léandre (1598) de Marlowe, et bien d'autres poèmes narratifs qui mettent au service de la sensualité la grâce des images décoratives et les suavités d'une langue mélodieuse. Ici, c'est l'histoire classique d'un Adonis frigide poursuivi par une Vénus lascive, acharnée à la possession d'une beauté qui se dérobe et finalement se perd. C'est l'affrontement de la volupté et de la chasteté, du désir et de la frustration, de la pudeur et de la frénésie amoureuse. Poésie d'apparat, aux belles retombées, artifices voluptueux, lyrisme aguichant et glacé, voilà un poème qui proclame la virtuosité littéraire plus que l'expérience personnelle : Shakespeare, dans sa dédicace, l'appelle “the first heir of my invention” (« le premier-né de mon imagination »). Cette modestie dissimule mal la splendeur des nus : on songe à l'Allégorie de la passion de Bronzino.

Le Viol de Lucrèce est un poème moins gratuit, et pourtant moins réussi. La strophe du récit, d'abord, chemine avec la majesté de la « rime royale » (strophe de sept vers en pentamètres iambiques ABABBCC, inventée par Chaucer), plus lourdement toutefois que l'allègre stance de six vers de Vénus et Adonis. Le sujet reste la chasteté, mais la chasteté-vertu que force le désir criminel. L'appel des sens n'est plus le jeu exquis des attouchements divins, mais l'âpre luxure qui convoite une proie pour la meurtrir dans la possession. Aux sous-bois complices succèdent les ténèbres étouffantes et le rougeoiement des torches. Nous sommes chez Georges de La Tour et non chez Botticelli. En outre, plus qu'une stylisation, ce poème révèle un tempérament dramatique, et peut-être prépare-t-il l’écrivain à sa grande période tragique.

Les Sonnetsenfin, parus en 1609 (peut-être sans l'autorisation de l'auteur), mais écrits au cours de plusieurs années (certains étaient connus dès 1598, et deux avaient paru en 1599) posent de tout autres problèmes.

Certes, Shakespeare cède à la vogue du sonnet amoureux qui fait rage sur la fin du siècle à la suite du célèbre recueil Astrophel et Stella (1591) de sir Philip Sidney. Les poètes idolâtrent leur dame aux avatars divers avec des styles variés qui flirtent avec le pétrarquisme ou la poésie métaphysique, et visent tous au haut prestige de la préciosité. Le paradoxe des Sonnetsde Shakespeare,[...]

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Écrit par

  • : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence

Classification

Pour citer cet article

Henri FLUCHÈRE. SHAKESPEARE WILLIAM (1564-1616) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

<em>Richard III </em>de W. Shakespeare, mise en scène de Rupert Goold - crédits : Robbie Jack/ Corbis/ Getty Images

Richard III de W. Shakespeare, mise en scène de Rupert Goold

<em>Roméo et Juliette</em> de W. Shakespeare, mise en scène d'Éric Ruf - crédits : Raphael Gaillarde/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Roméo et Juliette de W. Shakespeare, mise en scène d'Éric Ruf

William Shakespeare - crédits : Fine Art Images/ Heritage Images/ Getty Images

William Shakespeare

Autres références

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