MYTHE L'interprétation philosophique
Traitant ici uniquement des problèmes qui concernent la philosophie, c'est-à-dire des problèmes de sens et de vérité, on laissera de côté les discussions contemporaines sur le mythe en anthropologie et en histoire comparée des religions, ainsi que les questions d'origine, d'évolution, de fonction sociale. Il ne s'agira donc pas de placer le mythe sur le trajet supposé suivi par la religion depuis ses formes les plus primitives jusqu'aux religions supérieures, ni de se demander comment le mythe, considéré comme fait socioculturel, se place dans l'ensemble des phénomènes sociaux. On ne reprendra pas non plus le débat ouvert par les fondateurs de l'ethnologie religieuse concernant la question de savoir si le mythe est pré-logique et si la forme d'explication des choses qu'il véhicule atteste une mentalité primitive, irréductible à la logique des peuples civilisés. Le mythe sera envisagé ici comme une forme de discoursqui élève une prétention au sens et à la vérité. Comme la philosophie est cet autre lieu du discours où la question du sens et de la vérité se trouve posée radicalement, qu'en est-il de la prétention du mythe par rapport au discours philosophique ?
Le fait initial d'où procèdent toutes les discussions ultérieures est que le mythe se prête à deux évaluations opposées, comme si deux « intérêts » contraires de la raison s'y trouvaient affrontés. D'un côté, la raison condamne le mythe ; elle l'exclut et le chasse ; entre muthos et logos, il faut choisir ; ainsi commença de dire Platon au livre II de La République, avant d'inventer lui-même des mythes. Il ne s'agissait pourtant encore que des mythes d'Homère, d'Hésiode et des tragiques ; mais l'hostilité de la philosophie est de principe : chercher le fondement, la raison d'être, exclut que l'on raconte des histoires ; il faudra donc tenir les mythes pour des allégories, c'est-à-dire pour un langage indirect où d'authentiques vérités physiques et morales sont dissimulées ; saisir ces vérités sous le vêtement du mythe, c'est du même coup rendre inutile l'enveloppe, une fois celle-ci percée à jour ; ainsi firent les stoïciens, sur la lancée du jeune Platon.
Ce refus rationaliste du mythe – endossé par les apologistes chrétiens à l'égard du paganisme – est retourné contre le christianisme lui-même par les rationalistes du xviiie siècle : les « superstitions » sont soit des puérilités, soit au contraire d'habiles fables inventées par les prêtres pour tromper le peuple. Les interprétations positivistes du xixe siècle s'inscrivent dans la même perspective, dans la mesure même où la science moderne est l'héritière du logosgrec ; les mythes découverts par l'histoire comparée des religions, principalement dans les deux grands domaines sémitique, d'une part, aryen et iranien d'autre part, ainsi que les mythes vivants découverts par l'ethnologie – mythes australiens, polynésiens, indiens – viennent se ranger sous le muthos grec, comme la raison moderne se range sous le logos grec. L'antique jugement des philosophes sur Homère et Hésiode est repris par l'esprit scientifique confronté aux mythes non classiques.
La critique moderne issue de Marx, de Nietzsche et de Freud, en dépit d'une argumentation très différente de celle du rationalisme classique, se situe dans le prolongement de cet exorcisme du mythe par la raison.
Le paradoxe de cette lutte est qu'elle n'en a jamais fini avec l'adversaire ; Platon lui-même écrit des mythes ; sa philosophie procède du mythe orphique et, d'une certaine façon, y retourne ; quelque chose nous dit que le mythe ne s'épuise pas dans sa fonction explicative, qu'il n'est pas seulement une manière pré-scientifique de chercher les causes et que la fonction fabulatrice[...]
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Écrit par
- Paul RICŒUR : professeur émérite à l'université de Paris-X, professeur à l'université de Chicago
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