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SARTRE JEAN-PAUL (1905-1980)

Le domaine littéraire

De l'âge de sept ans (1912) jusqu'à celui de soixante-huit ans (1973), Sartre n'a jamais cessé d'écrire plusieurs heures par jour, même quand il exerçait, de 1931 à 1944, le métier de professeur de philosophie. Seule la cécité, de 1973 à sa mort, le contraignit à troquer le stylo pour un magnétophone qui lui convenait beaucoup moins. On se bornera ici à périodiser et à problématiser une production où les ruptures l'emportent de beaucoup sur les continuités. Sartre lui-même a toujours évoqué son parcours en termes de conversions et d'apostasies. S'il n'a pas raconté cette rupture décisive que fut pour lui le remariage de sa mère, en 1916, il a décrit la conversion de 1940, qui fait découvrir l'histoire, la violence et la solidarité humaine à un jeune écrivain flaubertien ; celle de 1952, qui lui fait déclarer sa haine à la bourgeoisie et son adhésion (moins critique qu'il ne l'a dit) au communisme soviétique et français ; celle de 1968 qui le réoriente vers les minorités gauchistes ; et enfin celle de 1980, à peine esquissée, qui voit le philosophe, un peu sollicité, brader son passé et se lancer dans l'interprétation du judaïsme.

Un « écrivain public »

Mais il faudrait aussi et surtout marquer le grand tournant de 1945 : Sartre fut alors, un peu comme la Régie Renault, nationalisé. Sa vie privée d'écrivain se termine ; commence sa vie publique. Il devient à lui tout seul une entreprise phare, un article culturel d'exportation. L'homme solitaire, ce « garçon sans importance collective, tout juste un individu » qu'était le protagoniste ou l'auteur de La Nausée, devient le directeur de la revue Les Temps modernes, le romancier des Chemins de la liberté, le dramaturge à scandale de La Putain respectueuse, le programmateur de la littérature engagée, l'intercesseur de la négritude littéraire, et même l'animateur d'un parti politique à l'existence éphémère. Dans la grande hécatombe des valeurs que connut la Libération, Jean-Paul Sartre et Charles de Gaulle restaient au fond les deux grands recours, et on pourrait raconter notre après-guerre comme le conflit de ces deux grands esprits. Sartre ne refusa jamais les responsabilités que lui conférait une gloire disproportionnée par rapport à sa mesure exacte. Mais après avoir considéré la littérature comme une fin (et sans doute comme la seule fin légitime), après l'avoir assumée comme un moyen, fût-ce comme un moyen de libérer le lecteur, il la récuse et l'exorcise, par le moyen d'un chef-d'œuvre du second degré, Les Mots (1964). Depuis cette date, et depuis le refus très public du prix Nobel, la littérature, cette illusion de l'imaginaire, ne retiendra plus l'écrivain que pour lui donner l'occasion d'en dénoncer la mauvaise foi et les tares « bourgeoises ». Ainsi à chaque période de sa vie correspond une certaine postulation – ou une négation certaine – de l'objet littéraire.

Sartre « polygraphe »

À l'origine, un enfant naît de l'écriture et, si l'on en croit le récit d'enfance des Mots, trouve son salut dans le plagiat des romans d'aventures – Pardaillan, notamment –, lequel plagiat finit par former un romancier tout-terrain, sûr de soi et n'admirant aucun maître. Ensuite se révèle un khâgneux, puis un normalien surdoué et graphomane, excellent dans tous les genres de la rhétorique et de la philosophie, et respectant, comme il le fera toujours, la logique des genres, que par ailleurs il pratique jusqu'à leurs limites et qu'il parodie discrètement, comme il sied de le faire dans cette institution. S'il a tardé à être publié, il s'impose ensuite très vite comme le meilleur de sa génération. Cet obsédé de l'angoisse, de l'[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
  • : maître de recherche au Fonds national de la recherche scientifique de Belgique

Classification

Pour citer cet article

Jacques LECARME et Juliette SIMONT. SARTRE JEAN-PAUL (1905-1980) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre

Jean-Paul Sartre - crédits : AKG-Images

Jean-Paul Sartre

Autres références

  • L'ÊTRE ET LE NÉANT, Jean-Paul Sartre - Fiche de lecture

    • Écrit par Francis WYBRANDS
    • 769 mots
    • 1 média

    C'est durant la « drôle de guerre » que Jean-Paul Sartre (1905-1980) élabore cette somme d'« ontologie phénoménologique » qui paraît en 1943 sous le titre de L'Être et le Néant. Essai d'ontologie phénoménologique, donnant à l'existentialisme français son...

  • HUIS CLOS, Jean-Paul Sartre - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 102 mots

    Deuxième pièce écrite par Jean-Paul Sartre (1905-1980), Huis clos fut représenté pour la première fois au théâtre du Vieux-Colombier à Paris, le 27 mai 1944, avant d'être publié chez Gallimard l'année suivante. Après Les Mouches (1943), parabole sur la résistance en pleine...

  • LES MOTS, Jean-Paul Sartre - Fiche de lecture

    • Écrit par Francis WYBRANDS
    • 822 mots
    • 1 média

    Cent fois remis sur le métier, entre 1953 et leur parution en 1964, Les Mots sont un témoignage exceptionnel du débat, voire des combats, menés par Jean-Paul Sartre (1905-1980) avec son époque, son milieu et lui-même. Un livre inclassable, qu'on réduirait en le rangeant dans la catégorie des autobiographies....

  • LA NAUSÉE, Jean-Paul Sartre - Fiche de lecture

    • Écrit par Francis WYBRANDS
    • 956 mots
    • 2 médias

    Dans La Force de l'âge, Simone de Beauvoir, à qui est dédié le livre, écrit que Sartre avait voulu avec La Nausée « exprimer sous forme littéraire des vérités et des sentiments métaphysiques ». Difficile projet qui aurait pu donner un roman à thèse, un plaidoyer déguisé en récit afin de...

  • QU'EST-CE QUE LA LITTÉRATURE ? Jean-Paul Sartre - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 132 mots

    Avant d'être publié en un volume autonome, Qu'est-ce que la littérature ? a paru en 1947 dans Les Temps modernes, repris l'année suivante dans Situations II, précédé de deux autres articles : « Présentation des Temps modernes », manifeste de la revue créée par Jean-Paul...

  • LA RECHERCHE DE L'ABSOLU, SITUATIONS III, Jean-Paul Sartre - Fiche de lecture

    • Écrit par Marianne JAKOBI
    • 1 057 mots
    • 1 média

    En janvier 1948 paraît simultanément à New York et à Paris La Recherche de l'absolu de Sartre (1905-1980). Cet essai a valeur de manifeste et illustre magistralement la position de l'écrivain-philosophe vis-à-vis des artistes. À New York, le texte de Sartre figure dans le catalogue de l'exposition...

  • AFFECTIVITÉ

    • Écrit par Marc RICHIR
    • 12 228 mots
    ...Husserl : à savoir que le Leib n'est pas seulement un être-de-monde, mais lui-même un être-au-monde, indissociable du Dasein comme être incarné. C'est ce qu'à sa manière Sartre avait déjà entrevu à travers sa paraphrase très particulière et pleine de distorsions d'Être et Temps...
  • ANGOISSE EXISTENTIELLE

    • Écrit par Jean BRUN
    • 2 552 mots
    • 1 média
    ...qu'il convient de refaire afin d'extirper l'angoisse du cœur de l'homme et préparer « les lendemains qui chantent ». Telle est la raison pour laquelle le Sartre de L'Être et le Néant fut tenu par beaucoup de penseurs marxistes pour le parfait témoin d'une bourgeoisie en décomposition. L'angoisse n'est-elle...
  • ANTHROPOLOGIE

    • Écrit par Élisabeth COPET-ROUGIER, Christian GHASARIAN
    • 16 158 mots
    • 1 média
    ...en tant que telle, finalement, de vider de son sens le lieu où on voulait en mettre. La deuxième critique s'est exprimée dans la polémique soulevée par Jean-Paul Sartre. Ce dernier conçoit l'histoire comme produisant le mythe, le présent comme l'aboutissement de l'histoire, tandis que Lévi-Strauss considère...
  • BAUDELAIRE CHARLES (1821-1867)

    • Écrit par Pierre BRUNEL
    • 6 903 mots
    • 2 médias

    Paul Valéry, dans une conférence de 1924 dont le texte, Situation de Baudelaire, fut publié dans le recueil Variété (1924-1944), a fait du poète des Fleurs du mal le pionnier de la modernité ; pour lui Rimbaud, Verlaine et Mallarmé constituent la triade majeure.

    Telle que Baudelaire l'a conçue,...

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Voir aussi