LES MOTS, Jean-Paul Sartre Fiche de lecture
Cent fois remis sur le métier, entre 1953 et leur parution en 1964, Les Mots sont un témoignage exceptionnel du débat, voire des combats, menés par Jean-Paul Sartre (1905-1980) avec son époque, son milieu et lui-même. Un livre inclassable, qu'on réduirait en le rangeant dans la catégorie des autobiographies. Même si le ton en est fort différent, Les Mots pourraient soutenir la comparaison avec les Confessions de Jean-Jacques Rousseau : même désir, à travers la peinture de soi, non seulement de dresser un bilan, alors qu'une grande partie de l'œuvre est déjà publiée, mais aussi de démonter les fondations d'une culture vécue comme aliénante. Même souci de mêler l'auscultation minutieuse de soi aux diagnostics portés sur une époque qu'il faut changer avant de devoir la quitter. Même réussite littéraire dans les deux cas, Les Mots furent unanimement salués par la critique, même la plus traditionnellement hostile à leur auteur, et c'est l'année de leur parution que Sartre reçut et refusa le prix Nobel de littérature.
Le piège du langage
Tout est d'une certaine façon déjà donné dès le titre de l'œuvre et sa division en deux parties : « Lire », « Écrire » ; le langage, les livres, sont l'univers dans lequel l'auteur affirme avoir toujours baigné : « J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. » À la fois bénédiction et malédiction, les mots se laissent plus aisément manier que les choses et permettent de créer une sorte d'abri contre la réalité. Simultanément, ils trahissent, obscurcissent et masquent ce qu'ils sont censés éclairer. Tout se passe comme si Sartre envisageait ses années d'enfance (le livre s'arrête au seuil de l'adolescence, au moment du remariage de sa mère, et la suite annoncée ne sera pas écrite) comme la préfiguration d'une destinée qui devait inéluctablement le conduire à être celui qu'il est devenu : un écrivain. Bien plus qu'une genèse retraçant pas à pas les étapes d'une vie, Les Mots sont la « généalogie » critique d'une conscience lâchée d'un seul coup dans un monde dont elle aura pour tâche de se déprendre. C'est le futur qui éclaire le passé, et revenir sur le passé, c'est s'engager sans merci dans une lutte contre le présent. Le regard rétrospectif – qu'il soit porté sur les grands-parents, la mère aimée comme une sœur, ou les premières tentatives d'écriture – n'offre aucune consolation, les lumières qui en émanent sont des invitations à se défaire d'un monde truqué, dont on ne peut prétendre sans hypocrisie qu'il est habitable. La passion de Sartre pour les biographies (que l'on songe à ses travaux sur Baudelaire, Mallarmé, Tintoret, Genet, Freud ou Flaubert) est en fait la passion d'un historien engagé soucieux d'appréhender de façon critique le présent.
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Écrit par
- Francis WYBRANDS : professeur de philosophie
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