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PANTHÉISME

Ce n'est pas par une facile association d'idées que le concept de panthéisme évoque le nom de Giordano Bruno. Celui-ci est effectivement l'un des plus marquants parmi les philosophes de la totalité, et la chaîne qui relie Plotin à Spinoza passe nécessairement par lui. Mais cette association d'idées comporte une justification plus profonde encore, bien qu'elle n'apparaisse pas immédiatement : Giordano Bruno, condamné par un tribunal d'inquisition, fut brûlé en 1600 à Rome. Si l'on se souvient que, non plus au début, mais au milieu du xviie siècle, Spinoza fut excommunié, lui aussi pour délit d'opinion, on ne peut manquer de saisir le vrai sens d'une telle affirmation : le panthéisme est une philosophie subversive, et les philosophes dits panthéistes mettent en cause tout le système dogmatique élaboré par la métaphysique d'origine aristotélicienne. Ce n'est en effet rien de moins que la religion traditionnelle qui est mis en danger par le panthéisme, et c'est en somme à bon droit que l'opinion voit dans celui-ci un crime d'hérésie, l'accusation de panthéisme étant socialement et politiquement très grave. Elle peut, comme celle d'athéisme, conduire le « coupable » à l'exil spirituel ou à la mort. En fait, ces deux accusations sont liées. Les uns tiennent par exemple le mystique Angelus Silesius pour un athée, en raison de la parfaite identité qu'il établissait entre l'âme individuelle et la divinité, mais les autres le tiennent pour un panthéiste en raison de l'immanence de Dieu au tout de l'être, immanence établie en ce poème passionné qu'est le Pèlerin chérubinique. Mais, athée ou panthéiste, le crime est le même aux yeux de l'orthodoxie puisque ce qui est totalement renversé, c'est la transcendance de Dieu et le dualisme de l'être : les fondements mêmes de la religion.

Cette forme subversive du panthéisme n'en épuise cependant pas le sens. Songeons, en effet, que Plotin ou Spinoza évoquent aussi, chacun à sa manière il est vrai, l'image parfaite de la sagesse philosophique. Le sentiment à la fois lucide et vif de l'unité fondamentale de toutes choses, l'espèce de perception fine de l'identité fondamentale de l'être à travers la multiplicité des apparences et la variabilité des formes semblent à bon droit définir quelque chose d'essentiel dans l'attitude philosophique.

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Ce n'est donc pas non plus un hasard ou une formule verbale si l'on trouve chez Giordano Bruno (Cause, principe et unité) l'affirmation réitérée selon laquelle « la connaissance de l'unité de l'Être et de la Nature est le but et le terme de toutes les philosophies et de toutes les contemplations naturelles », ou l'affirmation selon laquelle « ces philosophes ont trouvé leur amie, la Sagesse, qui ont découvert cette unité ». C'est l'attitude même de Plotin ou de Spinoza qui est définie ainsi par Giordano Bruno : si la philosophie est de toute façon la recherche d'un principe synthétique d'intelligibilité, on conçoit que les « panthéismes » ou plutôt les monismes puissent apparaître comme une image particulièrement heureuse et privilégiée de l'idée de philosophie, sinon comme la philosophie elle-même. Ce n'est donc pas non plus un hasard si, à la fin de l'Éthique, ce système achevé de l'unité, Spinoza conclut sa recherche gnoséologique et sa démarche existentielle par l'opposition radicale entre l'ignorant et le philosophe, celui-ci étant certes « l'homme libre », mais surtout celui qui est conscient de l'unité fondamentale et de la parenté ontologique qui le relie à lui-même, à la Nature et à Dieu.

Si la philosophie n'est rien d'autre, aux yeux des panthéistes, que la connaissance de l'unité, ce n'est pas seulement en raison de l'exigence d'intelligibilité rationnelle que comporte l'idée de philosophie ; c'est aussi parce que la philosophie est en réalité la recherche d'un accord profond avec soi-même et avec le monde ; or, seuls les systèmes monistes peuvent accéder au sentiment d'un tel accord et à l'expérience d'une certaine joie d'être. Plotin exalte constamment, dans sa critique des chrétiens et des gnostiques, la beauté d'un monde sensible qui est une manifestation de l'Un ; Bruno conclut son principal ouvrage par l'idée « qu'il n'est plus rien qui doive nous épouvanter » et Spinoza organise toute sa réflexion autour de la critique de la « tristesse » et de l'angoisse, et en fonction d'une exaltation de la liberté et de la joie.

Si donc c'est à bon droit qu'on a pu parler à propos de Plotin d'une métaphysique de la lumière et du bonheur, ou à propos de Spinoza d'une philosophie de la joie (expression qui serait vraie également du monisme de Bergson), si c'est à bon droit aussi que l'on met en évidence la lutte de Bruno contre le sentiment d'épouvante et l'aspiration de Boehme vers la « libre joie » dans Mysterium magnum, on sera fondé à voir dans le monisme panthéiste l'une des expressions les plus hautes et les plus totales de l'entreprise philosophique elle-même, en tant qu'elle tente de délivrer l'homme et des arrière-mondes et de l'angoisse qu'ils entraînent.

Les stoïciens

En toute rigueur, on devrait réserver le terme de panthéisme (apparu pendant la Renaissance) à un petit nombre de philosophes chez lesquels apparaît explicitement l'affirmation de l'identité de Dieu avec le tout de l'être, celui-ci englobant la nature ou se réduisant à elle.

C'est pourquoi on fera commencer l'histoire du panthéisme avec les stoïciens et non pas avec les présocratiques ; on ne trouve en effet chez ceux-ci que l'affirmation de l'unité de l'être, qu'il soit la Sphère immobile parménidienne ou le feu en perpétuel mouvement d'Héraclite. Mais, ces doctrines n'étant pas encore parvenues à la claire conscience de ce que pourrait être un Dieu spirituel transcendant, le terme de panthéisme ne saurait les désigner en toute rigueur. C'est à partir seulement de l'épreuve platonicienne pour l'Occident, et de l'épreuve védique pour l'Orient, que la question d'un panthéisme prend un sens, forcément dialectique et polémique, fin de non-recevoir opposée par le monisme à toutes les difficultés insurmontables créées par le dualisme et les philosophies de la transcendance.

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Le stoïcisme antique, notamment avec Zénon de Citium, est la première doctrine qui affirme clairement que le monde est Dieu. Le monde comme totalité est un être raisonnable et sage, et c'est en cela qu'il est divin. Derrière cette métaphysique se trouve certes une physique, puisque l'être du monde et le fondement de la nature sont constitués par un feu ; mais la métaphysique redevient le vrai sens de la philosophie de la nature lorsque ce feu est conçu comme un « feu artiste » qui informe rationnellement la nature par méthode et réflexion.

Cette métaphysique stoïcienne de l'unité de la nature opérée par le principe igné se donne en même temps comme une esthétique, si l'on prête bien attention aux descriptions de Cicéron (De la nature des dieux) et de Diogène Laërce (Vies et opinions des philosophes), par lesquelles est connu l'ancien stoïcisme de Cléanthe et de Zénon.

C'est l'admiration envers le monde, sa beauté et son harmonie, qui est l'attitude philosophique la plus révélatrice de l'essence divine des choses. C'est cette admiration devant l'ordre qui sert, en outre, de propédeutique à une philosophie du destin, puisque celui-ci n'est que l'unité et la rationalité suprême de tous les événements qui se produisent dans la belle nature. La pensée du destin et de la nécessité ultime des causes et de leur enchaînement n'est à la limite qu'une adhésion entière à l'ordre du monde, et peut-être une espèce d'amour envers ce « vivant raisonnable » que constitue le monde et qui vaut comme Dieu.

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Il y a dans cette adhésion à l'être, issue du sentiment admiratif de l'unité et de la rationalité de la nature, des éléments pour une éthique non tragique, qu'on trouve développée chez les moralistes du stoïcisme romain sous la forme d'une philosophie de la liberté et, notamment chez Épictète, sous la forme d'une doctrine de l'identité fondamentale du sage, libre absolument, et de Dieu, maître et raison de toutes choses.

Le mouvement essentiel qui va de l'affirmation de l'unité du monde à l'affirmation de l'identité entre le sage et l'essence de l'être est ainsi amorcé chez les stoïciens. Mais c'est avec Plotin, le philosophe d'Alexandrie qui écrit au iiie siècle après Jésus-Christ, que l'on accède à la plus haute conscience de ce lien ontologique qui existe entre l'âme humaine portée à l'extrême d'elle-même et la substance une et ultime du tout de l'être.

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