IDENTITÉ
Gottlob Frege (1894) a observé que l'identité est indéfinissable : « Puisque toute définition est une identité, l'identité elle-même ne saurait être définie. » Le même (to auto, idem) appartient à la liste des « transcendantaux » médiévaux, c'est-à-dire que, dans un autre langage, l'identité est une notion d'ontologie formelle, comme ens ou unum. Elle est transversale à tous les modes du discours ; sa généralité et son abstraction sont encore plus élevées que celles des oppositions catégoriales. Cette prééminence a comme contrepartie une relative indétermination ; il y a une difficulté intrinsèque à saisir l'identité, sur les plans les plus divers – logique et métaphysique, psychologique, anthropologique – et l'explication de l'identité consiste à mettre en évidence un certain nombre de paradoxes. Ainsi que l'a écrit John Austin (Truth, 1961), « même », « réel » ou « entité » sont des mots dont l'usage négatif est mieux repérable que leur emploi directement assertif. Ils fournissent les soubassements de la sémantique de la langue – de la compréhension du monde, de soi et de l'autre – ; mais leur propre signification reste obscure.
Philosophie
Étant donné le caractère difficilement définissable de l'identité, plutôt que d'établir un historique des théories et des métaphysiques (Schelling, Hegel) concernant ce concept, il est préférable de dégager les enjeux conceptuels qu'il recouvre. En fait, la théorie de l'identité se présente, pour une large part, comme un ensemble de tentatives en vue d'en déterminer le sens. Ou le non-sens : tel fut le propos de la critique de David Hume.
Signification de l'identité
À quelle expérience, demande Hume, se réfère l'idée d'identité, étant entendu qu'à toute « idée » une « impression » empirique doit correspondre ? La singularité de chaque objet nous procure l'idée d'unité (au sens d'unicité), non celle d'identité. Et la pluralité des objets nous fournit celle de multiplicité, mais on ne pourra pas non plus en déduire l'identité, car, si grandes que soient les ressemblances entre des objets, l'esprit ne cessera pour autant de constater que leurs « existences » restent distinctes et indépendantes. Selon Hume, l'illusion de l'identité est engendrée par le temps. La perception prolongée d'un objet s'apprécie de deux façons et, dans leur réunion de fait, réside l'explication (psychologique, en dernier ressort) de l'identité. En effet, telle perception se laisse envisager soit comme unique (unity, c'est-à-dire l'impression pendant toute la durée de l'expérience), soit comme plurielle (number, l'impression et l'objet aux temps t1 et t2, du début et de la fin). Or l'identité se dégagerait comme une notion médiane (medium betwixt) entre unicité et numérosité. Dire d'un objet qu'il est identique à soi signifie qu'un objet existant à un moment (« numérosité ») demeure le même (« unicité ») à un autre moment (« numérosité ») : « Le principe d' individuation n'est que l'invariabilité et la persistance (uninterruptedness) de tout objet au cours d'une variation supposée du temps. » Le problème se déplace alors ; il nous faudra nous demander ce qui nous fait attribuer aux objets l'unité qualitative de leurs déterminations et une existence continuée dans le temps. Cela est dû, explique Hume, à la constance et à la cohérence des perceptions. La constance, c'est-à-dire la ressemblance des impressions relatives à un certain objet en des moments différents, nous amène à imaginer que cette ressemblance s'enracine dans une seule et même chose, et représente une véritable identité ; et la cohérence des impressions, pour sa part, fait que nous nous autorisons à remplir, par des perceptions non effectivement perçues, les intervalles dans l'observation d'un objet et à déclarer cet objet comme doté d'une existence continuée. Ainsi se produirait la « fiction » de l'identité (Hume, Traité de la nature humaine, I, iv, sect. 2 et 6).
Si la critique repose sur le préjugé empiriste que toutes les idées doivent avoir un fondement sensible (en s'obligeant ainsi à chercher une « impression d'identité »), l'analyse de Hume n'en dégage pas moins les différents noyaux conceptuels impliqués. L'identité se rapporte, en effet, à l'existence dans le temps et à la variation (comment déterminer une permanence, à travers et malgré le changement ?) et elle présuppose aussi l'unité qualitative : le même s'oppose au différent. C'est-à-dire que le même est tendanciellement permanent, stable et non changeant ; et il est un et non divers. La persistance exprime l'identité numérique, l'individuation, alors que l'unité représente un passage à la limite des ressemblances entre les qualités et les états, contractées jusqu'à exclure toute diversité.
Or, malgré leurs recoupements, ces deux groupes d'intuitions s'orientent vers des questions différentes. Elles se trouvent au cœur de la théorie de l'identité et leur imbrication est la source de plusieurs difficultés et paradoxes. En matière d'identité numérique et de persistance dans le temps, les problèmes en jeu sont ceux du découpage et de l'identification des entités, de la référence, de la « cohérence » des représentations ; en ce qui concerne l'unité et la ressemblance, les problèmes touchent à la comparaison des propriétés, à la description, à la « constance » des représentations. Et à ces deux dimensions de l'identité se rattachent des thématiques particulières. La persistance et la démarcation des entités sont les problèmes auxquels répondent la théorie aristotélicienne du substrat ou la recherche médiévale d'un principium individuationis. Ainsi, d'après saint Thomas, c'est la materia signata qui donne à un être sa singularité unique. Pour Duns Scot, la matière ne serait pas, à elle seule, capable de fonder l'intelligibilité de l'individu en tant que tel : celle-ci découlerait de son haecceitas, à savoir des propriétés absolument propres de cet individu, la socrateitas de Socrate, son idios poion, la qualité individualisante, qui est l'une des catégories stoïciennes. Ou bien l'on posera, à la façon de Guillaume d'Ockham, que le problème est logique et linguistique : il s'agira seulement de savoir comment les termes généraux, à l'aide d'expressions syncatégorématiques et d'autres procédés quantificateurs, désignent les individus.
De leur côté, la comparaison et la description des ressemblances donnent lieu à un problème tel que celui de l'identité leibnizienne des indiscernables : deux entités égales sous tous les rapports peuvent-elles être différentes solo numero, ou bien constituent-elles une seule et même entité ? Et l'unité (opposée à l'altérité, à la diversité) du concept est à la source des difficultés qui surgissent autour de l'exemplification des universaux : en quels termes ceux-ci jouissent-ils d'une existence indépendante par rapport aux individus qu'ils subsument (ou qui les incarnent) ? Les problèmes concernant l'unité des propriétés n'impliquent pas directement une relation au temps. Réciproquement, la permanence exclut la question des degrés. Les descriptions sont plus ou moins identiques, mais l'on est ou l'on n'est pas : selon les termes de Locke, le principe d'individuation est « l'existence elle-même, qui détermine un être, quel qu'il soit, en un temps et en un lieu particuliers, incommunicables à deux êtres de même nature » (Essai, XXVII).
Dans les Topiques (I, 7), Aristote procède à une élucidation des sens du même qui recoupe en partie la distinction précédente (bien que sa portée soit autre). Il oppose en effet l'identité numérique – qu'on rencontre « dans les cas où il y a plus d'un nom pour une seule chose, par exemple vêtement et manteau – à l'identité de l'espèce et du genre, telle qu'elle apparaît « quand il y a plusieurs choses ne présentant aucune différence », que ce soit selon l'espèce (un homme et un homme) ou selon le genre (un homme et un cheval). Autrement dit, dans le premier cas, Aristote a en vue l'existence d'une seule et même chose, alors que, dans le second, c'est l'unité de l'espèce et du genre (la description, la constance d'un même ensemble de propriétés) qui confèrent une même identité aux objets. D'un point de vue voisin, dans la Métaphysique (V, 6), l'identité – appelée une « unité d'être » – comporte deux acceptions selon qu'elle est « l'unité d'un seul être » ou « l'unité d'une multiplicité d'êtres ».
L'accent mis sur l'une ou sur l'autre des dimensions de l'identité fait qu'il n'y a pas toujours une commune mesure entre les théories de l'identité, la distribution des problèmes changeant aussi en conséquence.
On peut, en premier lieu, tendre à dissocier l'unité qualitative et fonctionnelle et la permanence. Héraclite soutient à la fois le changement phénoménal (« dans un même fleuve, en vérité, il n'est pas possible d'entrer deux fois », 22 B 91, D.K.) et l'unité de l'être (par exemple, « ... en changeant se repose », 22 B 84 a, D.K. – ou bien : « pour celui qui écoute, non moi, mais le logos, il est sage de reconnaître que toutes les choses sont une seule », 22 B 50, D.K.). C'est l'unité de l'être, non la permanence des choses, qui représente la véritable identité cosmique : « Cet ordre du monde (le même de tous les mondes), aucun dieu et aucun homme ne l'a fait, mais il a toujours été et est et sera... » (22 B 30, D.K.).
En deuxième lieu, au contraire, le sens le plus fort de l'identité associe, constitutivement, unité et invariabilité. Il y aura identité si et seulement si, en toute circonstance, une entité reste qualitativement égale et numériquement une. Parménide et Protagoras partagent cette conception de l'identité, en se plaçant aux deux branches symétriques d'une même alternative. Ou bien ce sont l'unité et l'unicité – la même chose, sans plus et sans rien de moins – qui s'imposent contre toute variation ; et la diversité et le changement sont niés afin de préserver l'identité de l'être (Parménide). Ou bien l'admission du divers et du changement entraîne en tous les cas la perte de l'identité : « Il en résulte [des thèses de Protagoras] que la même chose est et n'est pas... » (Aristote, Métaphysique, XI, 6, cf. IV, 5-8).
En troisième lieu, enfin, il est possible de combiner les deux aspects. Tel fut le sens de la distinction et du couplage aristotéliciens de la substance et des accidents, qui lèvent l'aporie dérivée de l'association stricte de la permanence et de l'unité. « Tout en demeurant une et identique numériquement », la substance se révèle capable de recevoir des déterminations contraires dans le temps ; « l'homme individuel, tout en restant un et le même, est tantôt blanc et tantôt noir, tantôt chaud et tantôt froid, tantôt bon et tantôt méchant » (Catégories, 5) – et c'est là « la principale caractéristique de la substance » (ibid.). Il y aura, selon ces termes, compossibilité du même et de l'autre, de la persistance du substrat et de la diversité qualitative.
Toutefois cela ne suffit pas. Il faut encore se demander comment s'évalue effectivement l'identité, une fois posé qu'elle n'est pas une notion contradictoire, et dans quelles conditions une chose peut être dite identique à soi, « la même ». L'élucidation conceptuelle doit s'accompagner de la recherche des critères épistémiques de l'identité.
Les critères de l'identité
Aristote a aussi cherché quels sont les critères de l'identité. La distinction entre une identité par accident, par coïncidence, et une autre qui l'est de plein droit (« par soi ») signifie que la première n'est pas satisfaisante. L'identité véritable se dit des êtres « dont la matière est une, soit par la forme, soit par le nombre, ainsi que des êtres dont la substance [au sens de eidos]est une » (Métaph., V, 9). Plus précisément, l'identité ne se limite pas à l'identité numérique ; elle est aussi une identité selon le logos (X, 3, cf. aussi VII, 6), à savoir la définition, l'essence ; et, dans certaines limites, la seconde peut même l'emporter sur la première : ainsi, « une coupe tronquée est encore une coupe, tandis que le nombre n'est plus le même » (ibid., V, 27). Il faut aussi distinguer le tout (holon), pourvu d'une unité interne qui en garantit la stabilité, de la simple collection ou totalité non organisée (pan) (ibid., 26) : une chose existant en acte exhibe une identité que les agrégats ne possèdent pas (ibid., VII, 16 ; cf. aussi VII, 2, et De Anima, II, 1, sur les êtres naturels et animés). Bref, qu'il s'agisse de la référence – établie sur l'existence et la stabilité d'un substrat, hypokeimenon – ou de l'unité des propriétés, l'identité repose sur des principes de cohésion. Les modalités du pneuma stoïcien en sont l'illustration la plus élaborée dans le cadre de la philosophie grecque.
On aura ainsi relativisé la distinction entre identification et description, permanence et unité. Non seulement elles se donnent ensemble, mais encore on ne saurait penser un substrat sans des propriétés qui le marquent et l'individualisent (comme le dit Quine, pas d'entité sans identité) ni, inversement, penser la constance des propriétés sans un support (comme le dit P. Geach, pas d'identité sans entité). Toutefois, la distinction ne s'oblitère pas et elle reste sous-jacente aux critères de l'identité eux-mêmes, comme le font apparaître les questions suivantes : 1. Héraclite se baigne-t-il ou non dans le même fleuve ? 2. Sommes-nous les mêmes, alors que nos cellules se renouvellent tous les sept ans (cf. Hume, Traité, I, iv, 6) ? 3. Dr. Jekyll et Mr. Hyde sont-ils le même être ? 4. Qu'en est-il du bateau de Thésée (Hobbes, De Corpore, III, 11) : ce bateau étant soumis à une réparation continue, chacune de ses vieilles planches (appelons-le T-I) était immédiatement remplacée par une autre, jusqu'à ce que fussent changées toutes les planches (appelons T-II le nouveau bateau) ; pour leur part, les vieilles planches, transportées ailleurs au fur et à mesure, ont été plus tard assemblées dans un autre bateau (T-III). Lequel, de T-II ou de T-III, est le même bateau que T-I ?
Dans tous leurs aspects, ces questions ne coïncident pas entièrement et renvoient à d'autres ; notamment, l'identité personnelle s'établit sur des critères particuliers et les conditions de l'identité des artefacts ne sont pas les mêmes que celles des êtres vivants (cf. Wiggins, 1980 ; Griffin, 1977 ; Rorty, 1976 ; Perry, 1975 ; Williams, 1973 ; Strawson, 1959). Néanmoins, les solutions typiques données aux quatre problèmes dépendent, entre autres, des significations de l'identité.
À propos du premier, en distinguant « les fleuves » qui demeurent les mêmes, et leurs « eaux » qui changent (cf. 22 B 12, D.K.), Héraclite privilégie la continuité spatiale du fleuve, au détriment de la persistance dans le temps de ses composantes. C'est-à-dire que l'identité s'évalue par l'unité d'une même forme, plutôt que par l'identité numérique des molécules d'eau qui forment le fleuve (on peut dire aussi qu'on se baigne dans le même fleuve, mais non dans le même « stade » du fleuve ; cf. Quine, 1953, p. 66). Des alternatives analogues se posent dans les autres cas. Pour le deuxième, au-delà du changement numérique des cellules et des tissus, sont valorisées l'unité fonctionnelle et morphologique de l'organisme ou l'unité réflexive de la conscience (en rapport, il est vrai, avec la durée, par l'intermédiaire de la mémoire), toujours les mêmes et non autres. Dans le troisième cas, la position change selon ce qui est considéré comme décisif : soit le dédoublement de la personnalité (suivant donc, le critère de l'unité, des qualités, de la description), soit la permanence du corps et de ses parties, la référence (Dr. Jekyll et Mr. Hyde ont des propriétés psychologiques différentes mais ils sont une même entité physique malgré quelques différences morphologiques). Enfin, dans le cas du bateau de Thésée, le choix se fait encore entre, d'une part, la continuité, l'unité spatiale d'une seule forme et le maintien d'une fonction (T-II sera alors « le même » bateau que T-I) – T-III constituant seulement une même collection de planches que T-I (cf. Griffin, pp. 177-180) – et, d'autre part, la persistance du substrat, l'identité numérique des planches. Tel était le point de vue de Hobbes, qui critiquait le critère de l'« unité de la forme » (selon ses propres termes). Une conception comme celle de Leibniz qui définit l'identité par la substituabilité salva veritate (« A est identique à B signifie que l'un peut être remplacé par l'autre salva veritate dans une quelconque proposition », in Opuscules et fragments, Couturat éd., p. 362) favoriserait peut-être l'équivalence T-I = T-II – le contexte n'étant pas purement référentiel, du fait que les vieilles planches de T-III ne sembleraient pas à même de s'acquitter des mêmes fonctions que les planches de T-I ni que, par la suite, celles de T-II ; il ne saurait y avoir une substitution salva veritate de T-I par T-III, mais seulement de T-I par T-II. Mais une théorie « méréologique » préférerait peut-être l'équivalence T-I = T-III, en la considérant comme intuitivement plus évidente (cf. Wiggins, p. 93) : en effet, d'après cette théorie, a est identique à b si a est une partie de b et b une partie de a. L'hypothèse du bateau de Thésée montre aussi qu'il faut souvent recourir à des critères auxiliaires. Affirmer que T-I et T-III ont les « mêmes planches » veut dire que (à la différence des planches de T-I et T-II) celles-ci ont leur origine dans les mêmes morceaux de bois (le critère de la communauté d'origine est important chez un auteur comme Kripke, 1980).
Certes, les deux critères d'unicité et d'unité interviennent dans toutes les solutions. L'unité de la forme et des fonctions est l'unité de la forme d'un fleuve et d'un bateau ou d'un ensemble de fonctions. Et l'unicité d'un corps, d'un état, d'une molécule ou d'un ensemble de molécules se double de l'unité conceptuelle (les déterminations de cette chose et non celles d'autres choses). Il pourrait sembler s'agir alors d'une distinction entre modes ou niveaux d'organisation et de complexité – selon Spinoza, on peut estimer que la Nature entière forme un seul individu (Éthique, II, prop. XIII, lemme VII) –, non d'intuitions sémantiques différentes et parfois conflictuelles. Mais il convient de rappeler que l'identité « numérique » advient au fleuve, au corps ou au bateau de Thésée, du fait de l'identité « qualitative » de leurs formes et fonctions et en aucun cas de la permanence de leurs composantes : bien au contraire, celles-ci sont continuellement remplacées par d'autres. Parallèlement, l'« unité » d'une partie intégrante résulte des propriétés constitutives (« cohésives ») internes ; elle représente seulement ce qui permet de penser et de poser cette partie en tant que telle, sans la comparer à d'autres choses : il importe seulement que la chose, ou l'élément, soit ; les propriétés sont intéressantes dans la seule mesure où elles peuvent affecter l'entité dans sa réalité. L'unité se donne ici au deuxième degré, c'est l'existence même, ceci, que l'on a en vue en matière d'identité numérique – alors que l'identité d'un fleuve se saisit avant tout par la constance de sa forme.
En conclusion, aucune solution absolument indiscutable ne saurait être donnée aux paradoxes de l'identité, ni non plus en ce qui concerne l'identité personnelle apparente, que l'on peut estimer, avec Hume, n'être qu'une fiction du type de l'identité que nous attribuons aux objets (Traité, I, iv, 6). Au sujet du bateau de Thésée, David Wiggins observe que des antiquaires et des prêtres pourraient soutenir des positions différentes : s'il était question d'ériger après la mort de Thésée un monument en son honneur en y incorporant son bateau, il est probable que les premiers choisiraient T-III, alors que des prêtres soucieux d'inaugurer un culte de Thésée opteraient pour T-II, le bateau qui était le sien au moment de la mort (Sameness and Substance, p. 93).
Les significations de l'identité et la logique de l'identité
On n'entrera pas dans l'étude de la logique de l'identité, si ce n'est d'une certaine façon pour noter que les deux dimensions mentionnées y interviennent encore. C'est en relation avec l'égalité et la substituabilité que l'identité est élucidée – plutôt qu'elle n'est définie, comme l'a observé Frege dans le texte qu'on a cité au début (Frege ajoute que l'explication par la substituabilité « pourrait être appelée un axiome qui fait ressortir la nature de la relation d'identité »). Le principe de la substitution salva veritate, ou « loi de Leibniz », peut être formulé de plusieurs façons qui reviennent toujours à la définition suivante : (x = y) = Df. (f)[f (x) ⊃ f (y)] ( Russell et Whitehead, Principia, 13 . 01). Autrement dit, x et y sont identiques s'ils se correspondent dans toutes leurs propriétés ou, selon les termes de Russell et Whitehead, si toute fonction prédicative satisfaite par x est aussi satisfaite par y (ibid., p. 168). Hans Reichenbach a pu remarquer que, telle quelle, cette définition est « maladroite puisque, dans une prédication d'identité, on ne peut parler de deux choses » et qu'il faut recourir au métalangage : « Deux symboles dénotent la même chose si toutes les propositions contenant ces symboles en des places correspondantes ont une égale valeur de vérité » (Symbolic Logic, p. 241).
L'identité constitue donc une égalité – mais laquelle ? L'identité se réfère-t-elle à des signes, à des symboles ou à des objets ? À la théorie d'une égalité entre des signes on associe, entre autres, les noms de Leibniz (peut-être à tort) et de Frege (au début de Über Sinn und Bedeutung). Selon cette perspective, l'identité s'évalue par la substituabilité de signes, de concepts ou de propositions ; ici, intervient exclusivement un principe d'équivalence, à savoir la coïncidence des extensions et des valeurs de vérité. Or la perspective se déplace si l'identité se rapporte à des objets, même si la teneur logique de l'explication demeure inchangée (selon Quine, il s'agira toujours d'une indiscernabilité des identiques). En effet, l'idée directrice est maintenant celle d'une relation entre l'objet nommé et lui-même, non une équivalence entre deux fonctions prédicatives : « ce qui rend l'identité une relation, et '=' un terme relatif, c'est que '=' s'insère entre des occurrences distinctes de termes singuliers, les mêmes ou distincts, et non qu'il ['='] met en relation des objets distincts » (Quine, Word and Object, p. 116 ; c'est nous qui soulignons). Déjà à l'intérieur du principe de substituabilité – de la comparaison –, on peut mettre en avant plutôt le point de vue de l'unité des descriptions ou celui de l'unicité de la référence. Aussi, au lieu d'établir l'identité par la substituabilité, Quine préfère parler d'une substitutivité de l'identité « une fois donné un vrai énoncé d'identité » (From a Logical Point of View, p. 139 ; cf. aussi Set Theory and Its Logic, 1, et Word and Object, paragr. 30), dont il est possible de déduire les lois de l'identité : symétrie, réflexivité et transitivité (Set Theory, paragr. 1 et 6). Plutôt qu'un critère de l'identité, la substituabilité en est la signification logique fondamentale.
Toutefois, à la différence de ce qu'il advient dans les controverses sur les critères de l'identité, souvent indécidables, on peut ici conclure que l'identité se rapporte à une entité (objet ou signification) ; c'est pourquoi Reichenbach a réinterprété la définition russellienne, en la transformant dans l'énoncé explicite de l'identité d'un objet. L'identité est celle de l'entité égale à soi ; la prédication d'identité, comme Locke l'a suggéré, consacre, en dernière analyse, la position d'une entité ; la substituabilité ne représente pas une définition générale de l'identité, elle est « un principe qui définit l'identité des concepts ou de ce qui doit compter comme des mots ou des phrases exprimant le même concept » (Ishiguro, 1972, p. 18). On aura remarqué que la description de l'identité en termes de substituabilité, à la façon par exemple de Russell, s'est faite à partir de l'idée d'une même fonction f, identique pour x et pour y ; autrement dit, l'identité d'une entité (la fonction) reste présupposée, c'est elle qui permettra d'évaluer la substituabilité des arguments. Toute cette description constitue plutôt une paraphrase de l'identité.
Jusqu'ici, il s'est toujours agi d'une identité absolue ; en toute rigueur la « loi de Leibniz » s'énonce : « x = y si et seulement si x a toutes les propriétés de y et y a toutes les propriétés de x » (Tarski, 1941 ; c'est nous qui soulignons). À la place de cette caractérisation, Peter Geach et d'autres en ont proposé une autre plus faible : l'identité se rapporte à des prédicats déterminés et il peut y avoir identité relativement à un prédicat mais non à tous les prédicats ; x peut être défini par F et par G et y par F mais non par G, l'un des termes ayant donc une propriété que l'autre ne possède pas. En conséquence, « ' x = y ' » serait en réalité une formulation incomplète : « Il n'y a pas de sens à juger si x ou y sont les mêmes ou si x demeure « le même », si nous n'ajoutons pas ou ne concevons pas un terme général – le même F. Cela [...] je l'appelle un critère d'identité » (Geach, 1962, p. 39). Ainsi, un énoncé d'identité se réfère seulement aux critères d'identité sous lesquels la relation « x = y » est pensée, sans qu'il soit exigé une équivalence des critères fournis par tous les termes généraux s'appliquant à x et y. La théorie de l'identité relative est en cours d'élaboration et comporte plusieurs versions (on trouvera le meilleur exposé qui en ait été fait jusqu'ici chez N. Griffin, 1977 ; pour une formalisation, avec l'indication des difficultés impliquées, voir R. Routley et N. Griffin, 1979 ; et, pour une critique « compréhensive », voir D. Wiggins, 1980). Soulignons seulement que l'identité relative se propose expressément de résoudre les paradoxes engendrés par la compénétration des significations et des critères de l'identité que nous avons rencontrés. Mais elle le fait en sacrifiant la référence à la description.
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Écrit par
- Annie COLLOVALD : maître de conférences en science politique à l'université de Paris-X-Nanterre
- Fernando GIL : docteur en philosophie, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
- Nicole SINDZINGRE : chargée de recherche au CNRS
- Pierre TAP : professeur de psychologie, directeur de l'U.E.R. des sciences du comportement et de l'éducation à l'université de Toulouse-le-Mirail
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