- 1. Sources romantiques et élaboration psychanalytique
- 2. Des jeux de la nature à l'illusionnisme optique
- 3. L'expression onirique : psychanalyse et phénoménologie
- 4. Fantasme et communication
- 5. Sédimentation sociale de l'imaginaire
- 6. L'imagination matérielle
- 7. Du symbole au mythe
- 8. Expression musicale du destin
- 9. Les mondes imaginaires
- 10. Au-delà de la communication
- 11. Bibliographie
IMAGINAIRE ET IMAGINATION
Article modifié le
Du symbole au mythe
On comprend alors la tentation de constituer une symbolique générale de l'imaginaire, on voit aussi les limites qu'impose la restitution critique de ses sources à l'usage qui en serait tenté dans le champ de la métaphysique, voire même de l'exégèse théologique. De façon assez paradoxale, en effet, c'est à la faveur de la découverte freudienne que s'est amorcé, sous l'impulsion de Jung, ce rajeunissement de l'ésotérisme ancestral. L'analyse des rêves ayant révélé la productivité (ce qui n'est pas dire la créativité) du dynamisme inconscient, l'inconscient, en retour, a servi à cautionner toute conjecture dont on aurait été en peine d'administrer la preuve. Mais ce que l'on gagnait en généralité, il fallait bien le perdre en précision. En particulier, si la notion du symbolisme de l'imaginaire était appelée à une extension indéfinie au-delà des conditions empiriques dans lesquelles elle avait été validée, c'est-à-dire en dehors du contexte technique de la cure, et de la trame de son déroulement effectif, il fallait bien que le principe voilé de cette symbolique généralisée fût lui-même affranchi des déterminations qui en eussent restreint l'exercice. À cette exigence a répondu l'élaboration de la notion jungienne de libido comprise comme énergie désexualisée. Mais dans la mesure même où cette généralisation se développe, elle fait éclater les limites de la subjectivité individuelle, pour déboucher alors sur une symbolique de l'inconscient collectif. En bref, l'indétermination épistémologique du concept de l'imaginaire trouve sa mesure dans l'illimitation du champ où l'on se flatte de le faire opérer, aussi bien que dans l'ampleur de sa vulgarisation dans toutes les directions des sciences de la culture.
Une telle entreprise trouvera au contraire son statut dans une perspective critique. L'insuffisance de l'interprétation jungienne et postjungienne du symbolisme tenait à sa méconnaissance des connexions établies par la théorie moderne entre l'imagination et le discours. Du moment, en effet, où l'imaginaire se trouve situé par rapport à cet ordre de discours, de ce moment, on comprend qu'il participe d'une dimension d'universalisation. Et sans doute y a-t-il paradoxe à ordonner à cette universalisation la singularité de l'ego. Mais ce paradoxe, c'est l'imagination même qui le noue, dans la mesure où la symbolique qu'elle vise exprime au creux du discours les conditions de surgissement du sujet de l'énonciation. Est-ce à dire qu'elle se réduise à représenter au sujet sa propre naissance ? Mais le sujet n'est que le déploiement d'un champ de différences. La trace déposée par l'ego dans le mouvement perpétué de sa renaissance ne fera ainsi que dessiner le schéma sur lequel se composera la symbolique de l'imaginaire, aux différents niveaux de la communication et selon les déterminations progressivement enrichies que le sujet est appelé à y recevoir.
Ainsi Ernest Jones remarquait-il que la symbolique, à travers la variété de ses modes, se réfère au corps propre, aux relations de parenté, à la naissance, à la vie et à la mort. Telles sont, en effet, les plus simples des figurations où puissent s'exprimer le motif originel et la singularité de l'ego à l'état naissant. Encore sont-elles prises déjà dans un ordre intersubjectif qui représente les conditions minimales d'une prise de conscience. Tracer le développement de l'imaginaire, ce serait restituer les transformations de cette symbolique première – et d'abord au niveau du mythe qui consacre son avènement dans la forme de l'extériorité.
Du rêve au mythe, si le retournement est en effet complet, c'est qu'il s'accomplit entre les positions d'une même structure. Le rêve est l'illustration d'un récit voilé ; le mythe est un récit dont l'illustration demeure virtuelle, et sur l'organisation duquel ont porté les progrès accomplis depuis le xixe siècle dans l'interprétation de l'imagination mythique.
On ne s'étonnera pas, au terme des observations qui précèdent touchant l'appartenance de l'image à la sphère de la communication, qu'au milieu du xixe siècle le renouvellement de la théorie de la mythologie ait été dû à l'initiative d'un linguiste, s'appuyant dans la restitution des sources de la création mythologique à des considérations d'un ordre purement linguistique ; et le moindre intérêt de cet épisode de l'histoire des idées n'est pas de nous rendre en l'occurrence témoignage de la fécondation mutuelle entre le point de vue historique et le point de vue systématique. W. von Humboldt ayant classé les langues en isolantes, agglutinatives et flexionnelles, Max Müller en entreprend en effet, selon ces normes caractéristiques, la reconstruction générique. Distinguons alors entre un état du mot employé avec sa véritable signification de nom ou de verbe ou de mot plein ; et un état où le même mot sera employé comme une particule, comme un signe purement déterminatif ou formel, mot vide. Nous aurons là « tout le secret du développement du langage, depuis le chinois jusqu'à l'anglais ».
D'une part, nous tenons, en effet, des grammairiens chinois qu'un mot peut devenir vide, c'est-à-dire perdre son sens primitif. Ajoutons-y l'observation que les mots vides ou morts sont particulièrement exposés à l'altération phonétique. Nous pouvons imaginer trois états du langage correspondant à la classification tripartite de Humboldt : il peut y avoir des langues où les mots, vides ou pleins, conservent leur forme indépendante ; des mots vides peuvent perdre leur indépendance, éprouver une altération phonétique et dégénérer en simples suffixes ou désinences ; des mots pleins peuvent à leur tour perdre leur indépendance et être attaqués « de la même maladie qui a défiguré les suffixes et les préfixes ». Dans cet état, il n'est souvent plus possible de distinguer entre les éléments radicaux et les éléments formatifs des mots.
On reconnaît la préfiguration du modèle « archéologique » de Freud. Mais l'un de ses éléments mérite plus particulièrement de nous retenir dans la mesure où il jette un pont, chez Müller lui-même, entre la théorie de la stratification et l'interprétation de la mythologie, de Müller à Freud, entre la théorie de la mythologie élaborée par le linguiste et la théorie des processus de rêve développée par la psychanalyse. « Maladie du langage », on vient en effet d'évoquer la caractéristique assignée par Müller à l'altération phonétique des mots pleins. Or la même désignation est appliquée par lui au ressort de la production des mythologies, à savoir la métaphore.
Suivons en effet la destinée des racines primitives : elles sont formées par onomatopées ; elles sont confirmées par la sélection naturelle : elles président à la formation des noms. Par exemple, de racines signifiant « briller », « être éclatant », on a formé des noms pour le soleil, la lune, les étoiles, les yeux de l'homme, l'or, l'argent, le jeu, la joie, le bonheur, l'amour. Nous dirons alors qu'il y a métaphore radicale, lorsqu'une racine qui signifie « briller » est ainsi employée pour former le nom « de la brillante lumière de la pensée, ou de cette joie de l'âme qui éclate en hymnes de louange ». Mais il y a métaphore poétique, « lorsqu'un verbe ou un nom déjà créés et attachés à quelque action ou à quelque objet déterminés sont transposés poétiquement à quelque autre action ou à quelque autre objet. Par exemple, lorsque les rayons du soleil sont appelés les mains ou les doigts du soleil, les noms qui signifient mains et doigts existaient déjà et sont appliqués, par une figure poétique, aux rayons qui sortent de ces corps lumineux ». Or les langues anciennes sont caractérisées par l'intensité de ces deux tendances homonymique et polyonymique. Nous pourrons donc décrire dans la vie des peuples une période « mythologique », non pas dans le sens restreint où on emploie généralement le terme, « mais plus généralement en l'appliquant à toutes les sphères de la pensée et à toutes les classes de mots ».
« Or, souligne Müller, toutes les fois qu'un mot quelconque, après avoir été employé d'abord métaphoriquement, est employé sans que l'on ait une conception claire des degrés par lesquels il a passé de sa signification originelle à son sens métaphorique, il y a danger de mythologie ; ou, si je puis ainsi m'exprimer, nous avons une maladie du langage, soit que ce langage traite d'intérêts religieux ou d'intérêts profanes. »
Par exemple, une même racine sanskrite ark, arch, signifiant être ou rendre « brillant », donne un substantif qui, à l'exclusion de tout autre sens, ne signifie qu'un chant de louange, un hymne qui réjouit le cœur et fait rayonner le visage des dieux ; en dérive également, par ailleurs, un terme adopté comme le nom propre de la lumière par excellence, le soleil. Et ce terme était aussi employé dans le sens d'hymne de louange. Nous avons là, dans l'esprit de Müller, un exemple évident d'une métaphore radicale. Une même racine sous une forme absolument identique fut attribuée d'une manière indépendante à deux conceptions distinctes. Si l'on venait à oublier la raison de l'attribution indépendante d'une même racine à deux idées, soleil et hymne, il y avait danger de mythologie, et effectivement nous trouvons dans l'Inde qu'un mythe s'était formé à ce sujet, et la fable racontait que les hymnes de louanges étaient émanés du soleil ou avaient été originairement révélés par lui. Ainsi, dans le cas de la métaphore « radicale », « un malentendu mythologique fut causé par le fait qu'une seule et même racine dut fournir les noms, de conceptions différentes, en sorte que, après un certain laps de temps, les deux noms furent supposés être un seul et même nom, ce qui fit transporter à l'un la signification de l'autre ».
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Pierre KAUFMANN : professeur honoraire de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Média
Autres références
-
IMAGINATION (notions de base)
- Écrit par Philippe GRANAROLO
- 2 792 mots
Quelle défiance les philosophes n’ont-ils pas montrée à l’égard de l’imagination ? L’imagination, « maîtresse d’erreur et de fausseté » pour Blaise Pascal (1623-1662), « folle du logis » et pire encore « folle qui se plaît à faire la folle » pour Malebranche (1638-1715). Même condamnation trois cents...
-
ALAIN ÉMILE CHARTIER, dit (1868-1951)
- Écrit par Robert BOURGNE
- 4 560 mots
...liberté, reprises sans doute des leçons de Lagneau mais soustraites au souci moral qui les inspirait (l'ascèse réflexive). S'en dégage la doctrine de l' imaginaire qui gouverne une anthropologie de la finitude tout à fait neuve, qui, posant l'unité par l'antagonisme, a le style incisif du paradoxe logé... -
ANIMUS & ANIMA
- Écrit par Alain DELAUNAY
- 1 034 mots
- 1 média
Le couple anima-animus joue un rôle important dans la « psychologie des profondeurs » de Carl Gustav Jung. Il s'agit d'une résurgence de deux termes du corpus de la philosophie médiévale. On les rencontre chez de nombreux auteurs, notamment Guibert de Nogent, où généralement ils désignent,...
-
ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)
- Écrit par Pierre AUBENQUE
- 23 793 mots
- 2 médias
...végétative dans ses conditions d'existence. Cette description se distingue d'emblée de la « psychologie » platonicienne en ce que la sensibilité et l' imagination n'apparaissent plus comme des obstacles à la connaissance intellectuelle, mais bien plutôt comme une médiation vers elle. Dans plusieurs... -
L'AUTRE MONDE OU LES ÉTATS ET EMPIRES DE LA LUNE, ET LES ÉTATS ET EMPIRES DU SOLEIL, Savinien Cyrano de Bergerac - Fiche de lecture
- Écrit par Christian BIET
- 1 131 mots
...en explorant les mondes possibles, tout en gardant la distance de l'ironie, si bien que la quête de la vérité se transforme en déstabilisation de tout énoncé de vérité. C'est donc un regard nouveau, frôlant l'utopie, qui, via l'imagination et via la Lune, puis le Soleil, est posé sur notre monde. - Afficher les 41 références
Voir aussi