- 1. Sources romantiques et élaboration psychanalytique
- 2. Des jeux de la nature à l'illusionnisme optique
- 3. L'expression onirique : psychanalyse et phénoménologie
- 4. Fantasme et communication
- 5. Sédimentation sociale de l'imaginaire
- 6. L'imagination matérielle
- 7. Du symbole au mythe
- 8. Expression musicale du destin
- 9. Les mondes imaginaires
- 10. Au-delà de la communication
- 11. Bibliographie
IMAGINAIRE ET IMAGINATION
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Les mondes imaginaires
Mondes romanesques et cosmologies poétiques, mondes de théâtre ou de cinéma, nulle philosophie n'aurait aujourd'hui l'audace d'élargir à l'échelle de la curiosité, de la technique et de la création modernes l'effort déployé par les grands systèmes du xixe siècle pour situer sous leurs catégories directrices les domaines fondamentaux de l'imaginaire. Simplement peut-on marquer les possibilités de confrontation partielle qu'a ouvertes la recherche moderne sur l'impulsion dont ils procèdent. Si l'imagination est fonction d'un sujet communiquant, à la position dialectique de l'Autre par rapport auquel cette communication se situe, est suspendue l'organisation de l'œuvre qu'elle institue. Qu'est-ce qu'un monde, en effet, sinon l'habitat originaire dont chaque sujet constituera le domaine de ses investissements, avec le relief des obstacles et des percées au gré desquels se développera sa destinée ? Mais nous savons bien aussi que les présences sensibles qui nous frappent de plein fouet ne sont qu'un domaine infime au regard de l'invisible qui les enveloppe. Aussi bien ne pourrions-nous faire à l'imaginaire sa part dans la genèse de ces mondes, ni leur reconnaître une individualité, s'ils se composaient, ne fût-ce qu'idéalement, par recoupement de perspectives empiriques. Mais cet invisible vers lequel toute spéculation comme tout désir humains ont de toujours précipité, comment expliquer qu'il compte pour nous en chaque instant comme le plus proche des horizons, et pourtant qu'il ne se lasse pas plus de nous fuir que nous ne désespérons de nous y joindre, comment expliquer cette insistance de l'absence, si elle n'émanait du fond d'altérité d'où notre prochain nous tente ou nous appelle ? Les psychologues de l'enfance le savent bien, qui ont le privilège, par le dessin, de les saisir à leur naissance : ce que représentent ou mieux expriment ces premiers mondes, c'est l'insertion, en un réseau, d'attentes, de satisfactions et de jouissances dont le nœud se situe en un entourage humain. Loin que le monde tissé de nos perceptions soutienne ce langage et lui donne matière, c'est au contraire au lieu prédéterminé par ce langage qu'il prendra consistance. Et de ce point de vue la constitution d'un monde imaginaire cesse en principe de faire problème : sa cohésion, son organisation en une totalité originale ont leur fondement dans la singularité du destinataire, auquel le message qui lui est sous-jacent s'adresse. Chaque individu n'a-t-il pas, en son intimité, un interlocuteur secret, auprès duquel son discours se rassemble et trouve sa norme et sa mesure ? La psychologie issue de la psychanalyse rejoindra donc ici les enseignements d'une certaine expérience religieuse : l'âme n'est pas substance, support des états du psychisme, elle est la « capacité » de coexistence, l'altérité immanente du sujet, – et chaque monde imaginaire est, de cette altérité, l'empreinte. Rechercher sur une surface vierge le tracé d'une période réglée de la parole afin d'enclore en son contour les signes évocateurs d'un paysage poétique, planter le décor d'une action intégrant sa propre durée, abandonner ce décor lui-même aux vicissitudes d'un procès filmique, toutes ces opérations, au même titre que les productions plastiques de la peinture, de la sculpture ou de l'architecture, nous proposent l'énigme du réglage de l'intention expressive sur la distance à laquelle se tient son destinataire, distance indéfiniment variable, et dont les variations commandent la distribution du spectre artistique, des ombres glacées de l'absence aux jeux gratuits d'un narcissisme triomphant.
Une esthétique générale – mais qui la tenterait ? – aurait donc à reconstituer chacune de ces sphères de communication que sont les mondes imaginaires, c'est-à-dire à en articuler la typologie d'ensemble, avant d'entrer dans le foisonnement des mondes particuliers, où chaque créateur fixe l'écho de son propre message. Hélène Tuzet en a fait la tentative sur le terrain de la littérature en son étude sur Le Cosmos et l'imagination. S'il est vrai cependant que l'expression littéraire suscite, en sa plus haute puissance, un foisonnement de mondes imaginaires, on est fondé à se demander si les œuvres plastiques ne sont pas soutenues dans leur création par une intention analogue. La parole, en effet, n'intervient pas dans l'expansion cosmique de l'imaginaire selon la détermination discontinue des éléments de discours, mais en raison de la position constituante de l'Autre auquel le message s'adresse. De même, la genèse de l' œuvre plastique se laissera-t-elle décrire dans la diversité des types consacrés par la classification des beaux-arts, chacun d'eux pouvant être rapporté à la position qui revient à l'Autre dans l'organisation d'un domaine spécifique d'expression. Pierre Kaufmann s'y est employé dans une recherche parue en 1967 sur l'Expérience émotionnelle de l'espace. Il a tenté en particulier de montrer que la mise à jour de la dimension intersubjective sous-jacente aux créations plastiques autorise une déduction des formes idéales sous lesquelles en émerge le sens, et qu'il a désignées comme catégories émotionnelles ou catégories d'expression : Destin, sacré, destinée. Ainsi, des vicissitudes de l'expérience d'autrui au développement de la sublimation esthétique, la genèse de l'imaginaire peut-elle être restituée systématiquement. Tâche inépuisable, dont la fécondité s'est déjà marquée par exemple dans la liaison établie entre la catégorie émotionnelle du Destin, et les créations architecturales et sculpturales de l'âge grec classique. La méthode devrait être maintenant étendue aux formes modernes de la culture : s'agit-il de la production cinématographique, par exemple, il lui reviendrait de découvrir comment les conditions de structure qui sont celles du film, comment, au premier chef, la conversion en un continu spatio-temporel du système de référence qui forme l'assise de notre environnement perceptif, président à l'instauration de dimensions d'expression en apparence aussi disparates que celles du western et du drame social, de la comédie de mœurs et de l'épopée à grand spectacle, de la comédie musicale et du reportage. Ainsi pourraient se révéler notamment les sources de la puissance d'envoûtement du film, et le privilège dont il jouit dans l'évocation d'une destinée ; et en dehors même de la sphère proprement esthétique, dans le domaine de l'imagerie publicitaire par exemple, dans le déploiement des créations techniques, dans le renouvellement des paysages et dans l'ouverture du cosmos, ainsi encore pourraient se diversifier les manifestations du fait fondamental que représente la constitution intersubjective de l'imaginaire.
Avec l'organisation de ces mondes, se pose en des termes nouveaux la question de la portée de l'imagination, au regard d'une visée de vérité. L'imagination trouve en effet son fondement dans le monde qu'elle institue, et ce monde, surgissant au lieu même où l'Autre est invoqué, semble y trouver la caution d'un statut. Toute représentation de l'imaginaire appellera donc une critique, au sens philosophique du terme : elle portera, au premier chef, sur les puissances successives de cette altérité dont l'intersubjectivité n'est encore qu'une expression confuse, aussi longtemps qu'elle n'explicite pas son ultime condition de possibilité dans le dessaisissement de soi dont la mort est Principe. En ce point, les enseignements de la recherche empirique moderne rejoignent une tradition classique, au seuil de laquelle survit la tradition augustinienne : « La force de l'amour est telle, lisons-nous au livre dixième du Traité de la Trinité, que ces objets en lesquels l'âme s'est longtemps complu par la pensée et auxquels elle s'est agglutinée à force du souci, elle les emporte avec elle, lors même qu'elle rentre en soi, en quelque façon, pour se penser. Ces corps, elle les a aimés à l'extérieur d'elle-même, par l'intermédiaire des sens, elle s'est mêlée à eux par une sorte de longue familiarité, mais comme elle ne peut les emporter à l'intérieur d'elle-même, en ce qui est comme le domaine de la nature spirituelle, elle roule en elle leurs images, et entraîne ces images faites d'elle-même en elle-même... Elle s'assimile à ces images, non par son être, mais par la pensée... en elle subsiste le pouvoir de juger qui lui fait distinguer le corps, qui lui reste extérieur, de l'image qu'elle porte en elle : à moins que ces images ne s'extériorisent au point d'être prises pour la sensation de corps étrangers, non pour des représentations intérieures, ce qui arrive couramment dans le sommeil, la folie ou quelque transport (ecstasis). »
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Écrit par
- Pierre KAUFMANN : professeur honoraire de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Média
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