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CRÉATION LITTÉRAIRE

« Une histoire immortelle »

La création littéraire exalte en outre sinon le « héros », du moins le «  personnage ». La persona de l'actant littéraire peut aller du plus simple – le masque ou le costume obligé de l'emploi théâtral – au plus complexe, dans le roman psychologique ou dans l'épanchement lyrique de la poésie. Mais chaque fois s'opère une sélection des traits de personnalité, des situations et des actions des personnages (J. Campbell, The Hero with a Thousand Faces). Pas plus qu'un paysage littéraire n'est une photographie géologique, le personnage littéraire n'est un « protocole » de psychologue. C'est le trait typique qui définit par simplification le « caractère », comme le montrent bien les croquis de La Bruyère ; même lorsqu'il s'agit d'incarner dans l'écriture un personnage hésitant, ambigu ou composite, les traits d'hésitation, d'ambiguïté ou de complexité élus par l'œuvre ont à ce point valeur de paradigme que le personnage prend la consistance et la fermeté d'un modèle. Tel Hamlet devant la tombe de Yorick, tel Hans Castorp sur la Montagne magique.

Tout personnage littéraire subit un processus d'immortalisation et se place à l'intérieur d'un récit que la pérennité de l'écriture même rend impérissable et rapproche du mythe (« Le Retour des immortels », op. cit.) : il a une date de naissance puisqu'il émerge avec l'œuvre, mais, son sort étant lié à l'œuvre, il devient comme elle éternel. Pour le personnage littéraire, Werther, Julien Sorel ou Cléopâtre, c'est sa mort qui est fiction et la geste de sa vie qui est exemplaire. Mort, où est ta victoire, si à chaque lecture tu peux te répéter, donc... ressusciter indéfiniment la vie que tu conclues ? Ce pouvoir d'immortalisation n'est pas l'un des moindres moteurs de la création littéraire : le fait que les « écrits restent » pousse certains à écrire au moins un journal intime ou à perpétuer leurs rêves, leurs désirs, leurs peines en des personnages dits de fiction. Comme en a parfaitement conscience le narrateur de la Recherche du temps perdu, c'est lorsqu'il « découvre l'action destructrice du temps » sur les « visages grimés », les « fantoches », les « poupées », la « fête travestie » des vieillards du salon des Guermantes qu'il veut « rendre claires, [...] intellectualiser dans une œuvre d'art des réalités extratemporelles » (c'est nous qui soulignons). Ces réalités extratemporelles, l'œuvre les érige, certes, à travers les notations psychologiques comme par ailleurs elle créait un paysage à partir des « petits faits » et des clichés glanés sur le bord de la route par la réflexion du fameux miroir qu'évoquait Stendhal. Mais ce matériau psychologique est par nature voué au changement, au vieillissement et à la mort... Seul le génie créatif « arrache » – Henry Corbin reprend le mot à Joseph Baruzi – l'extratemporalité mythique à toutes les subjectivités capricieuses, désespérantes et fallacieuses du psychisme. Car, paradoxalement, ce qui typifie le héros et lui confère l'immortalité, ne fût-il que héros de roman, c'est l'absence d'âme, donc d'états d'âme. Pour se forger à sa propre existence, l'âme a besoin de l'épreuve, des angoisses et, finalement, de la mort. Or la création littéraire place le personnage dans un statut ambigu : tissé par la chaîne des angoisses, des désirs, des regrets, de tous les états d'âme de l'auteur, il est immortalisé par la trame de l'écriture même. Werther participe à la fois des souffrances du jeune Goethe et de leur réminiscence, mais aussi – le coup de pistolet fatal étant sempiternellement revécu à chaque lecture – d'une immortalité de paradigme dans l'empyrée des héros littéraires.[...]

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Pour citer cet article

Gilbert DURAND. CRÉATION LITTÉRAIRE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Stendhal - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Stendhal

Thomas Mann - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Thomas Mann

William Faulkner - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

William Faulkner

Autres références

  • ART (Aspects esthétiques) - La contemplation esthétique

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    ...plaisir en assistant au spectacle tragique ? C'est d'abord pour Freud un problème d'ars poetica et il s'en explique dans un article de 1908, « La Création littéraire et le rêve éveillé ». L'artiste est celui qui atténue le caractère égotique du rêve diurne au moyen de changements et de voiles...
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    ...(particulièrement son enfance rêvée) à des réseaux de signification d’images transindividuelles, dont témoignent les mythes. Bachelard développe ainsi progressivement unepsychologie de la création, qui retrouve l'inspiration de la « fantastique transcendantale » chère au poète romantique Novalis.
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