ART (Aspects esthétiques) La contemplation esthétique

La fortune philosophique de la notion de catharsis est liée essentiellement à une phrase de la Poétique d' Aristote : « La tragédie est l' imitation d'une action de caractère élevé et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé d'assaisonnements d'une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation (ou purification) propre à pareilles émotions » (δι'ε'λ́εον κὰι ϕ́οβον περάινουσα τ̀ην τ̃ων τοιόυτων παθήατων κ́αθαρσιν). L'ambiguïté même de la traduction du mot catharsis (du grec κ́αθαρσις, qui signifie de la façon la plus courante purification ou purgation) chez Aristote invite à une réflexion plus poussée : cette ambiguïté n'est pas seulement hésitation possible d'un traducteur zélé, elle est l'indice d'un problème réel d'interprétation. En choisissant purification ou purgation, on s'engage dans une voie précise et l'on détermine du même coup, a priori, le statut de la contemplationesthétique. Si l'on traduit catharsis par purgation, la contemplation esthétique apparaît alors comme un simple phénomène mécanique de décharge d'un trop-plein d'affects, phénomène nécessaire pour la préservation de la cohésion du groupe. Si l'on traduit catharsis par purification, la contemplation esthétique devient une opération d'ordre essentiellement intellectuel et moral, proprement individuel, révélant une promotion interne du sujet contemplant, puisque ce dernier purifie des émotions d'abord impures. Le statut de la contemplation esthétique se lie donc étroitement à celui de l'individu au sein du groupe social.

Catharsis et tragédie

C'est en fonction des catégories de pur et d'impur que, pour une grande part, s'organise la vie en société : la crainte de la souillure et le besoin de pureté en sont deux éléments fondamentaux. Dans toute société élémentaire – et la Grèce archaïque ne fait pas exception – il existe des rites de purification liés à ce qu'il est convenu d'appeler la bipolarité du sacré : le rôle de celui-ci est alternativement inhibant (il impose un certain nombre de renonciations qui, toutes, visent à préserver l'intégrité du groupe) et stimulant (la fête, par exemple, a, avant tout, une fonction de régénérescence des cellules sociales : elle recommande, et même rend obligatoire ce qui d'ordinaire constitue l'objet des plus sévères interdictions). Voici donc d'un côté l'ascèse, de l'autre l'excès. Or c'est bien l'excès, le paroxysme que nous trouvons, à l'aube de la pensée grecque, en exercice dans les rites ek-statiques de Dionysos chez les corybantes où l'enthousiasme éveillé par le chant des flûtes provoque un délire sacré qui ne se brise qu'à son plus haut degré. Selon que l'on considérera la catharsis comme manifestation de l'ascèse ou manifestation de l'excès, on traduira le mot par purification ou par purgation. Dans un passage de la Politique (VIII, 6, 1341 a, 23), Aristote nous dit que la flûte n'a pas un caractère moral, mais bien plutôt un caractère « orgiastique », et qu'il faut l'utiliser dans les circonstances où le spectacle « tend plutôt à la catharsis des passions qu'à notre instruction ». Il faut donc reconnaître – par analogie – que la notion de catharsis semble, chez Aristote, l'héritière directe des rites bachiques et se situe du côté de l'excès : catharsis = purgation. C'est encore ce que semble confirmer un autre passage de la Politique (VIII, 7, 1342 a, 9 suiv.), où Aristote après avoir montré que la musique doit être pratiquée en vue de l'éducation et de la catharsis, affirme que, sous l'influence des mélodies sacrées, l'individu est é-mu, l'âme sort d'elle-même, et l'individu, tout d'abord en proie à une émotion, est « remis d'aplomb comme s'il avait pris un remède et une catharsis ». C'est à ce même traitement, ajoute Aristote, que doivent ëtre soumis ceux qui sont enclins à la crainte et à la pitié, il se produira alors pour eux « une certaine catharsis et un soulagement accompagné de plaisir ». Nous serions ainsi en présence d'un phénomène purement physiologique et mécanique, reliquat de l'ancienne fête. L'analogie se poursuit plus avant si l'on songe que la tragédie grecque est une œuvre musicale autant que littéraire ; la cathartique musicale traditionnelle et la cathartique tragique seraient donc une seule et même chose, auraient exactement la même fonction : à la faveur de circonstances précises, rétablir l'équilibre de l'individu en le débarrassant de son surcroît d'émotivité et préserver ainsi la cohésion du lien social. La catharsis serait purgation, c'est-à-dire ivresse, extase, violence temporairement tolérée, comme rendant possible un retour au calme labeur utile à la collectivité ; la catharsis serait traitement homéopathique, « vaccination » opérée en vue d'une hygiène sociale.

Cette interprétation isole les quelques mots qu'Aristote consacre à la notion de catharsis. Si par contre l'on restaure le contexte, il est douteux que l'on puisse maintenir cette traduction de catharsis par purgation. Le choix de la traduction engage ainsi des critères à la fois méthodologiques et interprétatifs. Dans le livre X de la République, l'art est nettement défini par Platon comme «  imitation » : la poésie comme la musique reflètent les actes et les passions des hommes, mais ce qu'imite le poète, ce n'est point l'aspect noble de l'individu ; la poésie dramatique a commerce avec l'élément inférieur de l'âme (passions, émotions, etc.), elle s'adresse au « lion », à cette partie de l'âme que le sage s'efforce de dompter. Nous dirions volontiers que ce que Platon reproche à la tragédie, c'est d'être d'essence dionysiaque. Or un État qui doit être régi par des lois sages ne peut certes pas tolérer en son sein ce qui fortifie la partie inférieure de l'âme et ruine, de la sorte, l'élément raisonnable : le poète imitateur introduit un mauvais gouvernement dans l'âme de chaque individu en flattant ce qu'il y a en elle de plus déraisonnable. Pour Aristote aussi, l'art sera avant tout imitation ; mais, loin de condamner cette identité, il en fait au contraire un instrument de défense de l'art, car l'imitation est un phénomène spécifiquement humain qui occupe une place déterminante dans notre vie intellectuelle : l'imitation, c'est ce qui inaugure l'ère culturelle de l'humanité ; dès lors, l'imitation poétique a pour objet la vie même et le destin de l'homme ; la tragédie est saisie du sens de l'universelle nécessité qui pèse sur l'humanité, et le héros tragique est en même temps porteur, messager et témoin de ce sens. Lorsque Platon condamne la tragédie, c'est au nom de l'effet désastreux qu'elle produit sur le spectateur : le public éprouve une certaine sympathie pour le héros qui sous ses yeux se lamente et se frappe la poitrine ; mais que fonde sur nous un malheur domestique, nous mettons notre point d'honneur à rester calmes et courageux car « la conduite que nous applaudissions tout à l'heure ne convient qu'aux femmes » (Républ., 605 e). Autrement dit, le modèle de la vie que nous devons imiter n'a rien de commun avec le modèle que nous propose la tragédie ; celle-ci offre à la partie déraisonnable de l'âme une occasion de s'assouvir, prenant prétexte de la présentation des malheurs d'autrui. La critique platonicienne vise l'établissement des lois, et c'est la raison pour laquelle la tragédie est condamnée en même temps que les effets qu'elle suscite, car si nous admettions la « Muse voluptueuse », le plaisir et la douleur seraient les rois de la Cité à la place de la loi et de la raison. On ne peut sans doute mieux mettre en évidence le lien étroit qui unit le statut de la contemplation esthétique et l'organisation de la société. La tragédie a bien pour but, selon Aristote, de procurer un plaisir, mais pas n'importe quel plaisir : il s'agit du plaisir « qui lui est propre », c'est-à-dire « le plaisir que donnent la crainte et la pitié suscitées à l'aide d'une imitation » (Poétique, 1453 b, 10 suiv.). De quelle espèce est ce plaisir, telle est la question. Sans doute faut-il mettre l'accent sur l'aspect tragique des émotions de crainte et de pitié : les sentiments de crainte et de pitié éprouvés devant le spectacle tragique, plus que de simples réactions affectives, apparaîtraient alors comme un bouleversement complet de l'âme. La crainte devant les fureurs d'Ajax, la pitié face à la malheureuse destinée d'Œdipe ne seraient pas vraiment la crainte et la pitié que provoquent en nous dans la vie courante les transports furieux de tel homme ou le parricide et l'inceste ; la tragédie nous fait accéder à une crainte et une pitié tragiques, à des émotions qualitativement différentes des émotions habituelles. Cette métamorphose est une épuration : loin d'être dionysiaque, elle est au contraire apollinienne, réconciliation de l'individu avec le cosmos ; c'est la métamorphose de l'individu devant la métamorphose d'une destinée individuelle en destinée exemplaire. La poésie tragique offre donc à des émotions ordinairement considérées comme déraisonnables et dissolvantes l'occasion de « se racheter » par un changement de finalité, l'occasion de s'épurer pour rétablir l'harmonie intérieure de l'âme, en les orientant vers la saisie profonde du sens moral et religieux du spectacle. Dès lors, ce n'est pas l'âme qui est « purgée » des émotions de crainte et de pitié, mais ce sont les émotions elles-mêmes de crainte et de pitié « et autres semblables » qui sont épurées à l'intérieur de l'âme par le moyen du spectacle tragique. Il faudrait donc traduire le mot catharsis par purification.

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Cette ambiguïté fondamentale du mot catharsis engage, on le voit, un choix décisif : ou bien la contemplation esthétique participe du phénomène de l'ascèse, du renoncement, par métamorphose interne d'un certain type d'émotions, et elle symbolise alors le passage de l'état « naturel » à l'état « policé » ; ou bien la contemplation esthétique participe du phénomène de l'excès, de la saturation, par libération directe d'un surplus affectif, et elle symbolise alors le nécessaire maintien de l'« état de nature » dans l'état de société comme condition de la « bonne marche » de la Cité. Et Nietzsche n'était pas dupe qui – en attaquant sans relâche tout au long de son œuvre l'idée aristotélicienne de la catharsis – y voyait le symptôme des « forces réactives ». Ce que Nietzsche condamne, à travers l'idée de catharsis, c'est toute la civilisation occidentale lancée dans l'hérétique aventure de la morale de la résignation, de la funeste équation raison = vertu = bonheur, où l'art reste l'ultime refuge de la vie, mais où il n'est plus possible de vivre de façon « artistique », c'est-à-dire de façon authentique.

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  • : professeur de philosophie à l'université de Rennes

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