JOURNAL INTIME
Cet exercice le plus souvent secret de l'écriture reste un des plus ordinaires qui soit. Expression de l'unique, de l'individuel, sa pratique est difficile à définir ou délimiter, tant elle est protéiforme : le journal intime peut être un cahier de quelques feuillets ou le labeur de toute une vie (les 16 900 pages du Journal d'Amiel), un dispositif majeur dans l'œuvre d'un écrivain (le Journal de Gide ou celui de Pavese, ou l'expression d'un propos plus latéral, un espace laissé au brouillon, au ressassement ou l'exercice concerté d'une écriture soucieuse de perfection. Les circonstances varient elles aussi : si le journal personnel accompagne les moments de crise – l'adolescence, en premier lieu, car la majorité des rédacteurs de journal ont entre quinze et vingt ans – ou les grandes perturbations historiques (le journal de guerre de Sartre ou celui de Malaquais), il peut être la lente édification d'une somme au long d'une vie. Son statut est ambivalent : pratique rigoureusement clandestine comme activité publiquement proclamée de la part d'écrivains reconnus. Les frontières n'en sont pas fixées : les cahiers ou carnets de tel écrivain relèvent-ils ou non du journal intime ? Doit-on y rattacher le Journal des Goncourt, où la chronique mondaine voisine avec des considérations plus personnelles ? En varient enfin les enjeux : du questionnement de soi par soi dans une visée éthique ou thérapeutique (comprendre et rassembler sa vie) au déversement d'un trop-plein (colère, lassitude, passion), d'une intention de témoignage à une quête spirituelle, de cahiers notant lectures et rencontres à des formes ouvertes à la multiplicité du quotidien. Comme objet d'étude, le journal intime intéresse autant le sociologue que le psychologue, l'historien de la littérature que celui des mœurs, notamment en raison de l'intérêt croissant de la recherche historique pour la vie quotidienne et ses représentations.
La parole de l'individu
Le journal intime devient une forme d'expression littéraire à la fin du xviiie siècle, en même temps que les autres formes d'écriture autobiographique – comme Les Confessions de Rousseau – et en même temps que commence à se constituer et s'instituer la notion de littérature. Il s'est façonné dans sa diversité à partir d'origines multiples, repérables depuis la Renaissance : la tenue de livres de comptes ou de livres de raison, la chronique régulière d'événements plus ou moins marquants (Journal de l'Estoile, de Dangeau ou de Samuel Pepys), en particulier lors de voyages (Montaigne), la notation d'exercices spirituels et de leur cheminement. Dès le romantisme, le journal personnel apparaît comme le lieu d'expériences très divergentes : il n'y a qu'à constater les partis différents qu'en tirent Joubert, Stendhal, Constant, Vigny, Maine de Biran, Eugénie et Maurice de Guérin, Amiel, Delacroix, Sainte-Beuve, Michelet, Baudelaire, voire Hugo dans Choses vues.
La Révolution française a promulgué les droits de l'homme, la liberté d'expression, l'autonomie de l'individu. Ces libertés neuves, le diariste les fait pleinement siennes dans l'espace de son journal. Le journal intime a donc partie liée avec l'histoire de la pratique démocratique. Et il n'est pas de démocratie sans place donnée à l'opposition. L'esprit du journal intime est souvent de contradiction, de contestation ou de sécession : opposition à l'ordre social (et à son incarnation familiale ou conjugale, souvent), à ses modes d'assignation ou de représentation ; mais, plus secrètement, opposition ou contradiction de soi avec soi. Il y a urgence à se dire tant sont éprouvées avec force inquiétude, tension, tourment, refus des images de soi qui vous sont imposées.
Ce sentiment s'exacerbe avec l'individualisme romantique et les grandes ruptures qu'il proclame. Si le journal intime est un miroir, c'est un Narcisse déchiré et troublé qu'il reflète. S'y recherche un être en doute sur lui-même, qui se sent déplacé ou exilé, en porte-à-faux avec l'ordre social. De là jaillissent toutes sortes de contradictions qui donnent encore aujourd'hui au journal intime son dynamisme et sa fécondité. À une époque où l'instance sociale ordonne de thésauriser, le journal capitalise faits et gestes, conservant propos et pensées, récupérant ce que d'aucuns jugeraient déchet. Mais il le fait dans une activité de pure dépense, abandonnée à la rêverie, gratuite car non destinée en principe à la publication. Son intention est toujours d'extériorisation et de communication, alors qu'il emprunte les chemins de l'introversion, du repli ou du retrait. Il fait sienne l'idée que la vraie vie est ailleurs, puisqu'il confère une sorte de supériorité à un écrit prenant le pas sur le vécu lui-même, tout en nourrissant cette écriture des conduites et des réflexions quotidiennes. Il joint la pratique toute commerciale du bilan ou de l'inventaire à celle, d'inspiration religieuse, d'un examen de conscience désormais laïcisé.
Le journal intime inaugure ainsi une nouvelle approche du temps, de l'espace et de l'individu. Du temps, puisque sa continuité se fonde sur la discontinuité des moments et des jours et que l'obsède la fuite des heures : il cherche à fixer le fugitif, donnant tout son prix à la notion de « présence » (à soi, à l'instant qui passe, à quelque ineffable, et ainsi à des formes discrètes et subtiles de bonheur) et trouve le substitut d'une permanence – voire d'une transcendance ? – dans cet enregistrement des jours. De l'espace, dans la mesure où il accentue la séparation du privé et du public, de l'intime et du social : à une société elle-même cloisonnée, il oppose le rempart de ces carnets strictement protégés. De l'individu, surtout quand il montre la bizarrerie des conduites, les intermittences des émotions, les incohérences des pensées ou des actes (Bloy, Rozanov). Mais alors même qu'il enregistre ce qu'une vie a de hasardeux et de soumis aux circonstances, il peut paradoxalement devenir le roc sur lequel une existence se reconstruit et prend sens, et se révéler un instrument de salut.
Les rédacteurs de journaux intimes sont le plus souvent des êtres qui se sentent froissés ou maltraités par l'existence sociale et parfois réduits à l'inaction. Ils peuvent appartenir à des couches assez diverses de la société – avec une dominante féminine. En une époque où la plupart des femmes vivaient écartées de la scène publique, quelques-unes (ou beaucoup ?) délimitaient dans leur journal comme une « chambre à soi » (pour reprendre un titre de Virginia Woolf) qu'elles ne trouvaient point ailleurs. Certains des journaux intimes les plus illustres ont ainsi été écrits par des femmes ou des jeunes filles : Marie Bashkirtseff, à la fin du xixe siècle, Catherine Pozzi, Anaïs Nin, Virginia Woolf ou encore la Japonaise Sei Shōnagon dont les Notes de chevet ont été écrites autour de l'an mille. Et, bien sûr, Anne Frank, dont l'émouvant journal a connu une audience mondiale.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Claude BURGELIN : professeur émérite de littérature française, université Lyon-II
Classification
Autres références
-
JOURNAUX INTIMES VIENNOIS (J. Le Rider)
- Écrit par Marc CERISUELO
- 921 mots
« De la vaporisation et de la centralisation du moi. Tout est là. » Il y a fort à parier que la fin du xxe siècle n'a rien de proprement nouveau à ajouter aux lignes qui ouvrent Mon Cœur mis à nu de Baudelaire. Si le journal intime se polarise tantôt sur la dispersion, tantôt sur le rassemblement,...
-
ALVARO CORRADO (1895-1956)
- Écrit par Gilbert BOSETTI
- 810 mots
Journaliste et écrivain italien débutant par des poésies à l'époque des années 1910, où le roman était en Italie un genre discrédité par l'influence de l'esthétique de Croce et par la suite de la crise du naturalisme positiviste, Corrado Alvaro est surtout connu comme narrateur et essayiste. Cet...
-
AMIEL HENRI-FRÉDÉRIC (1821-1881)
- Écrit par Pierre PACHET
- 2 445 mots
L' essentiel de l'œuvre aujourd'hui reconnue d'Amiel est son Journal intime, dont il n'avait publié de son vivant que de courts extraits. En ce sens, sa figure littéraire a été totalement modifiée, et même révélée, par la postérité, et il peut faire figure d'écrivain pur, à la...
-
AUTOBIOGRAPHIE
- Écrit par Daniel OSTER
- 7 519 mots
- 5 médias
...avec son infini va-et-vient, aucun être humain ne peut l'embrasser d'un seul coup d'œil pour en connaître l'issue et le juger. » Cette remarque de Kafka, le diariste absolu du Journal, marque bien la limite de l'autobiographie pour celui que l'inachèvement de son « moi » entraîne à perte de vue dans le... -
AZIYADÉ, Pierre Loti - Fiche de lecture
- Écrit par Bruno VERCIER
- 964 mots
- 1 média
Le 20 janvier 1879 paraît, à la librairie Calmann-Lévy, un petit livre sans nom d'auteur, Aziyadé ; la couverture mauve est ornée d'un portrait de femme orientale. L'accueil de la critique est mince, et celui du public réservé. Pourtant, ce titre est celui qui vient à l'esprit lorsque l'on...
- Afficher les 32 références
Voir aussi