VOLTAIRE
De l'extériorité philosophique et de ses limites
Si l'on refuse une archéologie obligeant à prendre en compte, entre autres, L'Espion turc de Marana (1684), ou les Dialogues avec un bon sauvage (1704) de La Hontan, l'esprit philosophique moderne qui naît littérairement avec Les Lettres persanes (1721) est d'abord la constitution d'une mise à distance critique par le biais de ces voyageurs, venus d'ailleurs, dont le regard naïf perçoit, au-delà de nos habitudes, l'aberration de nos comportements, l'absurdité de nos croyances et la nocivité de nos institutions. Grâce aux Lumières, les Cannibales de Montaigne ont connu une abondante postérité avec les Persans de Montesquieu, les Chinois et les Juifs du marquis d'Argens, les Tahitiens de Diderot, les Péruviens de madame Graffigny. Voltaire y a très largement contribué avec son Prussien Candide, ses habitants de l'Eldorado, son ingénu canadien, ses Cacambo, Zadig, Micromégas, et autres juges de notre monde.
Cette construction littéraire présente la particularité, avec Voltaire, d'illustrer le statut d'extériorité qui fut le sien. Cet écrivain, qui symbolise si bien l'esprit français, une certaine forme de mondanité parisienne, a vécu loin de Paris et hors de France l'essentiel de sa vie active. Jeune, il séjourne en Hollande ; il passe deux ans en Angleterre ; de 1734 à 1744, il vit à Cirey en Lorraine dans le château de Madame du Châtelet. De 1744 à 1749, il brille à Paris, où, protégé par le comte d'Argenson, son condisciple devenu ministre de la guerre, et par Madame de Pompadour, il est nommé historiographe du roi. Il est alors élu à l'Académie française. Mais ces succès ne durent guère. En 1747, il est éloigné de la cour. Après un séjour chez la duchesse du Maine, il accepte en 1750 l'invitation de Frédéric II de Prusse et part pour Berlin, qu'il doit quitter précipitamment en mars 1753. Il s'installe en 1755 aux « Délices » à Genève, et entre en conflit avec le Grand Conseil qui lui reproche d'avoir monté un théâtre. En 1760, signe de son extériorité et de sa crainte des autorités, il s'installe dans son château de Ferney, situé à cheval sur la frontière franco-suisse. Il reviendra à Paris l'année de sa mort, en 1778.
Ses errances et cette extériorité, réelle mais toujours menacée, sont à bien des égards exemplaires. Elles témoignent d'abord d'une volonté de se situer dans les marches, près des frontières, comme pour mieux échapper aux poursuites et se constituer un lieu de travail et d'observation. À la différence de ses héros qui parcourent le vaste monde, Voltaire le fait venir à lui dans sa résidence de Ferney : il est l'aubergiste de l'Europe et non son pèlerin. Une telle extériorité démontre ensuite que le combat philosophique doit se mener à distance, comme d'une citadelle. Voltaire lit, s'informe auprès de ses correspondants (il écrit plus de 15 000 lettres), et se sent plus apte à juger que d'Alembert ou le jeune Condorcet, fidèles parmi les fidèles, qui sont au cœur de la mêlée. Elle illustre enfin les rapports difficiles qu'entretient le philosophe avec le pouvoir, fût-il celui d'un despote éclairé. L'esprit, le regard critique desservent le courtisan. Voltaire n'est pas aimé de Louis XV ; Frédéric II se méfie de lui et ne songe qu'à l'utiliser ; les autorités genevoises ont hâte de le voir quitter Genève. Il y a chez Voltaire de la maladresse, une grande susceptibilité, une ironie toujours vive, un sens critique en alerte et un goût irrésistible de la provocation insolente. L'extériorité est de fait choisie et imposée. C'est dans le rôle du grand seigneur, ayant table ouverte et jouant les philanthropes auprès de ses paysans de Ferney et de Tourney, organisant à distance les batailles de la philosophie, que Voltaire se sent le plus à l'aise.[...]
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Écrit par
- Jean Marie GOULEMOT : professeur émérite de l'université de Tours, Institut universitaire de France
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Pour citer cet article
Jean Marie GOULEMOT, « VOLTAIRE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le . URL :
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