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SUICIDE

Le suicide trahit au premier chef le désir de surmonter l'irréversibilité, mais dans l'antécédence. « C'est parfois la peur de la mort qui pousse les hommes à la mort », disait Épicure. Mais qu'est-ce que cette crainte de la mort, sinon l'attente d'un sort inévitable ? Aussi bien, l'angoisse de mort ne s'origine point tant dans un amour de la vie que dans un amour de l'homme pour sa propre personnalité. Se donner la mort, c'est clore son destin, en se précipitant dans l'immédiatement antérieur. Mais c'est aussi maintenir jusqu'au dernier instant l'ouverture de ce que Sénèque appelle, avant Sartre, le « chemin de la liberté ». C'est prouver la maîtrise que le sujet exerce sur ses conditions d'existence.

Qu'importe alors la cause immédiate : corps dont les infirmités importunent, échec que la réitération transforme en destin, désespoir quant à la réalisation des possibles, mélancolie ou désintérêt généralisé ? « Si je pense à la mort, disait pourtant Nizan, c'est bien fait : ma vie est creuse, et ne mérite pas la mort. » Mais au contraire Montherlant : « Défaite ou non du suicidé, cela a peu d'importance si, par son suicide, il a témoigné de deux choses : de son courage et de sa domination. Alors le suicide est l'épanouissement de sa vie, comme la flamme épanouit la torche. »

Certes, il est difficile d'éviter de porter un jugement moral à l'égard du suicide : le volontaire de la mort dresse le procès de la vie en général, mais par là même celui de ses parents, de ses proches, de la société et du système politique. Néanmoins, s'il engendre des réactions extrêmes comme l'estime ou le dégoût, le suicide suscite plus fréquemment la sympathie et la pitié, auxquelles n'est pas sans se mêler un indéfendable sentiment de culpabilité.

Comment peut-on alors fonder ce jugement moral ? Aux confins du normal et du pathologique, le suicide semble justiciable tant d'une analyse philosophique que d'une éventuelle explication psychologique et sociale. Mais la clinique constitue sans doute la « voie royale » pour l'étude du suicide : celui-ci paraît en effet s'ancrer dans un processus mélancolique, et il a appartenu à Freud d'en montrer les liens avec la pathologie du deuil.

Impasse naturelle et pathos de la distance

Comment est-il possible de vaincre l'extraordinaire force des pulsions de vie ? et par quelle voie le moi vient-il à renoncer à sa propre affirmation ? Goethe a tenté de préciser le sens de ce mortel adieu de l'être à lui-même, en posant sous leur double dimension, naturelle et subjective, les conditions de ce qui devient, au niveau romanesque, le suicide du jeune Werther.

« Que je suis heureux d'être parti ! » Telle est la première ligne écrite par Werther à l'ami cher qu'il vient de quitter. Seul un allocutaire lointain semble en effet apte à recueillir l'expression de ce qui, apparu d'abord sous la forme d'un simple désir de fuite, se déterminera comme hantise de la rupture définitive, Werther n'ayant d'aucun départ obtenu le soulagement espéré. « La question, explique Werther à Albert, n'est pas de savoir si l'on est faible ou fort, mais si l'on peut soutenir le poids de sa souffrance, que celle-ci soit d'ailleurs morale ou physique. » Il faut donc tenir compte d'un facteur quantitatif : la mesure de ce que l'homme peut supporter. Aussi bien, le suicide apparaît à Goethe comme un « accident de la nature », au même titre qu'une maladie mortelle. Dans les deux cas, la mort apparaît comme la seule solution au conflit proposé par la nature. « La nature ne trouve pas d'issue au labyrinthe des forces confondues, contradictoires : alors il faut mourir. »

La pulsion de[...]

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Pour citer cet article

Baldine SAINT GIRONS. SUICIDE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Schopenhauer - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Schopenhauer

Autres références

  • SUICIDE (sociologie)

    • Écrit par Philippe RIUTORT
    • 1 019 mots

    Le suicide est devenu, depuis Émile Durkheim et son ouvrage paru en 1897, Le Suicide, un des objets sociologiques par excellence. Le fondateur de l'école française de sociologie l'a, en effet, érigé en cas exemplaire du fait social, énoncé dans Les Règles de la méthode sociologique...

  • SUICIDE ET CONDUITES SUICIDAIRES

    • Écrit par Fabrice JOLLANT
    • 5 951 mots
    • 5 médias

    Le suicide et les conduites suicidaires sont des actes humains qui interpellent la société. S’ils ont longtemps été étudiés sous un angle philosophique, religieux et légal, ils sont devenus un objet d’étude de la psychiatrie puis de la sociologie naissante au xixe siècle, avant d’intéresser...

  • ADOLESCENCE

    • Écrit par Mihalyi CSIKSZENTMIHALYI, Universalis
    • 2 667 mots
    • 1 média
    ...cette période reste plus éprouvante que gratifiante pour beaucoup d'adolescents, en raison des conditions et des restrictions qui l'accompagnent souvent. L'adolescence est ainsi la période de la vie où l'on constate, dans les sociétés développées, de forts taux de suicide et de tentative...
  • ANOMIE

    • Écrit par Raymond BOUDON
    • 4 002 mots
    • 1 média
    Durkheim a démontré que l'égoïsme était une des sources du suicide : le taux des suicides est plus élevé chez les égoïstes que chez les autres. Cela provient de ce qu'ils n'existent que pour eux. L'égoïsme traduit donc la libération éprouvée par l'individu à l'égard des sources de valeurs qui lui sont...
  • BAECHLER JEAN (1937-2022)

    • Écrit par Alexandre ESCUDIER
    • 1 184 mots
    ...dégage douze sens typiques du suicide, en forme d’histoire universelle des « problèmes » existentiels rencontrés par les individus recourant au suicide comme à une possible « solution ». Il analyse ainsi conjointement les conditions socio-historiques favorables au suicide et les décisions de sens...
  • CAUSALITÉ

    • Écrit par Raymond BOUDON, Marie GAUTIER, Bertrand SAINT-SERNIN
    • 12 987 mots
    • 3 médias
    ...son existence et à lui trouver un sens. Bref, le relâchement des règles sociales conduit, non à la libération de l'individu, mais à son insatisfaction. Cette hypothèse causale conduit Durkheim à postuler l'existence de certaines liaisons statistiques : les célibataires, dont la vie sexuelle et affective...
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Voir aussi