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MOI

Pour Pascal, le moi était haïssable : formule de moraliste, qui estime que le moi est « injuste », « tyrannique », qu'il se fait « centre du tout ». Loin du texte, près des réalités, Paul Valéry commente : « Le moi est haïssable..., mais c'est celui des autres. »

Pour nos contemporains, pour les prophètes de la « mort de l'homme », le moi n'est pas seulement détestable ; il est suspect, il est décevant, il est frelaté, il est inconsistant : simple « effet de surface ». Ce n'est plus une formule de moraliste ; c'est une formule d'analyste. Le moi cède, non sous la pression de la bienséance et de l'ascèse (selon les équations pascaliennes : politesse = moi « couvert », « non ôté » ; piété = moi « anéanti »), mais sous les coups de l'épistémologie. C'est que nos contemporains ont lu Marx, Freud, Nietzsche. Ils ont appris que la vérité du moi n'est pas dans le moi, qu'elle est dans l'infrastructure économique, dans l'inconscient, dans le rapport de la force à la force comme affirmation de la vie. Mieux encore : ils ont appris du linguiste, du logicien, du biologiste, en général de la nouvelle science de l'homme, pourquoi et en quoi il importe de substituer à la notion humaniste de l'homme un objet d'étude anthropologique qui n'a plus rien d'anthropomorphique, qui n'est qu'une variante entre beaucoup d'autres d'un thème organisateur partout répandu (dans le social comme dans le vital, dans l'animé comme dans l'inanimé, car la science n'atteint que du cosmique au sens grec : du rangé, du disposé, du distribué, du déjà réparti). C'est pourquoi ce théâtre d'ombres qu'est la conscience ne les intéresse plus. Le mirage se dissipe. Le moi disparaît avec l'émoi. Là où étaient l'agitation, la prétention, et aussi l'insatisfaction, ont pris place l'ordre, la syntaxe, la structure.

Sur quoi on pourrait opiner que l'effacement du « sujet » prépare de belles revanches et que, déjà, sous nos yeux, s'amorce la réaction, le mouvement compensateur : éloge de la différence, de la singularité, éloge de ce qui résiste à la logique, de ce qui heurte et fracture le système (les mauvaises langues, les esprits de peu disent même que le paradoxe est grand d'une époque où le moi tombe en disgrâce et s'érige en souci, où il s'abolit, se dorlote, réclame à la fois d'être dissous, soigné, compris, guéri).

Une observation plus généreuse éloigne des jugements simplistes. Il y a bien deux courants dans la philosophie de notre temps : un courant logique ou logiciste et un courant antilogique, plus exactement hétérologique, pour reprendre un terme de Georges Bataille. Mais ces deux courants se complètent plus qu'ils ne s'opposent, et même ils s'accordent lorsqu'il s'agit de mettre le moi en procès.

Ce sont les techniques conceptuelles de la science, la formalisation logique, qui permettent d'ordonner l'humain, le qualitatif de l'homme, comme elles ordonnent le physique, le qualitatif de la nature (une mathématique de l'ordre se distingue d'ailleurs d'une mathématique de la quantité). Ce sont elles qui dégonflent le mieux, qui crèvent comme bulle la fausse intériorité de la conscience. S'il n'y a plus de moi, si le sujet psychologique n'était qu'enflure, redondance, construction en trompe l'œil, c'est parce qu'un schéma structural a été révélé sous le désordre des apparences. Même les mythes, la foison des mythes, le foisonnement du mythe recouvrent une algèbre de l'échange, un arrangement du monde et de la société, une réglementation du rapport à autrui (et, par contrecoup, du rapport de soi à soi).

En même temps, non contradictoirement,[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure, agrégée de l'Université
  • : professeur de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Pour citer cet article

Catherine CLÉMENT et Henry DUMÉRY. MOI [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • AGRESSIVITÉ

    • Écrit par Pierre KAUFMANN
    • 3 103 mots

    L'importance qu'a prise le concept d'agressivité dans le dernier état de la pensée freudienne tient à la position privilégiée qu'il occupe au point d'articulation, d'une part, des processus régressifs auxquels préside la pulsion de mort, d'autre part, de l'organisation...

  • ALTRUISME

    • Écrit par Guy PETITDEMANGE
    • 3 328 mots
    • 1 média
    Autrui comme autre que moi, qui se refuse originellement à l'identification, qui pourtant me lie à lui jusqu'à fissurer mon moi, et m'ouvre sans tristesse sur l'abîme des commencements et l'indistinction de la fin, telle pourrait être, simplifiée à l'extrême, la thèse d' Emmanuel Levinas, le penseur...
  • ÂME

    • Écrit par Pierre CLAIR, Henri Dominique SAFFREY
    • 6 020 mots
    ...ces hommes sont les prophètes d'une nouvelle croyance : ils enseignent, et ils montrent par leurs activités chamanistiques, qu'il y a en l'homme une âme ou un « moi » d'origine divine, qui peut par des techniques appropriées quitter le corps, que ce « moi » existait avant le corps et durera après lui....
  • ANALYSE TRANSACTIONNELLE

    • Écrit par Olivier JUILLIARD
    • 1 083 mots

    Théorie de la personnalité et pratique thérapeutique permettant de rendre compte et de modifier les relations inter-individuelles, l'analyse transactionnelle (A.T.) fut développée par le psychiatre et psychanalyste américain Eric Berne (1910-1970), qui fut l'élève de Paul Federn et d'Erik Erikson....

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Voir aussi