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SUICIDE

Racines pulsionnelles du désir de mort

La psychanalyse s'est moins efforcée de comprendre la signification philosophique et morale du suicide qu'elle n'a tenté d'en montrer l'ancrage historique, par le repérage des mécanismes qui concourent à sa production. D'une part, en effet, le suicide ne saurait être compris en l'absence de référence aux types et aux objets de satisfaction, dont la perte jalonne le développement de l'individu ; de l'autre, la contradiction qui consiste à vouloir ce dont on devient fatalement la proie ressortit à un mécanisme particulièrement fréquent dans la vie psychique, et qualifié de « formation réactionnelle ». Car rien de plus humiliant pour l'homme que l'idée de la mort commune, et l'on ne saurait surestimer l'importance du narcissisme blessé dans la formation de l'angoisse de mort.

Que le suicide s'ancre, en effet, dans un délire corporel pur, dans l'illusion d'une vie future et meilleure, ou encore dans la décision de fuir une existence devenue médiocre, il atteste à chacun de ces niveaux non seulement la contradiction existante entre le vouloir-vivre et son objet, mais plus généralement la carence constitutive du désir à se donner un objet de satisfaction définitif. Il faut donc, en ce point de l'exposé, examiner les conditions pulsionnelles d'émergence du désir.

La pulsion de mort ne saurait viser un objet, mais seulement un état, exprimé métaphoriquement par l'égalisation des tensions chimiques. Cependant, la dépendance à l'égard de l'objet paraît inévitable du fait que, comme le dit Freud à la fin d'Au-delà du principe de plaisir, la voie est barrée vers la régression totale ; de ce fait, ne pouvant plus aller qu'en avant, la pulsion de mort se trouve engagée dans sa manifestation : celle d'un « retour » à l'état inorganique. De façon générale, il existe comme une ébauche d'objet, dès lors que la pulsion se mue en désir ; et l'on pourrait définir le désir comme le mouvement qui, surgissant de la non-satisfaction de la pulsion, s'efforce de donner un objet à cette même pulsion, sans jamais parvenir à s'épuiser dans une jouissance quelconque. Or, de même que seul l'interdit du père révèle à lui-même le désir comme désir de la mère, seule l'angoisse de la mort permet au sujet d'accéder à la notion de destin, et lui donne le goût d'objectiver sa destinée et de la clore ; en me suicidant, je personnalise jusqu'à ma mort.

Aussi bien, qu'est-ce que l'objet se constituant dans le désir de mort, sinon cet objet ambivalent par excellence, le moi contre lequel s'est retournée l'agressivité du sujet ? Comme l'enseigne Freud, la pulsion de mort ne saurait se manifester sans s'imbriquer étroitement à l'Éros. Par suite, il faut, pour comprendre le suicide, suivre la voie déjà ouverte par saint Thomas, c'est-à-dire analyser la nature des liens qui l'unissent à l'homicide.

Qui veut-on tuer lorsqu'on se donne la mort ? un passé dont on a honte ? un moi diminué par l'échec ? une vie dépourvue d'intérêt ? De multiples réponses sont sans doute possibles, mais toutes se ramènent à l'idée d'une perte éprouvée par le moi, d'un préjudice qui lui a été porté. De là ce tableau clinique contradictoire qui est également caractéristique de la mélancolie : tendance à l'autodépréciation, et cependant absence de honte devant autrui. Tout se passe comme si la relation originelle de la libido à l'objet avait été perdue, et comme si l'énergie sexuelle, n'ayant pu se déplacer sur un nouvel objet, s'était retirée dans le moi. « L'ombre de l'objet tombe sur le moi, écrit Freud dans Deuil et mélancolie [...]. L'[...]

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Pour citer cet article

Baldine SAINT GIRONS. SUICIDE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Schopenhauer - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Schopenhauer

Autres références

  • SUICIDE (sociologie)

    • Écrit par Philippe RIUTORT
    • 1 019 mots

    Le suicide est devenu, depuis Émile Durkheim et son ouvrage paru en 1897, Le Suicide, un des objets sociologiques par excellence. Le fondateur de l'école française de sociologie l'a, en effet, érigé en cas exemplaire du fait social, énoncé dans Les Règles de la méthode sociologique...

  • SUICIDE ET CONDUITES SUICIDAIRES

    • Écrit par Fabrice JOLLANT
    • 5 951 mots
    • 5 médias

    Le suicide et les conduites suicidaires sont des actes humains qui interpellent la société. S’ils ont longtemps été étudiés sous un angle philosophique, religieux et légal, ils sont devenus un objet d’étude de la psychiatrie puis de la sociologie naissante au xixe siècle, avant d’intéresser...

  • ADOLESCENCE

    • Écrit par Mihalyi CSIKSZENTMIHALYI, Universalis
    • 2 667 mots
    • 1 média
    ...cette période reste plus éprouvante que gratifiante pour beaucoup d'adolescents, en raison des conditions et des restrictions qui l'accompagnent souvent. L'adolescence est ainsi la période de la vie où l'on constate, dans les sociétés développées, de forts taux de suicide et de tentative...
  • ANOMIE

    • Écrit par Raymond BOUDON
    • 4 002 mots
    • 1 média
    Durkheim a démontré que l'égoïsme était une des sources du suicide : le taux des suicides est plus élevé chez les égoïstes que chez les autres. Cela provient de ce qu'ils n'existent que pour eux. L'égoïsme traduit donc la libération éprouvée par l'individu à l'égard des sources de valeurs qui lui sont...
  • BAECHLER JEAN (1937-2022)

    • Écrit par Alexandre ESCUDIER
    • 1 184 mots
    ...dégage douze sens typiques du suicide, en forme d’histoire universelle des « problèmes » existentiels rencontrés par les individus recourant au suicide comme à une possible « solution ». Il analyse ainsi conjointement les conditions socio-historiques favorables au suicide et les décisions de sens...
  • CAUSALITÉ

    • Écrit par Raymond BOUDON, Marie GAUTIER, Bertrand SAINT-SERNIN
    • 12 987 mots
    • 3 médias
    ...son existence et à lui trouver un sens. Bref, le relâchement des règles sociales conduit, non à la libération de l'individu, mais à son insatisfaction. Cette hypothèse causale conduit Durkheim à postuler l'existence de certaines liaisons statistiques : les célibataires, dont la vie sexuelle et affective...
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