Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

PASSION

On note avec étonnement la quasi-disparition du terme passion dans le vocabulaire de la psychologie contemporaine, qui utilise bien plus volontiers les concepts de tendance, d'affect ou de pulsion. La notion ne figure même pas à l'index de manuels aussi classiques que ceux de Munn et de O. Fenichel ; et, s'il se rencontre encore parfois dans la psychiatrie classique d'école française ou chez les psychologues qui s'en inspirent, l'usage en demeure solidaire d'une tradition descriptive. Serait-ce parce que son emploi recèle un élément qui s'apparente à un jugement de valeur, répudié aussi bien dans l'esprit d'une méthodologie expérimentale que par les tenants d'une psychanalyse d'orientation positiviste ?

Inclination qui s'exagère, dérèglement de la raison par l'appétit sensible, gauchissement unilatéral de la vie de la représentation, la passion irait en effet de pair avec une détérioration de la volonté dans la poursuite de ses fins ; elle serait marque de ce qui en l'homme ressortit à la matière, source de passivité et puérile dépendance. Ainsi, Descartes considère la passion moins comme opinion que comme surprise de l'âme par le corps, tumulte d'origine physique et auquel le concours de la volonté fait défaut. La discrimination passionnelle s'y trouve en quelque sorte forcée et ne peut se perpétuer que sous l'incitation renouvelée du monde extérieur ; rien n'est peut-être plus instructif que l'historique du concept, avec la distorsion radicale de sens qui le frappe, permettant au xixe siècle l'éloge de cette même passion, dont le décri plus ou moins nuancé parcourt l'histoire. Mais il semble qu'aujourd'hui le constat de notre carence s'effectue sous de nouveaux auspices et, en particulier, que le lyrisme de l'aliénation se soit substitué au discours apologétique de la passion.

Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

C'est que la passion, jusqu'à Kant, n'a de sens qu'au sein d'un dualisme, comme affection ou phénomène passif de l'âme, dont la cause est rapportée au corps. Autrement dit, elle caractérise emblématiquement la fissure fondamentale du sujet et s'avère le fondement de son impuissance à saisir le vrai, quand bien même elle contribuerait accidentellement à son approche. Or, en dissociant la passion de l'affection, Kant ouvre la voie à une nouvelle conception de la passion, comme mode de réalisation par excellence de la subjectivité. Rapportant, en effet, la passion non au sentiment de plaisir et de peine mais à la faculté de désirer, Kant y voit une folie qui contredit la raison dans son principe formel : un élément est pris pour le tout, si bien qu'est rendue impossible toute détermination de la volonté par le libre arbitre. Mais la passion, pour la première fois dans l'histoire des idées, caractérise le sujet, et lui seulement, puisqu'elle ne saurait être attribuée à un être dépourvu de volonté.

Ainsi, paradoxalement, cette conception, en tant qu'elle fait de la passion une détermination de la raison pratique, fonde la théorie hégélienne de la passion comme objectivation de l'esprit subjectif pratique, au niveau de la psychologie. L'on aboutit alors à cet éloge célèbre de la passion : « Rien de grand n'a jamais été accompli, ni ne saurait s'accomplir sans passion. » Car le rôle contradictoire de la volonté une fois mis en lumière par les apories de la doctrine kantienne, le sujet comprend le caractère « incontournable » s'attachant à la naturalisation de sa volonté. Bien plus, il saisit la nécessité d'assumer ce dessaisissement qui, dans le cas de la passion, s'opère au profit d'un objet unique. L'unicité formelle de sa détermination élève alors la passion à la dimension du sublime, pour la soustraire à toute considération d'ordre moral : point n'est besoin d'apprécier la valeur de ce qui se trouve justifié par sa seule réalité ! Toute détermination est passion, négation du sujet abstraitement libre, mais négation positive, puisque négation de ce même sujet dans son mouvement vers le concret. Le développement de la passion paraît alors, pour reprendre ce terme de Hegel, « ruse » stratégique de la raison, œuvrant dans l'histoire.

Mais quel est le lien entre passion et existence, c'est ce que n'a pas montré Hegel. Et tel est bien le problème auquel doit s'attacher toute pensée hostile à une spéculation abstraite. Aussi Kierkegaard commencera-t-il par définir comme passion toute existence digne de ce nom.

La passion, sommet de la subjectivité

« Il est impossible d'exister sans passion », non parce que toute action présuppose une passion, mais parce que seul un intérêt passionné peut vouer le sujet à exister pleinement, c'est-à-dire à pénétrer son existence par la conscience. Il faut donc réfléchir à la signification de l'existence pour le penseur subjectif. Tout d'abord, l'existence ne peut être pensée sans mouvement, et le mouvement ne peut être conçu sub specie aeterni. Il semble, par suite, y avoir une antinomie entre l'existence et la pensée, dans la mesure où cette dernière serait éternelle ; et, à la limite, l'existence peut se définir comme ce qui ne se laisse pas penser. Cependant, celui qui pense existe, et l'on ne saurait esquiver le problème essentiel de la constitution d'une continuité ou éternité autre qu'abstraite.

Il appartient alors, dit Kierkegaard, non à la pensée pure, mais à la passion, d'introduire la continuité « momentanée » dans le mouvement de l'existence, en engendrant la décision et la répétition. Bien plus, la passion à son paroxysme produit l'« éternité concrète », puisqu'elle est « anticipation de l'éternel » dans une existence au sens vrai. L'homme passionné peut alors se rapprocher de l'unique vérité pour un homme existant, c'est-à-dire de la subjectivité.

Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

Toutefois, en tant que la passion signifie une attention aiguë à l'existence, elle ne saurait se dissocier du doute ; « la présupposition de douter, rappelle Kierkegaard dans le Post-scriptum aux miettes philosophiques, devrait requérir toute une vie d'homme », et on ne saurait certes l'évacuer par la simple mention de sa nécessité. Qu'est-ce alors que la passion, sinon l' incertitude, seul mode d'existence d'un penseur authentique ?

Précisons le lieu de cette incertitude. Kierkegaard renouvelle pour ce faire le mythe platonicien du char ailé : attelons à la voiture d'un cocher, d'ordinaire impassible, une haridelle et un Pégase ; alors la passion s'éveillera chez notre conducteur, soucieux d'harmoniser l'allure incohérente de la pauvre rosse avec celle ailée du divin coursier. Tel est l'homme pris entre l'éternité et la vie d'ici-bas, dès lors qu'il s'attelle au paradoxe de l'existence et s'efforce passionnément de l'assumer. La passion définit donc l'existence, mais non celle du cocher endormi ; bien plutôt l'existence historique de ce conducteur livrant le seul combat intéressant.

Quand un existant est « le plus près d'être en même temps à deux endroits », il est passionné, dit Kierkegaard. Mais être à la fois des deux côtés n'est pas accordé à un existant. Pareillement, on ne peut pas atteindre la vérité, mais seulement l'approcher, si bien que toute définition de la vérité se doit d'accuser la tension de l' intériorité. Dès lors, dire que la passion est incertitude et dire qu'elle est le sommet de la subjectivité revient à la définir comme seul mode d'accès à la vérité, puisque seul mode d'intériorisation possible de l'incertitude objective. Que la vérité réside dans ce « coup d'audace » où l'incertitude est maintenue par la passion, que l'essence de la passion soit d'être paradoxale, telle est la clé de l'anthropologie kierkegaardienne, dont on trouve un bref résumé à la fin des Étapes sur le chemin de la vie : « Il y a trois sphères d'existence : esthétique, éthique, religieuse [...] ; la sphère esthétique est celle de l' immédiateté ; la sphère de l'éthique, celle de l'exigence (et tellement infinie que l'individu fait toujours faillite) ; la sphère religieuse, celle de l'accomplissement. »

Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

La première sphère se caractérise par la passion imaginaire de l'immédiateté qui entraîne l'individu à se réaliser absolument dans des buts relatifs. Le pathos suprême est alors celui de la parole et du désintéressement poétique. « Quand un individu se rejette lui-même pour saisir quelque chose de grand, il est inspiré esthétiquement », dit Kierkegaard. Aussi est-il essentiellement heureux, mais quand le malheur devient plus fort que lui, sa passion de l'immédiateté se transforme en désespoir. Car l'individu esthétique n'a jamais sa dialectique en lui : il « perçoit le malheur, mais ne le comprend pas » comme souffrance, c'est-à-dire qu'il l'attribue à une cause extérieure sans saisir son enracinement dans l'existence propre. La passion révèle alors son caractère illusoire, par la dépendance qu'elle crée à l'égard des causes extérieures.

C'est seulement dans la sphère du religieux que la passion, s'intériorisant, se dévoile, dans son fondement, passion de l'infini. L'action religieuse est alors reconnaissable à la souffrance, c'est-à-dire au mouvement d'approfondissement dans l'existence qui caractérise le pathos existentiel. Bien plus, l'homme religieux exige la souffrance, dans le même sens où l'homme immédiat demande le bonheur. Car tout comportement se doit d'être absolu, lorsqu'il s'agit d'un but absolu ; et vouloir absolument signifie vouloir l'infini ; ce qui est folie au sens du fini.

La vérité de la passion comme passion de l'infini s'exprime dans cette insatisfaction qui pousse l'homme immédiat à la recherche perpétuelle de nouvelles jouissances, sans que jamais d'aucune il puisse se satisfaire pleinement. Mais qu'est alors l'infini de Kierkegaard, sinon cet Autre, dont la présence nous hante, dans l'incertitude de notre identité ?

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrir

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Autres références

  • AFFECTIVITÉ

    • Écrit par
    • 12 231 mots

    Quoique n'ayant guère plus d'un siècle d'existence, et d'un usage aujourd'hui devenu courant, le terme d'« affectivité », de la même famille qu'« affect » ou « affection », est chargé d'une ambiguïté qui traverse les âges : impliquant plus ou moins une passivité qui échappe à la maîtrise de la raison,...

  • AMOUR

    • Écrit par et
    • 10 184 mots
    • 5 médias
    ...peut tenter de cerner des « époques » de l'amour, au sens que Bossuet prêtait à ce terme. Si l'on considère, par exemple, l'Europe occidentale, l'amour passion, qui triomphe dans la seconde moitié du xviiie siècle, se distingue de l'amour courtois en vogue à la fin du xiie siècle et au début...
  • BONHEUR

    • Écrit par
    • 7 882 mots
    ...lui que nous aimons mais sa possession) ou bien d'en être aimé (auquel cas ce n'est pas lui que nous aimons mais son amour), et c'est ce qu'on appelle la passion, toujours égoïste, toujours narcissique, et promise à l'échec seulement : on ne peut posséder personne, ni être aimé jamais comme on...
  • OTHELLO, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 330 mots
    • 1 média

    Jouée pour la première fois sans doute en 1604 et publiée en 1622, cette tragédie de William Shakespeare (1564-1616) emprunte les éléments principaux de son intrigue à une nouvelle italienne du xvie siècle parue à Venise en 1565. Il semble impossible de déterminer si le dramaturge anglais...

  • Afficher les 29 références

Voir aussi