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BONHEUR

Tout homme veut être heureux, et cela suffit peut-être à définir, au moins provisoirement, le bonheur : il est ce que chacun désire, non en vue d'une autre chose (comme on désire l'argent pour le luxe ou le luxe pour le plaisir) mais pour lui-même, et sans qu'il soit besoin – ni, d'ailleurs, possible – d'en justifier la valeur ou l'utilité. « À quoi bon être heureux ? » À cette question saugrenue il n'est pas de réponse, et c'est à quoi le bonheur se reconnaît : il est le désirable absolu, qui vaut par soi seul, la satisfaction ultime vers quoi toutes les satisfactions tendent, le plaisir complet sans lequel tout plaisir est incomplet. C'est le but sans but (en tout cas sans autre but que lui-même) et le contentement sans reste. Le bonheur est le souverain bien ; le souverain bien est le bonheur.

Une telle définition n'est pourtant que nominale. C'est ce qui explique que les hommes, qui s'entendent si bien sur le mot, s'entendent si peu sur la chose : tous appellent « bonheur » ce qu'ils désirent absolument, mais tous ne désirent pas les mêmes choses... Or ce n'est pas le mot qui importe mais la chose, c'est-à-dire le bonheur lui-même, qui n'est pas un mot, ni une chose. Qu'est-il ? Peut-on l'atteindre ? Comment ? La philosophie et la vie (la vie, donc la philosophie) trouvent là l'objet principal de leurs préoccupations. C'est l'enjeu de vivre et de penser.

On aura reconnu, dans les lignes qui précèdent, l'écho de l'analyse aristotélicienne (Éthique à Nicomaque, I et X). Tout être tend vers son bien, et le bonheur est le bien de l'homme. Il est donc, dans toute action, dans tout choix, la fin que nous visons et en vue de laquelle nous faisons tout le reste. Fin parfaite, dit Aristote, en ceci que le bonheur est « toujours désirable en soi-même et ne l'est jamais en vue d'une autre chose » (I, v). Rien ne sert qui ne serve, directement ou indirectement, au bonheur ; mais le bonheur, lui, ne sert à rien. Il n'est ni instrument ni moyen (si on était heureux pour une autre chose, c'est cette autre chose qui serait le bonheur), mais fin, uniquement fin et, par là, fin absolue : « Tout ce que nous choisissons est choisi en vue d'une autre chose, à l'exception du bonheur, qui est une fin en soi » (X, vi). Il est la fin des fins. Le bonheur n'est pas un bien parmi d'autres, il n'est même pas, en toute rigueur, un bien (car alors seraient suprêmement désirables non le bonheur, mais le bonheur plus les autres biens, et ce serait cette somme qui serait le bonheur) et pourtant « la chose la plus désirable de toutes » (I, v), qui seule est capable d'apaiser le désir. Sans le bonheur, en effet, nous n'en finirions pas de désirer. Choisissant indéfiniment une chose en vue d'une autre (« de sorte que le désir serait futile et vain », I, i), nous ne connaîtrions ni contentement ni repos, et cette poursuite indéfinie du plaisir nous en éloignerait sans cesse.

On dira que c'est bien en effet ce qui se passe, et qu'il suffit de penser le bonheur pour constater son absence. Sans doute : c'est ce qu'on appelle philosopher, activité bien vaine si le bonheur était là, et qui ne se justifie que du malheur ambiant. « Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes... » Ce qui est vrai du poète l'est aussi du philosophe : si elle tend au bonheur, et parce qu'elle tend au bonheur, la philosophie est d'abord réflexion sur le malheur, pour le vaincre. Il s'agit de comprendre pourquoi nous vivons si mal, ou si peu, et pourquoi, quand bien même nous ne manquons de rien, le bonheur toujours nous manque. « Qu'est-ce que je serais heureux si j'étais heureux !... » Il est donc juste qu'on ne le soit jamais, puisqu'on attend, pour le devenir,[...]

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Pour citer cet article

André COMTE-SPONVILLE. BONHEUR [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • BONHEUR (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 2 593 mots

    Chaque semaine, les Français parient des millions d’euros au Loto national. Une telle passion semble avoir pour origines deux convictions. La première est que l’argent ferait le bonheur ou du moins y contribuerait puissamment. La seconde est que le bonheur relèverait de la chance, et qu’à l’inverse...

  • ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)

    • Écrit par Pierre AUBENQUE
    • 23 786 mots
    • 2 médias
    Tous les hommes s'accordent à appeler bonheurce bien suprême qui est l'unité présupposée des fins humaines. Mais, comme le bonheur est toujours en avant de nous-mêmes, désiré plutôt que possédé, il est impossible de le décrire et difficile de le définir. D'où la divergence des opinions professées...
  • ARISTOTÉLISME

    • Écrit par Hervé BARREAU
    • 2 242 mots
    • 1 média
    Pour l'individu, l'éthique consistera donc à déterminer les voies de sonbonheur, qui s'identifient à celles de la vertu. Il n'y a pas de bonheur sans vie vertueuse. Or cette vie vertueuse ne se borne pas à la justice à l'égard des autres, elle implique également la modération à l'égard des...
  • L'ART DE JOUIR, Julien Offray de La Mettrie - Fiche de lecture

    • Écrit par Raoul VANEIGEM
    • 1 059 mots

    L'Art de jouir se veut le développement lyrique et raisonné d'une thèse partout présente dans l'œuvre et dans la vie du médecin et philosophe français Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751). Elle apparaît sous une forme succincte et péremptoire dans L'Homme machine, son...

  • AUGUSTIN saint (354-430)

    • Écrit par Michel MESLIN
    • 8 969 mots
    • 2 médias
    ...donc son appartenance à l'une ou à l'autre des cités, est avant tout sociale : vita civitatis socialis est (XIX, 17). Dès lors, il est normal que le bonheur que procurera la cité de Dieu soit enraciné dans la création des biens individuels et sociaux que Dieu, dans sa bonté, a semés ici-bas, comme autant...
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Voir aussi