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MATIÈRE

Substance et apparence ; la transsubstantiation

La fameuse motion « sauver les phénomènes », qui prescrit de découvrir sous la confusion des apparences quelque ordre intelligible, et invite à désigner sous la diversité du sensible des instances explicatives en ce qu'elles perdurent, cette motion stigmatise, depuis l'Antiquité, les exigences théoriques des physiologues, puis celles des physiciens. Or il nous faut souligner ici la tournure singulière que prit cette exigence entre le xie et le xviie siècle, sur le sujet de la transsubstantiation, alors que l' Eucharistie fut prétexte et motif d'un renversement radical de la difficulté de concevoir, dans sa permanence, l'objet d'une physique.

Le dogme énonçait que par le mystère de la consécration le Corps christique s'est substitué aux espèces et qu'il occupe la place du pain et du vin, dont les qualités sensibles demeurent, en apparence, intactes. La question de la connaissance du monde physique, savoir celle du rapport entre qualités sensibles évanescentes et substance rémanente, se trouvait posée, derechef, à cela près que les philosophes avaient à aborder une situation que définissait une persistance des apparences connexe d'une substitution de substances. Un embarras insidieux en résulta dans la formulation des thèmes fondateurs d'une physique qui se donne pour tâche de rendre raison des phénomènes sensibles, en posant l'existence d'une réalité matérielle qui les excède et d'où on les puisse déduire. Or la virginité du mystère eût été préservée des controverses des philosophes si les clercs n'y avaient contribué, oublieux de l'avertissement de Lanfranc, pour qui l'Eucharistie est « un mystère qui ne peut être sainement examiné » – quand bien même saint Augustin avoue personnellement que, « si la foi n'est pas pensée, elle n'est rien » (De praedestinatione sanctorum). Or, à en croire Pietro Redondi, la tentative d'appréhender le Mystère et d'y appliquer l'intelligence ébranle une dispute que conclut mal le procès de Galilée. Considérable par ses « effets de connaissance », cette dispute, entée sur des matières de dogme, a renforcé, au terme de détours inattendus, l'étude de la matière et sa quantification. Les conceptions héritées de l'Antiquité en firent enfin les frais. Compte tenu des avancées ultérieures de la physique, les changements les plus significatifs tournèrent à l'abandon des classements selon les qualités, au profit de critères quantitatifs d'extension et de nombre, qui autorisèrent la représentation abstraite des propriétés mécaniques.

Cette entreprise dialectique comportait le risque ultime de réintroduire, avec les atomes, l'instance du vide. Or, si la matière, en elle-même, relevait de l'ordre de la quantité, alors les qualités sensibles n'étaient plus séparables de leur « substrat » ; le remplacement du pain et du vin par le corps du Christ, ou bien passait de réalité en « symbole », ou bien devait être pris pour une « consubstantiation » et non pour une « transsubstantiation » ; et, en tout état de cause, le voisinage des nécessités de la raison avec les mystères de la foi appelait à de périlleuses subtilités, que les dogmatiques exigeaient d'incliner à la gloire de l'Église.

Le réalisme métaphysique allait fournir le socle sur lequel fonder la prééminence de la foi sur la philosophie. En bref, la substance affermie en réalité, les « apparences » devaient être distinguées. Cette position devait être soigneusement ajustée ; elle mettait en cause l'ontologie traditionnelle. Pour qui s'en tient à Aristote (Physique, I. ii), « rien d'autre n'est séparable que la substance, car tout a pour sujet d'attribution la substance » ; il n'existe pas, dans la nature,[...]

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Pour citer cet article

Jacques GUILLERME et Hélène VÉRIN. MATIÈRE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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Autres références

  • MATIÈRE/ESPRIT (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 3 374 mots

    Alors que les sagesses orientales étaient toutes « monistes » (du grec monos, « unique »), autrement dit convaincues que le réel se réduisait à une unique dimension, les premières philosophies grecques ont choisi la voie du dualisme, opposant chacune à leur manière la matière à l’esprit,...

  • ÂGE DE LA TERRE

    • Écrit par Pascal RICHET
    • 5 143 mots
    • 5 médias
    Indépendamment du fait qu’elles divergeaient sur l’éternité du monde, sa création temporelle, ses formations et destructions périodiques, toutes les écoles grecques postulaient que la matière était éternelle. Très précocement, Parménide d’Élée (~vie-ve s. av. J.-C.) avait ainsi affirmé...
  • ALCHIMIE

    • Écrit par René ALLEAU, Universalis
    • 13 642 mots
    • 2 médias
    Or tout art est inconcevable sans une matière, et c'est pourquoi la notion d'alchimie « spirituelle » ou purement « psychologique » est aberrante, car elle méconnaît la fonction principale de l'alchimie : délivrer l'esprit par la matière en délivrant la matière elle-même...
  • ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)

    • Écrit par Pierre AUBENQUE
    • 23 786 mots
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    ...l'illettré mourrait en devenant lettré, l'enfant en devenant adulte : thèse qui était celle de certains sophistes) : ce troisième principe est le substrat, ou matière, qui est ce qui subsiste sous le changement ; ainsi, l'argile n'en demeure pas moins argile en cessant d'être informe pour recevoir la forme de...
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    ...l'atomisme de Démocrite, c'est aussi parce que cette hypothèse « immunise » le monde contre les incursions des dieux. L'atomisme implique l'existence d'une matière infinie, constituée par les atomes de taille, de forme et de poids différents, disséminés dans un espace infini, tout aussi éternel que ceux-ci....
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