DIALECTIQUE
Le terme « dialectique » dérive du mot composé grec διαλ́εγειν (dialegein), qui indique dès le départ que son sens n'est pas simple. La signification la plus courante de λ́εγειν, c'est « parler » et le préfixe δια indique l'idée d'un rapport ou d'un échange. La dialectique est donc, d'après l'étymologie, un échange de paroles ou de discours, c'est-à-dire une discussion ou un dialogue ; comme forme de savoir, elle est alors la technique du dialogue, ou l'art de la dispute, tel qu'il a été développé et fixé dans le cadre de la pratique politique propre à la cité grecque.
Il convient tout de suite de remarquer que ce sens renvoie à une tradition trop particulière, que la valeur qu'il attribue à l'idée de dialectique reste faible et doit être renforcée par une analyse philosophique, qui mettra en évidence des significations très différentes. On peut cependant retenir de cette analyse étymologique du mot deux éléments très généraux : la dialectique met en jeu des intermédiaires (dia) ; elle a rapport au Logos, qui n'est pas seulement pour les Grecs le discours ou la raison, mais un principe essentiel de détermination du réel et de la pensée.
La catégorie de dialectique est surtout une catégorie technique de la philosophie : on ne peut s'attendre à la rencontrer que dans le cadre de systèmes philosophiques déterminés, pourvue à chaque fois d'une définition particulière. Commençons par prélever dans l'histoire de la philosophie les grandes définitions de la dialectique. Platon : « Le dialecticien est celui qui aperçoit la totalité (συν́οπτικος) » (La République, VII, 537c). Aristote : « Le dialecticien est l'homme capable de formuler des propositions et des objections » (Topiques, VIII, 14, 164b3). Descartes : « C'est la dialectique, puisqu'elle nous enseigne à traiter de toutes choses, plutôt que la logique qui donne des démonstrations de toutes choses. Elle ruine ainsi le bon sens plus qu'elle ne le constitue, car tandis qu'elle nous détourne et nous égare dans ces lieux communs et ces divisions qui sont extérieurs à la chose, elle nous détourne de la nature même de la chose » (Entretien avec Burman, sur le Discours de la méthode). Kant : « Il y a une dialectique naturelle et inévitable de la raison pure : je ne veux point parler de celle où s'embarrasse un ignorant, faute de connaissances, ni de celle que les sophistes ont fabriquée ingénieusement pour tromper les gens raisonnables, mais de celle qui est inséparablement liée à la raison humaine et qui, même après que nous en avons découvert l'illusion, ne cesse pourtant pas de se jouer d'elle et de la jeter inlassablement en des erreurs momentanées qu'il faut constamment dissiper » (Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Introd. I). Hegel : « La dialectique [...] est ce dépassement immanent où l'exclusivité et la limitation des déterminations de l'entendement se présentent telles qu'elles sont, c'est-à-dire comme leur propre négation [...]. La dialectique a un résultat positif, parce qu'elle a un contenu déterminé ou parce que son résultat n'est pas vraiment le néant vide, abstrait, mais la négation de certaines déterminations, contenues dans le résultat parce que précisément ce n'est pas un néant immédiat, mais un résultat » (Encyclopédie des sciences philosophiques). Marx : « Comme elle inclut dans l'intelligence du donné en même temps aussi l'intelligence de sa négation et de sa destruction nécessaire, comme elle conçoit toute forme mûre dans le cours du mouvement et donc aussi sous son aspect éphémère, [la dialectique] ne s'en laisse conter par rien, elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire » (Le Capital, postface de la seconde édition).
Le fait même que l'on retrouve la catégorie de dialectique dans des systèmes très différents, et même incompatibles, nous indique qu'elle ne peut être restreinte à cette particularité, mais qu'elle doit avoir aussi une valeur générale, hors du cadre de tout système particulier.
Il y a donc un problème de la dialectique, qui dépasse celui de la définition de la catégorie de dialectique chez Platon ou chez Kant. Mais ce problème ne peut être posé rationnellement qu'à partir d'une histoire de la dialectique, qui nous donne la variation des sens de la catégorie comme lieu du problème de la dialectique.
À partir de cette analyse historique, on pourra dégager deux éléments qui ne sont contradictoires qu'en apparence : la diversité des sens de cette catégorie, qui l'inscrit à chaque fois dans la logique d'un système particulier ; et aussi une certaine continuité, qui n'est pas nécessairement progressive et ne va pas sans conflits. Le risque sera toujours de prendre pour notion générale une détermination empruntée à un système particulier, de l'étendre comme mesure unique à toutes les autres formes de la notion, et de projeter sous la forme d'une histoire générale l'histoire de la dialectique intérieure à ce système philosophique : pour y échapper, il faudra maintenir une tension constante entre ces deux aspects (continuité et diversité).
Les variations de la notion
La difficulté de saisir réellement cette histoire, et de ne pas la laisser s'échanger en une histoire fictive de la dialectique que pourrait écrire chaque philosophe, apparaît d'abord dans l'embarras où on se trouve pour en identifier le commencement. Celui-ci n'est pas donné dans l'évidence objective d'un fait qui serait connu comme tel, mais il est seulement reconnu à travers une tradition qui interprète chaque fois ses origines à partir d'un système particulier pris comme leur résultat. En gros, on dispose de trois thèses sur le commencement de la dialectique, qui le situent chez Héraclite, chez Zénon d'Élée ou chez Platon : chacune de ces affirmations implique une interprétation particulière de la dialectique ; comme il n'est pas possible d'entrer dans le détail de cette polémique, chacune de ces conceptions du commencement de la dialectique sera comprise comme un moment de son histoire : il reste que c'est probablement dans le choix entre ces trois hypothèses que se ramène la position juste du problème de la dialectique.
Origine héraclitéenne ?
Héraclite est connu pour avoir élaboré une théorie du devenir (Diels, fragments 49a et 91) fondée sur l'idée de contrariété ; à l'origine de toute chose, il y a un conflit, une guerre (53, 80) ; mais aussi tout est un (50) et de la contrariété naît un accord, une harmonie (8) qui correspond à la nécessité du Logos (72). L'importance et l'originalité de ces thèmes chez Héraclite ont fait admettre l'idée qu'il était l'inventeur de la dialectique, en tant que celle-ci serait une logique de la contradiction ; en particulier, Hegel affirme dans ses Leçons d'histoire de la philosophie : « Il n'y a pas une proposition d'Héraclite que je n'aie adoptée dans la Logique », affirmation développée dans un livre publié en 1858 par le socialiste allemand F. Lassalle, Die Philosophie Herakleitos des Dunklen von Ephesos (Philosophie d'Héraclite l'obscur, d'Éphèse), qui sera lu et critiqué par Marx ainsi que Lénine.
Reconnaître dans l'œuvre d'Héraclite le commencement de la dialectique, c'est en donner une interprétation rétrospective, qui rencontre un certain nombre d'objections. D'abord le terme de dialectique ne se retrouve pas chez Héraclite : il est hasardeux d'avancer que l'idée existe indépendamment du mot. Il est vrai que de l'œuvre d'Héraclite il ne subsiste que des fragments isolés : rien n'empêche de penser que le mot existait là où nous ne pouvons plus le lire. Il reste que les philosophes de l'Antiquité qui firent dans leurs propres œuvres une place importante à l'idée de dialectique procédèrent à une critique radicale de la « philosophie » d'Héraclite : critique ontologique chez Platon, qui exclut du domaine des vraies réalités et du savoir tout ce qui relève du changement et réunit les contraires : critique logique chez Aristote, qui accuse Héraclite d'avoir ignoré le principe de contradiction.
En résumé, on ne possède aucune connaissance véritable de la pensée d'Héraclite, mais seulement des interprétations (platonicienne, aristotélicienne, hégélienne, par exemple) ; toute spéculation sur la dialectique héraclitéenne vise en fait, à travers ce prétexte, la dialectique de Platon, d'Aristote ou de Hegel.
Origine éléatique ?
D'après un texte d'Aristote rapporté par Diogène Laërce (IX, 29), Zénon d'Élée serait l'« inventeur de la dialectique ». Cette proposition, qui n'a de sens que dans le cadre de l'interprétation logique donnée par Aristote des anciens philosophes, n'a guère de chance d'être plus assurée que la précédente ; elle mérite pourtant d'être analysée. Zénon ne nous est en effet pas connu comme un penseur original : c'est comme disciple de Parménide qu'il apparaît dans le prologue du Parménide de Platon. De cela on peut tirer un certain nombre d'idées intéressantes.
D'abord, la dialectique serait apparue sur le fond d'une philosophie parménidienne et non pas héraclitéenne ; or, dans l'interprétation courante qui nous en est transmise depuis l'Antiquité, ces deux philosophies sont incompatibles, contradictoires : alors qu'Héraclite aurait systématiquement ignoré les règles de la logique, Parménide aurait donné le premier énoncé du principe d'identité : alors qu'Héraclite serait parti de la diversité du devenir, Parménide se serait dès le départ installé dans l'« identité de l'être ». Là encore il s'agit d'interprétations qui nous apprennent beaucoup plus sur leurs auteurs que sur leurs objets : on pourrait tout aussi bien dire qu'Héraclite a pris appui sur l'unité du Logos : on peut affirmer que ses énoncés, comme ceux de Parménide, ont un sens avant même que l'idée d'une logique ait été constituée, et ne peuvent donc être mesurés par leur rapport aux principes d'identité et de contradiction. Il reste que, pour les successeurs d'Héraclite et de Parménide, la dialectique aurait plutôt une affinité avec la philosophie des éléates : d'où le besoin qu'éprouvera Platon de distinguer sa dialectique de la philosophie de Parménide dans Le Sophiste.
D'autre part, Zénon, plutôt qu'un philosophe, est un fabricant d'arguments au service d'une philosophie déjà donnée : la dialectique qu'il développe n'est donc pas une doctrine originale et autonome, mais une technique de raisonnement (dont les éléments sont vraisemblablement empruntés à des pratiques très diverses : mathématique, juridique) appliquée à la justification d'une philosophie particulière ; la question se pose alors de savoir si cette dialectique peut être séparée de son lieu d'application, et être traitée à part, pour elle-même, de façon à pouvoir être rapportée ultérieurement à n'importe quelle doctrine : Héraclite aurait-il pu avoir son Zénon ?
La question est donc posée : la dialectique est-elle une logique fondée sur une ontologie (et elle se trouve alors déjà impliquée au niveau de cette ontologie), ou bien une logique formelle, indépendante de toute ontologie, ou bien encore une technique d'argumentation propre à justifier n'importe quelle conception du monde ? On peut dire que le destin de la dialectique dans la philosophie classique va se jouer à partir de cette série de questions.
La dialectique platonicienne
En dehors de toute interprétation, c'est dans l'œuvre de Platon que l'idée de dialectique se trouve pour la première fois incontestablement formulée et développée systématiquement. Elle y prend sens dans un double système d'oppositions : la dialectique, c'est d'abord la connaissance vraie par opposition à la connaissance sensible ou opinion ; c'est ensuite la connaissance anhypothétique des réels intelligibles (les « Idées »), « art royal » (Euthydème, 291bc) par opposition à la connaissance hypothétique et symbolique qui est donnée par les mathématiques : la connaissance des Idées est par excellence la « science du Bien », Idée éminente qui donne force et unité à toutes les autres idées qui constituent le réel intelligible (La République, livres VI et VII). À partir de là, il semble possible de caractériser la dialectique comme vrai savoir, distinct du savoir scientifique ou discursif, qui procède par intermédiaires et est incapable de déterminer en lui-même ce qui le fonde : elle est une connaissance immédiate et totale du réel, donnée, hors de tout raisonnement articulé, dans une intuition directe.
Mais l'ensemble du système platonicien interdit une représentation aussi simpliste de la dialectique : d'abord la dialectique platonicienne ne se réalise pas en dehors de tout discours, mais doit s'exprimer dans des raisonnements déterminés. Ensuite, l'entreprise dialectique, telle que la conçoit Platon, combine au moins deux moments : un moment ascendant qui remonte au principe comme à un inconditionné, et un moment descendant qui conclut à partir de ce principe, en en déduisant des conséquences. Enfin, la dialectique, loin d'être la saisie immédiate, et ineffable, des essences (cette interprétation, propre aux néoplatoniciens, sera complètement développée dans l'œuvre de Plotin), cherche à établir une communication entre les intelligibles : les dialecticiens sont ceux qui « distinguent les choses selon leur genre » par la méthode de division ; cet aspect est particulièrement net dans les derniers dialogues de Platon (théorie de la communication des genres dans Le Sophiste, théorie des mixtes dans le Philèbe), et il donne sans équivoque au raisonnement dialectique un caractère discursif. Ce point a amené certains commentateurs à parler d'une évolution de la pensée platonicienne, et à distinguer deux moments dans le développement de la théorie des Idées : Léon Robin (La Pensée hellénique et Les Rapports de l'être et de la connaissance d'après Platon) parle par exemple de deux définitions successives de la dialectique, qui commencerait par être une « technique de la réminiscence » pour être ensuite une « technique de la relation ». Il n'est pas certain qu'il faille supposer une telle variation : les deux aspects de la dialectique platonicienne, s'ils sont incontestablement développés l'un après l'autre, ne sont pas incompatibles et restent pensables à l'intérieur d'un même système.
Si on laisse de côté ces problèmes d'interprétation, il reste que Platon a cherché à penser ce qui spécifie le savoir philosophique comme savoir ultime par rapport aux raisonnements des sciences déductives. Il reste aussi que, sur le chemin de cette spécification, il rencontre le problème de la dialectique comme saisie mystique d'un principe absolument premier, ou comme raisonnement articulé qui permet une science complète de l'intelligible, savoir déductif qu'il est bien difficile alors de distinguer, par sa méthode sinon par son objet, des autres formes du savoir.
La doctrine aristotélicienne
Cependant, d'après P. Aubenque (Le Problème de l'être chez Aristote), la conception platonicienne de la dialectique ne mérite pas le titre de commencement : elle ne serait que la conséquence d'un travail de systématisation qui, s'il produit un résultat original, opère sur une matière préexistante, une pratique déjà courante de la dialectique, comme art du discours et du dialogue. C'est en référence à cette pratique qu'Aristote formule sa propre conception de la dialectique, dont la particularité est de renouer avec une tradition rejetée par Platon, qui est celle des rhéteurs et des sophistes.
En effet, la dialectique pour Aristote, plutôt qu'une science nécessaire du nécessaire, portant sur un genre déterminé de l'être, est un art du probable, qui permet de soumettre n'importe quelle thèse à l'épreuve du pour et du contre : c'est ce qui la distingue en particulier de l'analytique, qui étudie le fonctionnement du syllogisme démonstratif fondé sur des prémisses certaines. La dialectique établit donc les formes d'une connaissance absolument commune, qui raisonne à partir de principes sans se poser la question de savoir s'ils sont établis ou non : tout se passe comme s'il s'agissait d'établir, en fonction de la convention et de l'autorité, des règles de l'opinion, opinion que Platon justement reléguait en dehors de toute règle.
De Platon à Aristote, le rapport de la catégorie de dialectique à celle de science est en quelque sorte renversé : alors que pour Platon la dialectique est la science par excellence, science absolument fondée qui réunit les principes de toutes les autres sciences, pour Aristote elle a pour domaine ce qui échappe à toute science en tant que celle-ci est à chaque fois connaissance d'un genre déterminé. En forçant un peu l'interprétation, on pourrait dire qu'elle est une connaissance universelle dans la mesure où elle est l'art de parler de n'importe quoi. Il resterait naturellement à s'entendre sur le statut qu'on entend donner au « n'importe quoi » : ou bien il est l'objet de la « connaissance » commune, qui a perdu toutes ses déterminations et qui ne peut être fixé que par approximation, et la dialectique s'apparente à la rhétorique ; ou bien il est ce principe qui précède toute détermination parce qu'il en est la condition ou le support, « l'être en tant qu'être », donné indépendamment de tout genre, et la dialectique est la méthode par excellence de la métaphysique, comme connaissance de l'être en tant qu'être. Là encore on est arrêté par un problème d'interprétation.
À partir de Platon et d'Aristote, il existe donc sur la catégorie de dialectique deux grandes traditions antagonistes : ou bien la dialectique est du côté du vrai et du nécessaire, et elle est une science (son problème est alors de se distinguer des autres sciences) ; ou bien elle est du côté du probable et de l'apparent, et elle est un art (son problème est alors d'établir son statut rationnel). Si la dialectique est dialogue, c'est peut-être parce qu'elle va avoir à vivre, dans toute l'histoire de la philosophie classique, cet affrontement.
D'Aristote à Descartes
L'histoire de la philosophie antique et médiévale, après Aristote, ne donnera pas les éléments qui permettraient de trancher nettement entre ces deux traditions : la dialectique, science du vrai ou technique du vraisemblable. On peut dire qu'elle privilégie certains aspects de la conception aristotélicienne, dans la mesure où elle apparente la dialectique à la logique : avec Chrysippe, la doctrine stoïcienne assimile complètement la dialectique et la logique, qui est alors à la fois une théorie du vrai et une théorie du discours, une science du raisonnement et du langage dans lequel celui-ci se réalise. Alors la conception ontologique de la dialectique, propre au platonisme, se trouve comme occultée : elle sera oubliée pour un fort long temps.
Que la dialectique soit la science de la démonstration (ou du classement des concepts) ou le moyen de réduire un adversaire, elle traite, pour tout le Moyen Âge, de la méthode du raisonnement, et c'est en tant que telle qu'elle est pratiquée (dans le programme des études, elle occupe, avant la grammaire et la rhétorique, la première place du trivium, qui précède lui-même le quadrivium), comme servante de la théologie. Cependant, à partir du xiie siècle, certains, comme Abélard (qui fera pour cela l'objet d'une condamnation venant de saint Bernard), tendront de plus en plus à traiter la dialectique pour elle-même, comme une doctrine autonome. À la fin du xiie siècle, l'Ars generalis de Raymond Lulle proposera une technique générale du raisonnement propre à défendre les chrétiens croisés contre les arguments des infidèles. Au xive siècle, l'art de la démonstration par question et réponse est l'objet d'une étude séparée.
La dialectique est alors bien proche d'être un art de la ruse. C'est ainsi en tout cas que la comprend Descartes lorsqu'il écrit dans la seconde partie du Discours de la méthode : « En les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait, ou même, comme l'Art de Lulle, à parler, sans jugement, de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre [...] » Cette condamnation, qui emporte avec la logique tout entière la dialectique (qui n'aura plus aucune place dans la philosophie cartésienne), est un élément de la critique générale de l'aristotélisme : la méthode qui permet de distinguer le vrai du faux est pensée complètement en dehors d'elle. Cette critique aura plus de résistance que la doctrine cartésienne elle-même : la catégorie de dialectique sera effacée de l'histoire de la philosophie pendant près de deux siècles.
Résurrection kantienne de la dialectique
À défaut d'une théorie de la dialectique, on en retrouvera après Descartes une certaine pratique : par exemple dans la méthode de division des difficultés par dichotomie chez Leibniz, ou dans les classifications de Wolf. Mais il faudra attendre Kant et la Critique de la raison purepour que la catégorie de dialectique soit à nouveau pensée.
Elle l'est alors dans une perspective nettement aristotélicienne : la dialectique est en effet définie comme une « logique de l'apparence », par opposition à l'analytique, ou « logique de la vérité ». Elle n'a pourtant rien à voir avec la pratique des rhéteurs, « art sophistique de donner à son ignorance, et même aussi à ses illusions préméditées, l'apparence de la vérité, en imitant la méthode de profondeur que prescrit la logique en général, et en se servant de la topique pour colorer les plus vaines allégations » (Logique transcendantale, Introduction III) : la dialectique est la critique de l'apparence dialectique. D'autre part, elle fait intervenir une doctrine des Idées de la raison, principes inconditionnés de tout jugement, qui ne sont pas sans rapport avec les Idées au sens platonicien. Avec la reprise kantienne de la catégorie de dialectique, nous retrouvons donc les difficultés soulevées par les positions divergentes de Platon et d'Aristote.
Cependant, la catégorie de dialectique reçoit de sa place dans le système kantien une caractérisation tout à fait originale : elle y est en effet conçue comme une critique, dans le cadre d'une doctrine des facultés et de la distinction de leurs usages. On sait que l'attitude critique est ce qui permet, d'après Kant, une position radicalement nouvelle des problèmes en philosophie. Qu'est-ce que critiquer ? C'est voir une chose dans ses limites, la soumettre à une question de droit, lui faire subir l'épreuve de la légitimité. Les facultés, dont le fonctionnement diversement combiné permet de satisfaire les intérêts de la raison (en particulier l'intérêt spéculatif et l'intérêt pratique, qui répondent aux questions : que puis-je connaître ? que puis-je faire ?), n'ont d'usage légitime que dans certaines limites : par exemple, l'entendement ne peut connaître que les phénomènes, la raison n'a d'idées que pour ce qui est hors de l'expérience. Si ces limites sont transgressées, par le jeu de l'une ou l'autre faculté, celle-ci s'engage dans un usage illégitime, puisqu'elle veut s'appliquer hors du domaine qui lui appartient en propre : d'où la nécessité d'une « dialectique transcendantale », qui rend compte de la possibilité de cette transgression, en démonte les mécanismes, en restreint les effets sans les supprimer.
En particulier, il y a une « dialectique naturelle de la raison », qui l'amène à prétendre connaître quelque chose de déterminé, d'où un certain nombre de faux problèmes spécifiques, qui concernent l'âme, le monde et Dieu. Ces spéculations illégitimes engendrent non des erreurs (qui pourraient être corrigées), mais des illusions nécessaires : la critique peut, au sens strict, en limiter les effets, en montrant qu'il s'agit non de connaissances, mais d'apparences ; mais elle ne peut empêcher leur formation dans la faculté de connaître.
La conception de la dialectique comme critique a ceci d'original qu'elle place la dialectique du côté de l'illusion, c'est-à-dire du côté de l'« opinion » telle que la concevaient les philosophes antiques, et qu'en même temps elle lui assure un statut d'activité théorique (comme doctrine de l'illégitime, elle relève elle aussi de la question de droit) : ainsi l'alternative entre la dialectique comme science et la dialectique comme art est en quelque sorte dépassée, et on peut dire que la définition kantienne prépare une position nouvelle du problème de la dialectique ; Hegel le reconnaîtra dans l'introduction de la Science de la logique : Kant a montré dans sa dialectique « l'objectivité de l'apparence et la nécessité de la contradiction ». Il faut dire pourtant qu'elle reste enfermée dans le cadre d'une représentation logique de la dialectique, et qu'elle exclut une problématique des rapports entre la dialectique réelle et la dialectique pensée.
La théorie hégélienne
C'est justement à partir de cette problématique que Hegel élabore sa théorie de la dialectique : même en tant que méthode, la dialectique ne peut être strictement formelle, parce que toute forme implique son contenu ; mieux, elle est déjà déterminée, pensée au niveau de son contenu ; le développement des catégories est une détermination, une position de l'Absolu comme Être. La dialectique, en tant qu'elle commande la Logique, est donc un processus avant d'être une méthode : Hegel parle plus souvent du « mouvement dialectique », ou même « du dialectique », que de la dialectique. Si l'Absolu est Idée ou Savoir, il est d'abord le réel, et la dialectique est du côté du réel, de « la chose même » (elle « séjourne en elle et s'y oublie »), avant d'être du côté des représentations particulières que nous pouvons en avoir subjectivement. Par ce premier trait, on peut dire que Hegel renoue avec la pensée platonicienne de la dialectique, qui était une ontologie avant d'être une théorie de la connaissance.
Mais on a coutume aussi de penser que la catégorie hégélienne de dialectique rompt avec tout platonisme, d'abord parce qu'elle pose l'immanence de l'Absolu, ensuite parce que, comme processus réel, elle commande et donne la raison du devenir : la dialectique n'est pas alors ce qui nous permet d'échapper au changement et d'accéder au réel, mais ce qui à l'intérieur même du changement exprime la présence contrastée du réel et du rationnel.
Le dialectique n'est pas dans des essences arrêtées, identiques, données substantiellement, mais dans le mouvement de développement qui pose l'être comme tel. C'est pourquoi on ne trouvera pas dans l'œuvre de Hegel d'exposé séparé de la dialectique ; on aura même bien de la peine à en extraire une définition : la dialectique n'est rien d'autre que l'exposé du procès de l'Absolu ou du concept ; elle se confond avec ce procès.
Est dialectique, donc philosophique, un exposé qui reconnaît ce procès comme tel, donc qui se soumet au travail du négatif : toute progression est déterminée par le négatif qu'elle contient. « Omnis determinatio est negatio » : toute détermination est une négation. Inversement, toute négation est une détermination, une position : « [...] Le négatif appartient au contenu lui-même et est le positif aussi bien comme le mouvement immanent du contenu et sa détermination que comme leur totalité. » (Phénoménologie de l'esprit, Préface IV). La contradiction est donc la condition de la manifestation progressive du contenu : à partir de la négation d'un terme donné (contradiction entre A et non-A) est possible, par dépassement (Aufhebung), le surgissement d'un terme nouveau, qui sera lui-même impliqué dans une contradiction nouvelle, jusqu'à ce que soit réalisée l'identité de l'absolu avec lui-même, après passage de figures en figures de la contradiction.
La condition du dépassement, du fait que la négation d'un terme A produise un terme B, est que le terme initial soit déjà en lui-même une négation : négation d'une totalité immanente qui réunit le commencement et la fin du processus. Chaque figure de la contradiction est une détermination différente, un « moment » de cette totalité ; et chaque élément d'une contradiction se détache sur le fond de cette réalité primordiale (même si celle-ci n'est pas une « substance ») : si la contradiction peut être « résolue », c'est parce qu'elle contient réflexivement l'unité des termes qui la composent.
Le travail du négatif est un processus d'intériorisation : n'est pas dialectique justement ce qui est appréhendé du point de vue de l'extériorité (par exemple, les vérités mathématiques : Phénoménologie de l'esprit, Préface III). Il s'agit donc, en dernière analyse, d'une dialectique de la conscience ou de l'esprit, même si la conscience se trouve finalement renversée en réalité : le procédé du renversement est justement caractéristique de la méthode hégélienne, puisqu'il suppose la réciprocité des termes à l'intérieur d'une contradiction.
On se contentera pour finir d'énumérer les concepts qui composent la catégorie hégélienne de dialectique : simplicité, essence, identité, unité, négation, scission, aliénation, contraires, abstraction, négation de la négation, dépassement, totalité, intériorité. C'est finalement dans l'unité de ces concepts que tient la définition de la dialectique.
Marx et le renversement
« Dans son principe, ma méthode dialectique est non seulement distincte de la méthode hégélienne, mais bien son contraire direct. Pour Hegel, le processus de la pensée, qu'il va, sous le nom d'Idée, jusqu'à transformer en sujet autonome, est le démiurge du réel qui n'en représente que le phénomène extérieur. Chez moi, au contraire, l'idéal n'est rien d'autre que le matériel transposé et traduit dans la tête de l'homme. Le côté mystificateur de la dialectique hégélienne, voilà trente ans environ, je l'ai critiqué, quand elle était encore à la mode [...]. Elle est chez lui la tête en bas. Il faut la renverser pour découvrir dans la gangue mystique le noyau rationnel » (Marx, Le Capital, Postface de la seconde édition).
Une telle déclaration ne peut manquer de surprendre : en effet, la dialectique hégélienne se pense à travers une histoire de la dialectique, et se présente comme sa fin ; elle rassemble toutes les autres conceptions (contradictoires) de la dialectique, elle en donne la raison, et s'installe définitivement dans le concept qui donne lieu à cette histoire, dans le dialectique. Qu'est-ce que la dialectique de Marx et la philosophie qui l'accompagne, le matérialisme dialectique, peuvent alors apporter de nouveau ?
La dialectique de Marx est le « contraire direct » de la dialectique de Hegel. Elle n'est plus en effet une dialectique de l'idée, du concept, c'est-à-dire finalement de la conscience, mais son sort est lié à celui du matérialisme en tant qu'il affirme : 1. le primat du réel sur sa connaissance, ou le primat de l'être sur la pensée ; 2. la distinction entre le réel (l'être) et sa connaissance, distinction qui est corrélative d'une correspondance de connaissance entre la connaissance et son objet.
Alors, la dialectique est justement la méthode qui permet de réaliser la révolution en philosophie, de mettre fin à l'idéalisme spéculatif sous toutes ses formes : le dialectique est le « contraire direct » du métaphysique, qui fixe comme objets à la connaissance des essences données, donc arrêtées (le devenir chez Hegel n'est lui-même que le développement de cette donation originaire de l'absolu, même si celui-ci est « sujet et non substance »). En ce sens, la dialectique n'est plus la reconstitution d'un mouvement idéal, elle est la connaissance d'un mouvement réel.
Entre la dialectique hégélienne et la dialectique marxiste, il y a donc une incompatibilité radicale. Cela pose un problème : c'est, en effet, Hegel lui-même qui nous a appris à penser la contradiction entre deux philosophies, et le renversement d'une conception en son contraire. L'inverse n'est pas absolument autre chose, mais une autre forme du même : renverser, c'est d'une certaine façon reprendre ; c'est au moins ainsi que Hegel comprend et utilise la notion dialectique de dépassement. On voit la difficulté : si Marx est le « contraire direct » de Hegel en ce sens, il récuse la conception précédente de la dialectique, mais en même temps il l'accomplit, parce qu'il ne fait que lui ajouter une détermination supplémentaire. Si on pense le rapport de Marx à Hegel en termes de contradiction, de renversement et de dépassement, comme certaines formulations de Marx lui-même tendent à le suggérer, on arrive au paradoxe suivant : Marx prouve Hegel contre lui-même ; il est la vérité de l'hégélianisme.
Donc, à moins de réduire Marx à Hegel, il faut donner de la dialectique marxiste une présentation radicalement nouvelle, penser sa différence fondamentale avec la dialectique au sens classique : pour cela il faut montrer que non seulement la dialectique s'applique à un objet nouveau (le réel d'abord et non l'idée), mais aussi que ce déplacement la modifie dans sa forme, dans son organisation interne. Sur quoi pourrait porter cette modification ?
Ce qui caractérise la dialectique hégélienne, c'est l'intériorité de toutes les déterminations qu'elle comprend : à travers contrastes et déchirements, le processus dialectique reste profondément continu : tout se passe comme s'il contenait en lui-même son propre avenir, parce qu'il reprend les diverses formes d'une même détermination qui se réfléchit en elle-même. C'est sur ce point central que doit d'abord rompre la conception marxiste de la dialectique : autrement dit, elle doit penser la différence (et non l'identité) dans la détermination ; les processus dont elle rend compte ne sont pas alors unifiés dans un principe, parce qu'elle a pour fonction de suivre le chemin d'une constitution réelle.
C'est dire que la dialectique marxiste suppose une définition nouvelle de la contradiction : celle-ci n'est jamais un mouvement purement interne, qui se joue finalement dans le milieu indifférencié de l'identique, et susceptible d'être démultiplié en une pluralité de formes, mais une contradiction réelle, appuyée sur l'altérité primitive des termes qui la composent ; elle pourra se conjuguer à d'autres contradictions, par une accumulation qui tend à produire des ensembles complexes non unifiés à leur base (par rapport à une substance ou à un sujet).
De là l'idée avancée par L. Althusser que « la contradiction est surdéterminée dans son principe » (Pour Marx) : elle n'est pas une cause simple mais un effet complexe. Au lieu de réduire son objet à un principe rationnel interne (dans un mouvement qui relève en dernière analyse de l'empirisme spéculatif : il place la raison dans les choses), elle donne la connaissance d'un procès réel, à travers une analyse différentielle des contradictions et des différents types de surimpression des contradictions entre elles (contradiction antagoniste et non antagoniste, aspect principal et aspect secondaire de la contradiction).
Nous n'irons pas plus loin dans cette présentation historique : non que l'histoire de la catégorie de dialectique ne comprenne d'autres moments ou d'autres noms. Ceux qui viennent d'être caractérisés semblent pourtant définir un champ problématique suffisant : d'autres conceptions, s'il y en a, s'inscrivent à l'intérieur de ce champ.
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Écrit par
- Étienne BALIBAR : philosophe, professeur à l'université de Paris-I
- Pierre MACHEREY : maître assistant à l'université de Paris-I
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