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MATIÈRE

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La question des limites

En ces affaires, bien moins simples qu'il n'y paraît dans leurs résumés scolaires, croyance et mystification ont parties liées sous la vêture des rationalisations. Les premières audaces des physiologues ioniens s'entrechoquent encore dans les disputes foisonnantes des clercs médiévaux. Pendant des siècles, toute spéculation à propos de la matière n'a cessé de buter et de se compliquer sur l'article de l'atomisme, partant sur le corps d'arguments requis pour composer la doctrine des éléments avec les hypothèses sur la divisibilité à l'infini. En peu de mots, il s'agit de décider s'il existe une limite à un processus réitéré de fragmentation en deçà de laquelle, nécessairement, une substance change de nature. Question, au vrai, non mineure : on la trouve formulée par Aristote ; elle dérangera les scolastiques ; elle compliquera étonnements et disputes sur le fait du mystère eucharistique.

« Le nécessaire dans les choses naturelles » est, pour Aristote, « ce qu'on énonce comme leur matière et ses mouvements » ; dans le même chapitre final de sa Physique, le philosophe écrivit que « le nécessaire est, en un sens, à peu près de même espèce dans les mathématiques et, d'autre part, dans les productions de la nature ». Ses précautions oratoires, d'une prudence quasi navrée, trahissent un désir tenace mais impuissant de rapprocher, assimiler, voire identifier les deux genres de nécessité vers quoi s'efforce, ou devrait s'efforcer, la connaissance. Or, pour la nécessité mathématique, nulle grandeur continue ne se compose d'indivisibles, tandis que la matérialité à des limites ; Aristote le dit expressément, à propos du sarkos, de la chair, dont « le volume est borné, en grand et en petit » (Physique, I, iv). Les commentateurs médiévaux, dans leur majorité, adopteront ce parti ; Thomas d'Aquin le revêt de la notion de « forme substantielle », propre à chaque corps naturel ; la quantitas, en l'occurrence le volume, n'est que l'un des accidents de cette forme ; elle ne peut qu'être bornée in majus et in minus, supérieurement et inférieurement. La théorie en est perfectionnée par Gilles de Rome (mort en 1316), qui distingue trois manières de concevoir l'idée de grandeur, respectivement l'imaginée, la réelle, la naturelle. La première est tout abstraite ; la deuxième est supposée dans une matière indéterminée ; la dernière s'attache à une matière déterminée. Les deux premières sont divisibles à l'infini, au contraire de la troisième, dont la division, passé un certain terme, altère la substance. Le mérite de cette partition est de s'en prendre au sens commun ; au-delà des étonnements sommaires, elle distingue des idées de mesure propres à instrumenter les savoirs scientifiques, recteurs et rectificateurs de l'expérience perceptive – seule, la science nous persuade que le soleil est plus éloigné que la lune... Cependant, si elle est bien affaire de mesure et de calcul, la distance de ces objets célestes n'appelle pas les mêmes arguties théoriques que la métrologie de l'invisible. Si Gilles de Rome, dans son commentaire de la Physique, imprimé en 1502, prétend à l'existence de minima naturels, conciliable avec la division à l'infini du continu mathématique, Albert de Saxe (mort en 1390), influencé, à ce qu'il semble, par les considérations de Jean Buridan (mort en 1358 env.) sur la durée de l'action matérielle, récusa nettement la possibilité d'assigner un minimum à la quantité pour l'engendrement de la chair, en tant qu'elle est supposée homogène. Si subtiles, voire sophistiques, qu'elles paraissent à distance, les controverses des scolastiques et de leurs successeurs sur les minima de matière ne sont pas, somme toute, moins[...]

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Pour citer cet article

Jacques GUILLERME et Hélène VÉRIN. MATIÈRE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

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Max von Laue - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Max von Laue

Autres références

  • MATIÈRE/ESPRIT (notions de base)

    • Écrit par
    • 3 374 mots

    Alors que les sagesses orientales étaient toutes « monistes » (du grec monos, « unique »), autrement dit convaincues que le réel se réduisait à une unique dimension, les premières philosophies grecques ont choisi la voie du dualisme, opposant chacune à leur manière la matière à l’esprit,...

  • ÂGE DE LA TERRE

    • Écrit par
    • 5 143 mots
    • 5 médias
    Indépendamment du fait qu’elles divergeaient sur l’éternité du monde, sa création temporelle, ses formations et destructions périodiques, toutes les écoles grecques postulaient que la matière était éternelle. Très précocement, Parménide d’Élée (~vie-ve s. av. J.-C.) avait ainsi affirmé...
  • ALCHIMIE

    • Écrit par et
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    • 2 médias
    Or tout art est inconcevable sans une matière, et c'est pourquoi la notion d'alchimie « spirituelle » ou purement « psychologique » est aberrante, car elle méconnaît la fonction principale de l'alchimie : délivrer l'esprit par la matière en délivrant la matière elle-même...
  • ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)

    • Écrit par
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    ...l'illettré mourrait en devenant lettré, l'enfant en devenant adulte : thèse qui était celle de certains sophistes) : ce troisième principe est le substrat, ou matière, qui est ce qui subsiste sous le changement ; ainsi, l'argile n'en demeure pas moins argile en cessant d'être informe pour recevoir la forme de...
  • ATOMISME

    • Écrit par
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    • 4 médias
    ...l'atomisme de Démocrite, c'est aussi parce que cette hypothèse « immunise » le monde contre les incursions des dieux. L'atomisme implique l'existence d'une matière infinie, constituée par les atomes de taille, de forme et de poids différents, disséminés dans un espace infini, tout aussi éternel que ceux-ci....
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