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ESTHÉTIQUE Histoire

L'esthétique traditionnelle – l'esthétique d'avant l'esthétique, si l'on s'avise du caractère récent de la discipline esthétique qui date de 1750 (année de parution du tome I de l'Aesthetica de Baumgarten) – a mêlé théorie du Beau et doctrine (normative) de l'art. Platon, Plotin reliaient l'œuvre belle à un savoir immuable : nos impressions de beauté devaient se fonder dans l'intelligible, dont l'art ne pouvait qu'imiter l'harmonie. Et, pour qu'une œuvre fût belle, il importait qu'elle se conformât à une telle harmonie, seule capable de fournir, au goût du créateur comme à celui du spectateur, une table fixe de références. L'explication des œuvres, supposant l'identification des qualités principales propres à chacune d'entre elles, prétendait rendre raison des moyens de l'artiste, et l'esthéticien en venait à légiférer tant sur la production que sur l'appréciation de l'objet d'art.

L'esthétique devint une discipline autonome lorsque passa au second plan le souci de qualifier l'objet, et d'indiquer les règles de sa constitution. À l'idée rectrice du Beau absolu se substituait alors le thème d'un jugement de goût relatif au sujet. Car, si ce qui permet la beauté réside dans l'objet, sans cependant se laisser déterminer comme telle ou telle caractéristique de cet objet, à ce moment l'attitude que l'on adopte à son égard importe plus que tout le reste : l'être de l'objet renvoie au sujet, l'esthétique thématise le vécu. De l'âge dogmatique, l'esthétique passait à l'étape critique : et elle n'a eu de cesse, à l'époque moderne, qu'elle n'ait accompli jusqu'au bout la critique et parachevé la besogne de Kant.

Mais, si l'intelligible en vient à être visé comme dépendant du senti ou du perçu, l'esthétique ne peut se targuer de découvrir les règles de l'art que dans la mesure où elle réduit la normativité à n'être plus que la justification idéologique de tel ou tel goût. Ainsi l'esthétique, de science du Beau idéal, en vient d'elle-même à capituler devant la pure et simple sensation, et à la limite elle se contenterait, à notre époque, de compiler « le catalogue des sensations produites par des objets » (Jean Grenier, L'Art et ses problèmes).

Mais l'idée même d'un tel catalogue « entraîne à poser des problèmes brûlants : quelle différence y a-t-il entre des objets (si vraiment il n'y a plus de jugement de valeur) et des œuvres ? Peut-on parler d'objets esthétiques à la place d'œuvres d'art ? En quoi consistent ces sortes d'objets ? Faut-il y inclure les reproductions, les esquisses, les photographies et même les faux ? Les nouvelles techniques, les nouveaux instruments doivent-ils être regardés comme étant du ressort de l'esthétique ? Et que penser des matières brutes ? Peuvent-elles donner naissance à un art brut ? » (J. Grenier, op. cit.).

Finalement, après la crise la plus grave de son histoire, ne peut-on pas conclure à un renouveau possible de l'esthétique ? Alors même que l'objet semble avoir pris la place du sujet, ne l'a-t-il pas fait grâce à une importance inattendue du sujet qui pose des décrets en faisant semblant de constater ? Dans ce cas, on pourrait reprendre la parole de Mistral à propos de la langue provençale : « On dit qu'elle est morte et moi je dis qu'elle est vivante » (J. Grenier, op. cit.).

Reste à savoir si le « renouveau » de l'esthétique que constate Jean Grenier est bien lié à la réaffirmation de ce que les philosophes appellent subjectivité. Ne faut-il pas aller plus loin, et se demander si l'art d'aujourd'hui, dans son inspiration la plus profonde, est encore justiciable[...]

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Écrit par

  • : musicien, philosophe, fondateur du département de musique de l'université de Paris-VIII

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Pour citer cet article

Daniel CHARLES. ESTHÉTIQUE - Histoire [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Leon Battista Alberti - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Leon Battista Alberti

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Schopenhauer

Kierkegaard - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Kierkegaard

Autres références

  • ABSTRAIT ART

    • Écrit par Denys RIOUT
    • 6 716 mots
    • 2 médias
    ...le moins qu'on puisse dire, acceptée d'emblée. La pomme de discorde entre ses contempteurs et ses thuriféraires relève d'un différend ontologique : l' art en général – et la peinture en particulier – est-il par essence, comme toute la pensée occidentale depuis Aristote l'avait jusqu'alors expliqué, lié...
  • AISTHESIS (J. Rancière) - Fiche de lecture

    • Écrit par Gilles QUINSAT
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    En 1946, Erich Auerbach publiait Mimésis, un essai qui fit date. Comme le précisait son sous-titre, l'ouvrage se proposait de décrire l'évolution de « la représentation de la réalité dans la littérature occidentale », de l'Odyssée d'Homère à La Promenade au phare de...

  • ALLÉGORIE

    • Écrit par Frédéric ELSIG, Jean-François GROULIER, Jacqueline LICHTENSTEIN, Daniel POIRION, Daniel RUSSO, Gilles SAURON
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    On définit généralement l'allégorie en la comparant au symbole, dont elle est le développement logique, systématique et détaillé. Ainsi, dans la poésie lyrique, l'image de la rose apparaît souvent comme le symbole de la beauté, de la pureté ou de l'amour ; Guillaume de Lorris en...

  • ALLÉGORIE, notion d'

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 1 454 mots
    ...amoureuse du Roman de la Rose (xiiie siècle), ou celle guerrière et chevaleresque des romans arthuriens. Cette prolifération du sens se retrouve dans l'esthétiquebaroque, mais elle semble s'y fixer en codes, comme on le voit dans l'Iconologie de Cesare Ripa (1603), répertoire d'emblèmes,...
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