SUBLIME
Longin : la question de l'essence de l'art
Comme dans tous les traités de ce genre et de cette époque (l'Antiquité alexandrine), la question initiale de Longin est une question restreinte. Elle demande si le sublime relève ou non d'une technè particulière, s'il y a, ou non, des « préceptes techniques » du sublime. Technè, dans cette première question, est pris au sens relativement faible de « savoir-faire », et la réponse de Longin, collection d'exemples à l'appui, est que oui, le sublime relève d'une technè : il s'apprend. Très vite, cependant, il apparaît que la discussion fait fond en réalité sur une opposition entre l'acquis (domaine de l'apprentissage) et l'inné, c'est-à-dire ce qui est produit par la nature ( phusei). D'où il ressort, non moins rapidement, que le don de nature, ou l'œuvre de la nature (ta phusika erga), c'est tout ce qui, dans l'art (dans la technè), relève de la phusis elle-même. Et l'on connaît ce problème : c'est celui du génie, de l'ingenium, tel qu'il dominera, jusqu'à Kant et Nietzsche, la thématique du sublime. Ainsi, c'est en parfaite conformité avec les intentions de Longin que Kant donnera, dans la fameuse « analytique du sublime » de la Critique de la faculté de juger, la définition canonique du génie, c'est-à-dire de l'artiste (du) sublime :
« Le génie est le talent [don naturel] qui donne les règles à l'art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l'artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s'exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l'esprit[ingenium]par laquelle la nature donne des règles à l'art. »
Il y a là un paradoxe, mais ce paradoxe (c'est du reste le mot utilisé par Longin) est le paradoxe même du sublime. Et, par extension, du grand art.
Il est vrai qu'à le lire superficiellement Longin paraît simplement énoncer, lieu commun de l'ancienne rhétorique, que la techné est nécessaire pour contrôler et discipliner les impulsions des « grandes natures », c'est-à-dire des génies. Mais il n'en marque pas moins avec beaucoup de fermeté que, dans les mouvements sublimes, si la nature est autonome, cela ne signifie pas qu'elle s'abandonne au hasard ou qu'elle agit « sans méthode ». C'est donc bien elle qui, comme le comprend Kant, donne ses règles fondamentales à l'art. Ce qui, on le voit immédiatement, complique singulièrement le rapport entre phusis et technè, nature et art, qu'on imagine toujours d'opposition.
En s'appuyant sur l'adage de Démosthène selon lequel « dans la vie ordinaire des hommes, le premier des biens est d'avoir du bonheur ; le second, qui n'est pas inférieur au premier, est de prendre de sages résolutions », Longin établit en effet que le rapport entre la nature et l'art est de stricte analogie, en sorte que « seul l'art peut nous apprendre que certaines particularités de style ont la nature pour unique fondement ». Ce qui revient clairement à dire que l'art est un supplément nécessaire de la nature ; et s'énonce, dans les limites du genre que Longin pratique, et qui est une sorte de théorie de la (grande) littérature, de la manière suivante : « Le fait même qu'il y ait l'une d'entre les choses qu'on trouve dans les discours qui dépend de la seule nature, d'aucun autre lieu que de l'art il nous faut l'apprendre. » Or cette structure de supplémentarité nécessaire, si l'on se reporte aux définitions classiques d' Aristote dans la Physique et la Poétique, n'est pas autre chose que la structure de mimèsis, ce vocable qui, traduit en latin par imitatio, est resté jusqu'à nous le maître mot de la tradition occidentale concernant[...]
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Écrit par
- Philippe LACOUE-LABARTHE : professeur émérite de philosophie à l'université Marc-Bloch, Strasbourg
Classification
Médias
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