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SUBLIME

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Le problème de la présentation

Mais si le sublime peut se définir comme la présentation du métaphysique, on ne peut manquer de voir apparaître une redoutable difficulté. Toute présentation étant par définition sensible (physique), comment du non-sensible ou du suprasensible peut-il se présenter ou se manifester ?

La tradition la moins philosophique du sublime ne s'embarrasse guère de cette difficulté : elle renvoie tout à un sentiment, une intuition, une sidération de l'âme ou une extase – bref, à un « je-ne-sais-quoi ». Mais quand le motif du sublime devient expressément un motif philosophique, il n'en va pas de même : c'est cette difficulté qui vient occuper le premier plan.

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Un premier moyen de combattre cette difficulté est de montrer que le statut de la présentation, dans le cas du sublime, est paradoxal : la présentation ne présente rien. Il y a bien une présentation, c'est-à-dire une manifestation sensible. Mais cette manifestation ne peut faire mieux que d'indiquer indirectement, restrictivement ou négativement, ce qui, en droit, ne peut pas se présenter. L'éclair, dans les derniers poèmes de Hölderlin, est un signe de Dieu ; il n'en est pas la manifestation. De même, dans la sentence d'Isis rapportée par Kant, la déesse n'énonce que ceci, qu'elle est indévoilable.

La difficulté n'en est pas surmontée pour autant. Dire que le sublime est en somme la présentation négative d'un imprésentable (version philosophique la plus courante) revient toujours de fait à constituer cet imprésentable en un présentable en puissance qui, tout simplement, n'attend qu'une présentation à sa mesure. C'est pourquoi l'on n'est jamais loin, avec le sublime, d'un certain pathos de l'impuissance, c'est-à-dire d'une pathétique. Et c'est pourquoi encore Kant, qui maintient avec la plus grande rigueur le motif de la non-présentation du suprasensible (de ce qu'il appelle les Idées), est conduit pour finir à exemplifier, vertigineusement, le sublime par l'énoncé même de la loi mosaïque portant sur l'interdit de la (re)présentation : « Peut-être n'y a-t-il aucun passage plus sublime dans l'Ancien Testament que le commandement : Tu ne feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre et qui sont [dans les eaux] plus bas que la terre... » Sublime est donc, selon la formulation de J. F. Lyotard, « présentation qu'il y a de l'imprésentable ».

Mais à son tour cette formulation reste problématique. Certes, elle modifie la logique trop simple, ou trop contradictoire, de la « présentation de l'imprésentable » en rapportant strictement l'imprésentable à son concept : l'imprésentable ne se présente pas. Mais outre que cela revient à ériger l'imprésentable en substance, et, ainsi, à l'hypostasier, on se retrouve ici très exactement devant l'objection de Hegel, cette objection dont on peut penser qu'elle a mis fin à la spéculation sur le sublime et qu'on peut faire tenir simplement en ces mots : qu'est-ce qu'un il y a qui ne se présente pas ?

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Réponse de Hegel : c'est une abstraction. Toute réalité effective est concrète, tout ce qui est en vérité doit se présenter. Une essence sans manifestation est incomplète. Et cela vaut tout autant pour Dieu (ou pour l'Absolu) qui, pour être lui-même, c'est-à-dire identique à soi ou rapporté à soi, doit s'être présenté dans son élément contraire, le sensible ou le fini. Le métaphysique n'est tel qu'à faire l'épreuve du physique. Tout le discours sur le sublime, ou tout ce qu'on peut, dans la pensée, dans la croyance ou dans l'art, rapporter à la sublimité, reste abstrait.

Abstraite est par exemple – mais l'exemple est loin d'être innocent – la conception juive du divin, qui, sans nul hasard, à travers la loi mosaïque ou le paradigme de la Genèse, s'offre comme la vérité du sublime. Ce Dieu à ce point puissant que, se manifestant, il anéantit la manifestation – ou bien, à la limite, dont la puissance est telle qu'elle ne se révèle que dans la faiblesse de la création –, ce Dieu est un Dieu à qui manque la manifestation. La sublimité est l'index d'un tel manque qui, s'exprimant dans l'idée de présentation négative (ou interdite), révèle l'insuffisance d'une pensée ordonnée à la conception naïve selon laquelle, entre le suprasensible et le sensible (le métaphysique et le physique), il y a inadéquation. Or, dit Hegel, c'est le contraire qui est le vrai.

Tel est le sens du renversement hégélien : ce n'est pas le beau qui est le premier degré du sublime, mais, bien au contraire, le sublime qui est un défaut, élémentaire, du beau. C'est que le beau, en tant qu'il se définit comme l'adéquation de la forme (sensible) et du contenu (spirituel), repose effectivement, lui, sur une pensée vraie, non seulement de la nécessaire manifestation du suprasensible, mais de la conformité du sensible à une telle manifestation – ou tout au moins de la possible adéquation de la forme sensible à la manifestation du suprasensible. L'effectuation de cette possible adéquation n'est pas autre chose que l'art lui-même qui culmine pour Hegel, comme on sait, avec l'art grec, c'est-à-dire par exemple dans la statuaire, lorsqu'on voit « la belle forme humaine » exprimer de la manière la plus parfaite l'essence du divin. (« De la manière la plus parfaite » ne veut pas dire « de la manière la plus vraie », puisqu'il faudra encore que, pour accomplir toute sa manifestation, le divin s'incarne dans un homme singulier et fini, vivant, souffrant et mourant.)

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Dans l'ordre à la fois historique et systématique selon lequel Hegel présente le devenir de l'Absolu, le renversement qu'il opère peut se schématiser de la manière suivante :

– à la pensée de l'inadéquation (ou de l'incommensurabilité) du physique et du métaphysique correspond l'art symbolique, dont la sublimité (hébraïque) est à la limite l'interdit ;

– à la pensée de l'adéquation correspond l'art proprement dit – la « religion de l'art », comme dit Hegel pour désigner le moment grec, qui est le moment du beau ;

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– à la pensée de l'incarnation correspond la religion révélée qui, prenant la relève de l'art, annonce son déclin, c'est-à-dire la fin de sa destination à présenter l'Absolu.

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<it>Abattage dans le parc de Versailles autour du bassin d'Apollon</it>, H. Robert - crédits : Fine Art Images/ Heritage Images/ Getty Images

Abattage dans le parc de Versailles autour du bassin d'Apollon, H. Robert

<it>Marat assassiné</it>, J.-L. David - crédits : Sergio Anelli/ Electa / Mondadori Portfolio/ Getty Images

Marat assassiné, J.-L. David

Laocoon - crédits :  Bridgeman Images

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