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MÉTAPHYSIQUE

Kant et le problème de la métaphysique

L'activité du sujet et la science

Il est clair, cependant, que le naturalisme du xviiie siècle aboutit à quelque scepticisme. Pourquoi les mêmes faits se suivent-ils toujours ? Pourquoi notre attente causale est-elle satisfaite ? Ces questions, Hume ne les pose pas ou les tient pour insolubles. Il y a, entre l'homme et la nature, une certaine harmonie, dont on semble alors se contenter.

Kant ne s'en contente pas. Il aperçoit que la théorie de Hume n'explique en rien l'universalité et la nécessité des lois que découvre la science. Car la science existe, et le rôle de la philosophie est de découvrir comment elle est possible. La philosophie kantienne fondera donc la science. Et, dans cette mesure, elle constituera une nouvelle métaphysique, que l'on pourrait appeler métaphysique critique. Le sujet auquel s'élève cette métaphysique n'est ni le Dieu de Descartes, ni le sujet, psychologique et naturel, qu'invoquait Hume. Son activité est transcendantale, et c'est comme telle qu'elle rend possibles les « jugements synthétiques a priori » qui constituent notre savoir. L'esthétique transcendantale découvre, en notre sensibilité, ces formes a priori que sont l'espace et le temps, formes auxquelles toute chose, pour être perçue, doit se soumettre. L'analytique transcendantale étudie la formation de l'objet de la connaissance par le pouvoir unificateur de l'entendement : celui-ci applique ses catégories au divers fourni par la sensibilité, et, sans cette synthèse, nul objet ne saurait nous apparaître comme réel. Mais il faut y prendre garde : l'existence dont Kant décrit ici la constitution n'est pas l'existence en soi, l'existence que croyaient atteindre les anciennes métaphysiques. Elle n'est pas l'être. C'est l'existence, purement phénoménale, de l'objet scientifique. Or Kant oppose au phénomène le noumène, et la chose en soi.

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Il y a donc quelque abus à considérer, comme on le fait souvent aujourd'hui, la critique kantienne comme une métaphysique positive, révélant comment le sujet transcendantal constitue l'« être » de l'objet. Il faut rappeler au contraire que jamais, selon Kant, un être véritable n'est constitué par l'activité, fût-elle transcendantale, du sujet, et que le sujet transcendantal lui-même n'est jamais affirmé par Kant comme un être. Et c'est pourquoi, après l'esthétique et l'analytique transcendantale, Kant place sa dialectique transcendantale, tout entière consacrée à la critique de la métaphysique, et, particulièrement, à la réfutation de l'opinion selon laquelle nous pourrions atteindre l'être du sujet.

La critique kantienne de la métaphysique

Mais il ne faudrait pas croire non plus, comme on le faisait couramment à la fin du xixe siècle, que l'intention de Kant ait été de ruiner la métaphysique pour laisser toute place à la science. À vrai dire, Kant, à l'époque où il écrit, constate que l'ancienne métaphysique est abandonnée de tous : il n'aura donc pas à la détruire, puisque personne n'y croit plus. Ce qu'il veut, c'est comprendre les raisons de cet échec, tout comme il a découvert les raisons du succès des sciences. Et, dans les deux cas, son effort porte sur l'étude des jugements synthétiques a priori. Car on trouve de tels jugements en métaphysique aussi bien qu'en mathématiques et en physique. Mais alors que, dans les sciences, l'activité de l'entendement s'exerce sur un donné sensible qu'elle unifie, l'activité rationnelle qu'on peut découvrir à la source de la métaphysique ne porte sur aucune intuition : elle s'exerce donc à vide. La métaphysique n'est pas parvenue à se constituer. Elle n'existe qu'à titre de « disposition naturelle ». Et cette disposition naturelle n'engendre que l'illusion.

Cette position du problème est tout à fait nouvelle. Le xviiie siècle avait pris, vis-à-vis de la métaphysique, une attitude purement négative, rattachant ses constructions au besoin de croire, et à une sorte de délire affectif. Kant, au contraire, voit dans la métaphysique le fruit d'une exigence purement rationnelle. Et c'est la source rationnelle de la métaphysique qui explique que l'illusion dont elle est faite ne puisse être véritablement réduite. Elle persiste après sa réfutation. Elle n'en est pas moins une illusion.

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Les pseudo-connaissances forgées par la raison humaine en ce qui concerne l'âme, le monde et Dieu constituent ce que Kant appelle l'apparence transcendantale. Cette apparence résulte de l'illégitime extension, hors de toute intuition, de nos concepts. Et cette extension même se produit sous l'influence de principes qui, comme le dit Kant, « repoussent les bornes de l'expérience » et « commandent même de les franchir ». Ces principes, dits transcendants, sont ceux mêmes de la raison : ils nous conduisent à des idées dont l'objet ne peut être donné dans aucune expérience. On peut en ce sens parler de concepts de la raison, ou d'idées transcendantales. Kant les déduit a priori des fonctions mêmes du raisonnement syllogistique. Et il retrouve ainsi, avec le moi, le monde et Dieu, les divisions classiques de la métaphysique traditionnelle : psychologie rationnelle, cosmologie rationnelle, théologie transcendantale.

Par l'examen des paralogismes de la raison pure, Kant entreprend la critique de la psychologie rationnelle. Selon lui, c'est par un sophisme qu'on s'élève du « je pense » au « je suis », et donc à l'existence de l'âme. La critique de toute cosmologie qui se voudrait ontologique est fondée sur l'examen des antinomies : si elle pose le monde comme chose en soi, la raison est nécessairement conduite, en ce qui le concerne, à des thèses et à des antithèses nécessaires, et pourtant contradictoires. Enfin, dans son étude de l'idéal de la raison pure, Kant établit la non-validité de toutes les preuves de l'existence de Dieu.

L'intention de Kant n'est pourtant pas de nier l'immortalité de l'âme ou l'existence de Dieu. Il retrouvera ces vérités par une autre voie, celle de la morale. Il les posera alors par les postulats de la raison pratique. Mais elles ne seront pas, à ses yeux, l'objet d'une véritable connaissance. C'est en ce sens que Kant a pu écrire qu'il avait voulu abolir le savoir pour laisser place à la foi. Comme prétention à la connaissance rationnelle de l'au-delà de l'objet scientifique, la métaphysique est donc condamnée.

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Écrit par

  • : professeur honoraire à l'université de Paris-Sorbonne, membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques)

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Platon - Athènes - crédits : AKG-images

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