MÉTAPHYSIQUE
Transformation de la métaphysique
Le dieu créateur et la preuve ontologique
L'idée judéo-chrétienne d'un dieu créateur de toutes choses va contribuer à l'identification de la métaphysique et de la théologie, mais en un sens différent de celui d'Aristote. Pour Aristote, Dieu n'était cause du monde qu'à titre de cause finale du mouvement qui tend vers lui. Cela laissait intact le problème posé par Parménide, problème du rapport de l'unité de l'être et de la multiplicité des choses qui sont. Pour les penseurs chrétiens, au contraire, Dieu est le créateur, la cause directe de l'existence de tous les êtres. De ce fait, le problème de Parménide disparaît, et la théorie de l'être se trouve profondément transformée. Si, en effet, tous les êtres sont des dépendances et des effets de l'Être premier, si Dieu seul mérite, au sens absolu, le nom d'être, la métaphysique, comme science de l'être en tant qu'être, devra devenir la science de Dieu, et se réduire, cette fois totalement et sans réserves, à la théologie.
En une telle perspective devait naître ce que Kant appellera plus tard l'argument ontologique, argument que l'on peut considérer comme essentiel à la métaphysique moderne, puisqu'on le retrouvera chez Descartes, chez Spinoza, chez Malebranche, chez Leibniz, et même, en un sens différent il est vrai, chez Hegel et les post-kantiens. Dieu apparaît, en cet argument, comme l'être absolu, l'être que, d'aucune façon, on ne saurait nier, l'être qui existe par soi, l'être qui contient en lui-même sa propre raison d'être, l'être, comme le dira Spinoza, dont l'essence enveloppe l'existence. Et cet être est aussi celui dans lequel la pensée s'enracine, celui qui lui permet de sortir de soi, de porter sur les choses, de se découvrir comme pensée du réel.
L'argument dit ontologique (rappelons encore que ce nom lui fut donné par Kant) est formulé pour la première fois par saint Anselme, en son célèbre Proslogion. Aux yeux d'Anselme, seul l'insensé, c'est-à-dire celui qui est privé de raison et ne craint pas d'énoncer des affirmations contradictoires, peut déclarer que Dieu n'est pas. Dieu est en effet l'être tel que rien de plus grand ne peut être conçu. Il suffit qu'une telle définition soit comprise pour qu'il soit établi qu'un tel être existe au moins à titre d'idée, au moins « dans l'esprit ». Mais si un tel être n'existait que dans l'esprit, on pourrait en concevoir un plus grand, à savoir un être semblable existant aussi en fait. Il faudrait donc dire que l'être tel que rien de plus grand ne peut être conçu n'est pas l'être tel que rien de plus grand ne peut être conçu, ce qui est la contradiction même. L'être tel que rien de plus grand ne peut être conçu existe donc, et dans l'esprit, et en fait. Et cet être est Dieu.
Descartes reprendra l'argument en lui donnant une forme mathématique : l'existence de Dieu résulte de sa définition comme il résulte de la définition du triangle que la somme de ses angles est égale à deux droits. Pour Malebranche, il s'agira d'une preuve de simple vue. Aux yeux de Leibniz, l'existence paraîtra analytiquement contenue dans l'idée de Dieu. Spinoza insistera sur le fait que Dieu est cause de soi. Mais, pour tous ces philosophes, la notion d'être va bien rejoindre celle de Dieu, avec laquelle elle se confond. C'est pourquoi, quand il voudra condamner la métaphysique dogmatique, Kant estimera que sa démarche est tout entière calquée sur la preuve ontologique. Réfuter cette preuve, démontrer l'inanité des raisonnements métaphysiques, séparer l'affirmation de l'être de l'affirmation de Dieu, soustraire l'être à la pensée, tout cela, pour Kant, ne fera qu'un.
Métaphysique et théologie chez saint Thomas
Pourtant, les philosophes du Moyen Âge sont loin d'accueillir unanimement la preuve ontologique : en particulier, l'argument de saint Anselme est rejeté par saint Thomas. Par la preuve ontologique, en effet, l'esprit humain semble s'installer d'emblée dans l'être, se passant non seulement du recours à la révélation, mais encore de l'expérience du monde. La raison thomiste se montre plus modeste. C'est à partir du monde, et par la preuve cosmologique, qui invoque la nécessité d'une cause du monde, qu'elle s'élève à Dieu.
Mais, chez tous les philosophes du Moyen Âge, Dieu, quelle que soit la voie par laquelle on l'atteint, demeure l'Être suprême, le seul être qui soit au sens plein de ce mot : la métaphysique reste donc confondue avec la théologie. Si Dieu est l'Être des êtres, comment pourrait-il y avoir en effet, en dehors de la science de Dieu, une science de l'être en général, telle que la voulait encore fonder Aristote ?
En revanche, et cette fois par extension, la métaphysique porte, chez saint Thomas, sur tout ce qui manifeste le surnaturel, étant entendu que tout ce qui est surnaturel est, en quelque mesure, divin. L'âme en tant qu'immortelle, les anges sont donc les objets de la métaphysique, objets immatériels, non sensibles, et, comme le dit saint Thomas, transphysiques (transphysica). La métaphysique devient alors la science de Dieu et de tout ce qui se rattache directement au divin.
Est-ce à dire que la métaphysique thomiste soit identique à la théologie révélée ? Bien au contraire, si elle a le même objet, elle en diffère par la méthode, elle n'use que des ressources naturelles à l'esprit humain, elle ne met en œuvre que la seule raison. Ainsi se distingueront toujours, et pour les philosophes chrétiens eux-mêmes, l'aspiration religieuse et l'aspiration métaphysique au surnaturel. La métaphysique appartient à la philosophie. Et la théologie métaphysique constitue ce que l'on a appelé, ce que Kant appellera encore, la théologie rationnelle.
Chez saint Thomas, cependant, une telle théologie ne peut prétendre à une totale indépendance : elle doit se subordonner à la théologie révélée. Et c'est la théologie révélée qui fournira souvent la solution de problèmes qui, pour notre seule raison, seraient définitivement insolubles. Une telle conception se retrouvera chez Malebranche et chez Pascal, estimant tous deux que le péché originel peut seul rendre compte des caractères contradictoires de la nature humaine. Ainsi, bien avant Kant, qui examinera cette difficulté en sa première antinomie, saint Thomas remarque que notre raison ne saurait décider si le monde a eu, ou non, un commencement dans le temps. À s'en tenir aux évidences naturelles, on peut fournir des arguments tant en faveur de la thèse de l'éternité qu'à l'appui de l'affirmation d'un début temporel de l'univers. Seule la foi, révélant que le monde a été créé, permet ici d'atteindre une vérité que, livré à ses seules forces, l'entendement humain ne saurait établir.
Il faudra donc attendre Descartes pour que la métaphysique redevienne purement rationnelle. Un Dieu découvert par la seule raison justifiera alors, par sa véracité, la raison elle-même. Et le xviie siècle sera le siècle des systèmes métaphysiques qui, demeurant théologiques, seront cependant libérés de tout appel à la révélation.
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Écrit par
- Ferdinand ALQUIÉ : professeur honoraire à l'université de Paris-Sorbonne, membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques)
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