MERVEILLEUX
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Étymologiquement, le merveilleux est un effet littéraire provoquant chez le lecteur (ou le spectateur) une impression mêlée de surprise et d'admiration. Dans la pratique, on ne peut pas en rester là. La rhétorique classique limitait le merveilleux à l'intervention du surnaturel dans le récit et le décrivait comme un ensemble de procédés, ce qui a contribué à le rejeter hors du crédible et finalement hors de l'écriture. Une tendance plus récente l'identifie à cet éclair de ferveur qui est au cœur de toute expérience humaine : il en vient à désigner une qualité de présence de l'homme au monde et du monde à l'homme. Ou bien on finit par tout lui refuser, ou bien on finit par tout lui accorder. Il lui manque apparemment cette propriété essentielle des concepts : occuper un champ déterminé. Mais le problème est sans doute moins la contradiction dans les termes que le gouffre qui sépare deux stratégies définitionnelles : d'un côté, un discours scolaire ; de l'autre, une parole de l'ineffable. Ces postures intellectuelles désignent implicitement le même point aveugle de nos constructions mentales : là où la poièsis impuissante à décrire se réfugie dans le montrer et au bout du compte montre seulement qu'il y a du caché, de l'obscur. Le merveilleux nous fait acquiescer à l'impensable : c'est peut-être le point commun entre Aristote – qui présente le thaumaston comme une récupération de l'irrationnel par le vraisemblable –, les théoriciens de la Renaissance – qui cherchent un terrain d'équilibre entre le surnaturel et l'ornement – et les modernes – qui, dans nos sociétés de simulation, réactualisent le merveilleux comme rayonnement des possibles et clairière ouverte par l'art dans le retrait de Dieu, de la vérité et du monde.
Apories du merveilleux
Poésie ou récit ?
Le merveilleux, au début du xxe siècle, était perçu comme un élément d'une rhétorique désuète. C'est Breton qui, dans ses textes théoriques, lui a redonné son lustre ; et le champ sémantique actuel du mot merveilleux en garde la trace. Dès 1924, il établit une relation d'identité entre le beau et le merveilleux : « Le merveilleux est toujours beau, n'importe quel merveilleux est beau, il n'y a même que le merveilleux qui soit beau. » En 1936, il rejette Mallarmé le mystérieux au nom de Rimbaud le merveilleux : « Le symbolisme ne se survit que dans la mesure où [...] il lui est arrivé de se faire une loi de l'abandon pur et simple au merveilleux, en cet abandon résidant la seule ressource de communication éternelle entre les hommes. » C'est dire que le merveilleux est une propriété de la poésie et plus particulièrement de la poésie pré- surréaliste et surréaliste : singulier destin pour un mot qui jusque-là désignait un effet employé dans certains récits, et surtout des récits traditionnels. Breton ne l'ignore pas et laisse même entendre que la poésie moderne est l'authentique héritière du conte archaïque. Cette conception garde-t-elle un sens en dehors du contexte surréaliste ? Il faudrait pour cela admettre que le merveilleux est lié à la poésie et que, lorsqu'il apparaît dans le récit, il représente une irruption de la poésie dans la narration. Ce qui n'est pas évident.
Surprise ou certitude ?
Les théoriciens récents insistent fortement sur l'évidence du merveilleux. Pour Debidour, il « demande une sorte d'acquiescement préalable ». Pour Caillois, le surnaturel « n'y est même pas étonnant ». Pour Todorov, « les événements surnaturels n'y provoquent aucune surprise ». L'accord est total, à cette nuance près que les deux derniers auteurs ne décrivent qu'une des formes du merveilleux : le conte de fées.
Il y a tout de même là un paradoxe. Le mot merveille, comme le mot latin mirabilia dont il est issu, implique à l'origine un double effet d'étonnement et d'admiration ; et même si nos contemporains tendent à oublier l'étonnement, il n'a pas pour autant disparu de la langue sans laisser de traces. La théorie du merveilleux, à un stade ancien, a été une théorie de la surprise ; et si elle est devenue une théorie de l'évidence, cette métamorphose n'est pas nécessairement facile à expliquer. L'hypothèse la plus probable est que le conte de fées (puisqu'il s'agit surtout de lui) est jugé d'après l'effet qu'il produit sur son public enfantin – ou sur ce qui reste d'enfantin en nous. Et dès lors qu'il est manifestement gratifiant, nous avons du mal à le trouver encore dérangeant. Comme si le mot merveilleux avec son double sens initial – admirable et surprenant – occupait un créneau sémantique désormais impensable.
Convention ou croyance ?
Aristote est traditionnellement considéré comme le premier théoricien du merveilleux. Et en effet il a employé, dans trois passages de la Poétique, le mot thaumaston, qui signifie à la fois étonnant et admirable ; on l'a donc traduit par mirabile (en latin), puis par meraviglioso (en italien) et merveilleux (en français). Ce choix de traduction, fait par les érudits de la Renaissance, est à l'origine de tous les commentaires ultérieurs sur le merveilleux. Tout le problème est de savoir si ce choix, après tant de glissements sémantiques, a encore un sens pour nous. Déjà Goldschmidt, commentant le thaumaston, indique que « ce mot, tel qu'il est employé dans la Poétique d'Aristote, désigne surtout un effet de surprise ». La dernière traduction de la Poétique franchit le Rubicon : thaumaston y est traduit par surprise. Du coup, Aristote n'est plus le premier théoricien du merveilleux ; ce rôle fondateur doit désormais être attribué à ses commentateurs italiens de la Renaissance.
En questionnant le texte de la Poétique, on obtient des résultats ambigus : tantôt la surprise est liée à un coup de théâtre (56 a, 20) ou à un épisode aux limites de la vraisemblance (60 a, 12, 13 et 17) ; tantôt elle suggère une intervention des dieux, mais seulement parce qu'elle exclut toute autre explication (52 a, 4 et 6). Selon Aristote, le public ne peut pas en rester à l'étonnement parce qu'il est mû par une exigence d'ordre et qu'il reconstitue toujours un enchaînement cohérent des faits (en postulant au besoin une action divine). Le plaisir de la surprise ne doit pas transgresser l'ordre de la vraisemblance ; si l'épopée, contrairement à la tragédie, pousse la surprise jusqu'à l'irrationnel, jusqu'à l'absurde même, c'est qu'ici le poète n'a qu'un auditeur qui se laisse plus facilement mystifier par la magie des mots et qui, autour de sa surprise, reconstitue le tissu du vraisemblable. À la limite, « il est vraisemblable qu'il se produise de l'invraisemblable » (61 b, 15) : la surprise fait partie de la nature, donc de la raison. Le vraisemblable s'institue en explorant ses propres limites.
Le double sens de thaumaston va de soi en grec : pour Aristote comme pour Homère, la surprise est nécessairement gratifiante parce qu'elle annonce un supplément de sens. Dans la fiction, elle est crédibilisée par la mimèsis, l'effet de réel (particulièrement convaincant lorsqu'il se produit sur scène), et finalisée par la catharsis, l'épuration des passions réalisée à la clôture du récit et justifiant celui-ci auprès de son public.
Cette conception est singulièrement durcie par les commentateurs italiens de la Poétique. La catharsis n'est plus pour eux que l'avertissement donné au public par le châtiment des coupables : dès lors, la surprise est liée à l'effroi du pécheur devant la grandeur de Dieu et ne saurait rester gratifiante que dans la perspective d'une ascèse. Quant à la mimèsis, elle devient l'imitation de la vérité dans la limite des bienséances, liées elles-mêmes au système de valeurs en vigueur. Du coup, le champ des surprises admises se rétrécit : « L'incroyable ne peut être merveilleux » (Castelvetro). C'est alors que l'émerveillement cesse de coïncider avec l'étonnement et commence à dériver vers l'admiration, laquelle, dans la perspective néo-platonicienne de la Renaissance, a partie liée avec l'émotion religieuse.
Cet optimisme sera passablement nuancé à l'âge de la Contre-Réforme. La beauté terrestre n'est plus obligatoirement le premier degré d'une « échelle merveilleuse » (Ficin) conduisant à Dieu. La volonté d'affirmer, omniprésente dans l'art baroque – exaltation du héros, des monuments, du luxe, des miracles –, révèle une obscure crainte de douter ; l'amour oscille entre le mysticisme et l'érotisme ; le fidèle ne distingue pas assez clairement l'inspiration divine et les ruses du diable. La surprise est la meilleure des choses pour le sujet qui l'éprouve ; elle ne le met pas à l'abri du pire.
Dans un tel paysage idéologique, les doctes se sont abrités derrière l'autorité d'Aristote ; ils l'ont néanmoins trahi, probablement à leur insu. Ils avaient un tel souci de réhabiliter la surprise qu'ils ne pouvaient plus la laisser dépendre des simples péripéties d'une fiction ; encore fallait-il qu'elle soit esthétiquement impressionnante, liée à une promesse de révélation ou même, dans certains cas, à une révélation effective. Le merveilleux devint la réaction de stupeur forte induite par l' épopée en général. La stupeur qui s'empare de l'homme, en particulier devant les manifestations de « tout ce qui va contre le cours ordinaire de la nature » (P. Rapin) : manifestations réelles quand elles viennent de Dieu (il s'agit alors de miracles), irréelles dans les autres cas (ce sont alors des illusions dues aux artifices du démon).
Ajoutons que la notion de merveilleux implique également ici une conception de la piété : le fidèle est comme un enfant, il est surpris parce qu'il ne sait pas, il est ravi parce qu'il découvre. Ainsi l'a voulu l'Église catholique dans son souci d'endiguer le libre examen prôné par les protestants. Mais si cette morale du ravissement peut satisfaire l'artiste qui décore l'église, elle ne suffit pas au théologien qui demande au chrétien de contribuer activement (et rationnellement) à son salut.
Tout est donc réuni pour faire du concept de merveilleux à peine inventé un mélange explosif. D'emblée, les doctes se divisèrent sur le problème du référent surnaturel : les uns optaient pour le merveilleux païen par fidélité machinale au principe de l'imitation des Anciens ; les autres, interprétant de façon plus compréhensive la fidélité à l'esprit d'Aristote, prônaient le merveilleux chrétien parce qu'il était plus vraisemblable, plus proche des croyances du poète et de ses lecteurs.
Ce dernier choix fut celui du Tasse, avec les résultats que l'on sait. Dans ses Discours, il se montre soucieux de respecter à la fois la vraisemblance et la licenza del fingere : première faille. Quand il passe à l'application dans la Jérusalem délivrée, il utilise conjointement le merveilleux chrétien et le merveilleux magique de l'Arioste, dont les enchantements sont conventionnellement présentés comme l'œuvre du diable. Paradoxe : ces « artifices » sont le meilleur de l'œuvre, ils font toute sa séduction et singulièrement son érotisme. Lisons la description des jardins d'Armide : « On dirait [tant la recherche s'y mêle à la simplicité] que les ornements et le site y sont naturels. » Dans le récit, ce programme est celui d'une magicienne et – à l'arrière-plan – de Satan. Dans le réel, il ressemble beaucoup au programme de l'auteur (et peut-être à celui de Dieu).
Le Tasse fut la première grande victime du merveilleux : d'abord parce qu'il n'était plus protégé par la croyance à l'abri de laquelle il avait cru pouvoir démasquer ses pulsions ; mais aussi parce que dans son ouvrage les traditions licencieuses de l'aristocratie défiaient ouvertement la normalisation en cours. Par la suite, l'épopée française du xviie siècle allait opter pour le merveilleux chrétien, en partie à cause de l'énorme succès du Tasse, mais en proscrivant la magie, le romanesque et l'amour au point que les maléfices diaboliques y perdaient toute portée. Le grand théoricien de cette école est Desmarets, qui prend ses précautions : « Il n'y a ni roman, ni poème héroïque dont la beauté puisse être comparée à celle de la sainte Écriture. » Mais il est tentant d'abolir de telles distances, et Desmarets n'y résiste pas : « Les feintes sont les ornements des plus beaux livres ; j'excepte les sacrés, qui sont toutefois remplis de belles paraboles ; et cela fait bien voir que la feinte et la vérité s'accordent bien ensemble. » La riposte ne se fit pas attendre : « Il convient peu à la majesté des choses saintes d'être changées en fables et en jeu » (Vossius). Cette protestation, faite au nom de la religion, reste fondée à d'autres points de vue : « Si un auteur introduisait des anges et des saints sur notre scène, il scandaliserait les dévots comme profane et paraîtrait imbécile aux libertins » (Saint-Évremond). Pour ces auteurs, le merveilleux païen est la seule solution, non plus seulement parce qu'il imite le modèle antique, mais surtout parce qu'il esquive les difficultés.
Malheureusement, les œuvres n'ont pas suivi, et le merveilleux païen est resté une solution toute théorique, au moins dans l'épopée. S'il avait pu fonctionner chez les Anciens, c'est pour des raisons qui – on le remarque dès le xviie siècle – leur étaient propres : « De tant de choses surnaturelles, rien ne paraissait fabuleux au peuple, dans l'opinion qu'il y avait une société familière entre les dieux et les hommes » (Saint-Évremond). Le désenchantement du monde a changé tout cela.
Résumons-nous. Le concept de merveilleux est apparu dans une société qui croyait l'avoir hérité d'une autre, et qui n'a pas su qu'elle l'inventait. Il a été utilisé pour penser une articulation entre la fiction et la religion – position spécialement difficile à tenir dans le cadre d'une religion du livre (donc rigide) et qui a été mal vécue par les poètes : l'un d'eux est devenu fou, d'autres ont manqué leurs épopées, d'autres sans doute se sont censurés. La contradiction est la suivante : ou bien l'on n'y croit pas, et l'on n'a rien à dire ; ou bien l'on y croit, et l'on ne saurait prendre la parole sans blasphème.
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Écrit par
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