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MALÉVITCH KASIMIR (1878-1935)

Le « zaoum »

Les discussions que Malévitch eut alors avec son ami débouchent immédiatement sur le désir d'entreprendre une enquête fondamentale sur la nature du signe pictural : puisque le signe ne se définit plus par son rapport à ce à quoi il se réfère, mais par un jeu d'oppositions internes à l'ensemble dont il participe, on doit pouvoir trouver le moyen, en peinture, d'isoler des signes « purs », des signes qui aboliraient du même coup l'opposition entre forme et contenu qui est au fondement de l'esthétique classique et de la peinture figurative. C'est à cette vaste tâche que s'attelle Malévitch durant les années à venir.

Parce que ses résultats picturaux sont très en retrait par rapport aux toiles purement « cubistes » qui suivront immédiatement, on a souvent eu tendance à déprécier quelque peu ce que Malévitch appelait sa période « zaoum » ou « a-logique ». Mais d'une part ses œuvres zaoum montrent comment le modèle linguistique fut déterminant pour Malévitch, d'autre part la brièveté de cette période indique combien il fut conscient de la nécessité de trouver une voie proprement picturale pour mettre au jour ses préoccupations. Qu'est-ce que le zaoum ? Ce « mot », forgé par le poète russe Velemir Khlebnikov, désigne une forme de poème abolissant les oppositions fondamentales sur lesquelles repose la rationalité occidentale (renvoyant toutes, en dernière instance, à celle de la matière et de l'esprit), et insistant sur le signifiant phonique de la langue comme déjà porteur, en lui-même, de signification (d'où les nombreuses tentatives de poésie phonétique que Khlebnikov nommait aussi « transrationnelle ») : il s'agit de déterminer l'essence de la langue, de trouver le « signe zéro » à partir duquel la poésie pourra renaître de ses cendres académiques. Ce programme zaoum séduit immédiatement Malévitch (dont les lithographies illustrent à l'époque les poésies de Khlebnikov), et il essaie de le mettre en pratique dans sa peinture. Cela débouche, dans son œuvre, sur trois voies différentes (la dernière portant en germe le suprématisme même).

<it>Un Anglais à Moscou</it>, K. Malévitch - crédits : M. Carrier/ De Agostini/ Getty Images

Un Anglais à Moscou, K. Malévitch

Les toiles et dessins a-logiques de 1913-1914 constituent la première de ces tentatives pour appliquer directement le programme zaoum à la peinture : les représentations de différents objets, chacun à une échelle différente, se juxtaposent ou se superposent dans une même image (Un Anglais à Moscou, Stedelijk Museum). Le procédé du collage cubiste sert ici à éroder la logique classique, à mettre l'accent sur les qualités plastiques autonomes des éléments de l'image comme sur le rôle joué par les associations inconscientes dans la perception d'un tableau – mais c'est au prix d'un retour à une certaine forme de symbolisme. Bien que la mimésis soit congédiée, la dépendance de la peinture à l'égard de la « littérature » n'en est que plus affirmée.

La seconde direction que prend le zaoum dans l'œuvre de Malévitch est beaucoup plus radicale et rejoint l'invention strictement contemporaine du «  Ready-Made » de Marcel Duchamp : il s'agit d'exposer au contraire le nominalisme sur quoi se fonde l'esthétique picturale traditionnelle. Puisque les spectateurs confondent sans cesse le sens d'une œuvre et son référent, Malévitch entreprend une série de dessins qui se limite à l'inscription linguistique d'un référent dans un cadre tracé sur une feuille de papier : Rixe sur le boulevard, Vol du porte-monnaie, Deux zéros. De même que Duchamp démontrait que dans notre culture il suffisait de nommer « œuvre d'art » un porte-bouteille pour qu'il le devienne, de même Malévitch fait de l'intitulé le nœud sur quoi se fonde l'idéologie de la représentation. Il s'agit là d'une entreprise critique, et Malévitch[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art à l'université Harvard

Classification

Pour citer cet article

Yve-Alain BOIS. MALÉVITCH KASIMIR (1878-1935) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

<it>Les Moissonneuses</it>, K. Malévitch - crédits :  Bridgeman Images

Les Moissonneuses, K. Malévitch

<it>Un Anglais à Moscou</it>, K. Malévitch - crédits : M. Carrier/ De Agostini/ Getty Images

Un Anglais à Moscou, K. Malévitch

Tableaux de Kasimir Malévitch - crédits : Stedelijk Museum, Amsterdam, Pays-Bas

Tableaux de Kasimir Malévitch

Autres références

  • CHAGALL, LISSITZKY, MALÉVITCH. L'AVANT-GARDE RUSSE À VITEBSK 1918-1922 (exposition)

    • Écrit par Elitza DULGUEROVA
    • 1 210 mots
    • 1 média

    Près de quarante ans après l’emblématique Paris-Moscou 1900-1930 (1979), l’exposition Chagall, Lissitzky, Malévitch : l’avant-garde russe à Vitebsk, 1918-1922 (Paris, Musée national d’art moderne – Centre Georges-Pompidou, 18 mars - 16 juillet 2018) adopte un angle d’approche inédit...

  • ÉCRITS, Kasimir Malévitch - Fiche de lecture

    • Écrit par Marcella LISTA
    • 1 303 mots
    • 1 média

    Lorsque Kasimir Malévitch (1878-1935) présente au printemps 1915 un ensemble de toiles dites « alogistes » à l'exposition Tramway VSaint-Pétersbourg, alors Petrograd), il lance dans le catalogue cette boutade : « Le contenu de ces tableaux n'est pas connu de l'auteur. » Quelques...

  • KAZIMIR MALEWICZ, LE PEINTRE ABSOLU (A. Nakov)

    • Écrit par Guitemie MALDONADO
    • 876 mots

    Quatre ans après le catalogue raisonné de Malewicz et malgré maintes vicissitudes éditoriales, paraissait enfin en 2006 la somme d'Andréi Nakov, Kazimir Malewicz, le peintre absolu (Thalia Édition). Et l'on ne peut que saluer l'aboutissement d'un projet initié dès la fin des années 1950 par...

  • MALÉVITCH DANS LES COLLECTIONS DU STEDELIJK MUSEUM D'AMSTERDAM (exposition)

    • Écrit par Guitemie MALDONADO
    • 891 mots

    « Nous devons méditer le fait que Malévitch a manqué de n'être qu'une trace mythologique dans l'histoire de l'art. » Comme le rappelle Jean-Claude Marcadé, spécialiste de son œuvre, dans le catalogue de cette exposition, sans d'heureux concours de circonstances et sans la clairvoyance de quelques acteurs...

  • SUPRÉMATISME (SUPREMUS N° 58 AVEC JAUNE ET NOIR) (K. Malévitch)

    • Écrit par Hervé VANEL
    • 233 mots

    Cette œuvre de Malévitch, réalisée en 1916, apparaît comme un dépassement de ce « zéro des formes » que l'artiste avait atteint avec son Quadrangle noir (1913). D'emblée, il nous faut admettre que la réalité, ainsi qu'elle l'était pour Malévitch, est « un phénomène purement pictural......

  • ABSTRAIT ART

    • Écrit par Denys RIOUT
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    Devant le Carré noir présenté par Malévitch à la fin de 1915 dans l'exposition0,10 (Petrograd), le critique d'art Alexandre Benois écrit : « Ce n'est plus le futurisme que nous avons à présent devant nous, mais la nouvelle icône du carré. Tout ce que nous avions de saint...
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