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MALÉVITCH KASIMIR (1878-1935)

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Le suprématisme

Telle est l'affirmation magistrale de la quasi totalité des œuvres exposées à 0,10 (dix exposants à l'origine, dont Tatline avec ses « Contre-reliefs », chacun s'attachant à découvrir le degré zéro de leur art), et surtout du Carré noir sur fond blanc, disposé, comme une icône, à un coin de la pièce. Ce tableau clé de l'art moderne articule en quelque sorte toutes les questions qui ont intéressé Malévitch depuis sa découverte du cubisme, déclarant à la fois toutes les conditions essentielles de la peinture. La tableau est un déictique, ou, pour parler comme les linguistes, un index (à savoir un signe dont la signification dépend de sa co-présence avec son référent ou le contexte physique de son énonciation – tel « ici » ou « toi ») : la figure du carré est un index du cadre (carré et cadre ont la même source étymologique), mais c'est aussi un index du support lui-même (le tableau est lui-même carré), à savoir de la surface physique du tableau. Plus encore que dans le décor d'opéra, parce que cette fois-ci de manière délibérée, il y a adéquation totale entre « image » et champ, et donc suppression de l'opposition figure/fond sur laquelle se fonde l'esthétique occidentale depuis la Grèce antique. Du même coup, toute idée de composition traditionnelle est abolie : la figure est donnée en même temps que sa surface d'inscription, elle en est comme le produit logique, et, par voie de conséquence, toute illusion est abolie, la surface du tableau ne se creuse pas optiquement parce que l'œil du spectateur est constamment rappelé à la surface par la simple déclaration de cette surface que constitue le carré noir inscrit dans le carré blanc. Malévitch devance avec son Carré noir ce qu'on nommera la logique « déductiviste » dans la peinture américaine des années 1960.

<it>Composition suprématiste</it>, K. Malévitch - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Composition suprématiste, K. Malévitch

Mais ce n'était pas le seul tableau exposé à 0,10. Il était la conséquence plus ou moins directe de l'intérêt de Malévitch pour le cubisme, mais un autre pan de sa production renoue au même moment avec sa fascination pour le post-impressionnisme et le fauvisme, à savoir pour la couleur pure. Malévitch commence d'abord par varier ses figures géométriques, comme pour vérifier si la planéité essentielle du Carré noir peut se transférer à d'autres formes (la Croix noire, dont un exemplaire plus tardif se trouve dans les collections du Musée national d'art moderne à Paris, est visible sur la photographie de l'ensemble Malévitch présenté à l'exposition 0,10). Mais il s'aperçoit bien vite qu'à l'exception des figures purement symétriques rien ne peut égaler la forme d'indexicalité minimale mise en œuvre dans son Carré noir. Il entreprend alors une série d'œuvres qui semblent à première vue comme la négation directe de cette découverte : autant la figure du carré noir adhère à son fond, autant elle est statique, autant les formes géométriques de Peinture suprématiste. Huit rectangles rouges ou de Supremus no 50 (tous deux au Stedelijk Museum) semblent glisser sur la surface et inviter le regard du spectateur à percer la matérialité de cette surface et à la creuser optiquement jusqu'à l'infini. C'est que Malévitch, en cela beaucoup moins naïf que nombre de ses successeurs, sait fort bien que l'indexicalité qu'il a énoncée avec son Carré noir ne doit son succès qu'à des conditions quasi expérimentales : à moins de s'en tenir à l'absolue adéquation du champ et de l'image, rien ne pourra empêcher que la surface d'un tableau ne soit creusée, par le regard. Ce creusement illusionniste devient alors le sujet de son art (il s'agit toujours d'explorer le degré zéro de la signification picturale), et c'est la couleur même qui lui semble pouvoir mettre en évidence cette condition essentielle. Réfléchissant[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art à l'université Harvard

Classification

Pour citer cet article

Yve-Alain BOIS. MALÉVITCH KASIMIR (1878-1935) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

Médias

<it>Les Moissonneuses</it>, K. Malévitch - crédits :  Bridgeman Images

Les Moissonneuses, K. Malévitch

<it>Un Anglais à Moscou</it>, K. Malévitch - crédits : M. Carrier/ De Agostini/ Getty Images

Un Anglais à Moscou, K. Malévitch

Tableaux de Kasimir Malévitch - crédits : Stedelijk Museum, Amsterdam, Pays-Bas

Tableaux de Kasimir Malévitch

Autres références

  • CHAGALL, LISSITZKY, MALÉVITCH. L'AVANT-GARDE RUSSE À VITEBSK 1918-1922 (exposition)

    • Écrit par
    • 1 210 mots
    • 1 média

    Près de quarante ans après l’emblématique Paris-Moscou 1900-1930 (1979), l’exposition Chagall, Lissitzky, Malévitch : l’avant-garde russe à Vitebsk, 1918-1922 (Paris, Musée national d’art moderne – Centre Georges-Pompidou, 18 mars - 16 juillet 2018) adopte un angle d’approche inédit...

  • ÉCRITS, Kasimir Malévitch - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 303 mots
    • 1 média

    Lorsque Kasimir Malévitch (1878-1935) présente au printemps 1915 un ensemble de toiles dites « alogistes » à l'exposition Tramway VSaint-Pétersbourg, alors Petrograd), il lance dans le catalogue cette boutade : « Le contenu de ces tableaux n'est pas connu de l'auteur. » Quelques...

  • KAZIMIR MALEWICZ, LE PEINTRE ABSOLU (A. Nakov)

    • Écrit par
    • 876 mots

    Quatre ans après le catalogue raisonné de Malewicz et malgré maintes vicissitudes éditoriales, paraissait enfin en 2006 la somme d'Andréi Nakov, Kazimir Malewicz, le peintre absolu (Thalia Édition). Et l'on ne peut que saluer l'aboutissement d'un projet initié dès la fin des années 1950 par...

  • MALÉVITCH DANS LES COLLECTIONS DU STEDELIJK MUSEUM D'AMSTERDAM (exposition)

    • Écrit par
    • 891 mots

    « Nous devons méditer le fait que Malévitch a manqué de n'être qu'une trace mythologique dans l'histoire de l'art. » Comme le rappelle Jean-Claude Marcadé, spécialiste de son œuvre, dans le catalogue de cette exposition, sans d'heureux concours de circonstances et sans la clairvoyance de quelques acteurs...

  • SUPRÉMATISME (SUPREMUS N° 58 AVEC JAUNE ET NOIR) (K. Malévitch)

    • Écrit par
    • 233 mots

    Cette œuvre de Malévitch, réalisée en 1916, apparaît comme un dépassement de ce « zéro des formes » que l'artiste avait atteint avec son Quadrangle noir (1913). D'emblée, il nous faut admettre que la réalité, ainsi qu'elle l'était pour Malévitch, est « un phénomène purement pictural......

  • ABSTRAIT ART

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    Devant le Carré noir présenté par Malévitch à la fin de 1915 dans l'exposition0,10 (Petrograd), le critique d'art Alexandre Benois écrit : « Ce n'est plus le futurisme que nous avons à présent devant nous, mais la nouvelle icône du carré. Tout ce que nous avions de saint...
  • BARRÉ MARTIN (1924-1993)

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    ...réflexion sur l'espace, où le geste du peintre se fait minimal. Cependant, s'il n'y a pas réellement parenté, il y a certainement affinités, et Mondrian et Malévitch seront une importante source d'inspiration pour Barré au début de sa carrière. En 1958, il fait un voyage aux Pays-Bas et au Danemark, qui lui...
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    ...matérialiste » au sein de l'avant-garde russe. Un groupe marxiste s'oppose à l'esthétique antimatérialiste des admirateurs de Kandinsky et de Malevitch. Le titre d'une des nombreuses discussions au cours desquelles se formaient alors les théories artistiques est très significatif de l'esprit...
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