Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ALTRUISME

Généralement, le terme d'altruisme qualifie une attitude morale concrète qui, par-delà toute crainte et même toute norme, privilégie autrui. L'altruisme manifeste un débordement de l'amour propre naturel, calculateur et soucieux de préserver le soi, et du désir érotique qui porte éperdument vers autrui mais un autrui à posséder. Une sorte d'aura entoure le terme d'altruisme. On est aux confins de l'exceptionalité : l'individu, par l'autre et pour l'autre, est élevé au-dessus de lui-même. L'altruisme serait rien moins que naturel. La Bible entière fait de l'amour du prochain, égal à et même critère de l'amour de Dieu, une exigence. Et la célébration de l' amitié dans la philosophie ancienne, stoïcienne et épicurienne, chez Montaigne aussi, exprime remarquablement la rareté et le bienfait inattendu de cette générosité qui met l'autre au-dessus de soi et fait de la relation généreuse le lieu d'une vie nouvelle. L'altruisme n'est pas qu'affaire de sentiment. Il est décision pour l'humanité de tous. Montesquieu en a donné la formule sublime : « Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l'Europe, ou bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime. » L'une des plus fines analyses contemporaines est celle de Max Scheler, véritable éloge de la relation à autrui. Celle-ci y est moins un idéal qu'un accomplissement de soi, comme si tout notre dispositif corporel, psychique, moral était en attente d'autrui pour déployer des virtualités sans lui paralysées. Ce n'est pas là ignorer l'hostilité primitive entre individus égoïstes ; c'est lui faire arrêt, par le miracle de la sympathie. L'amour triomphe de la discorde, rêve d'Empédocle. Pourtant, à travers cette immense littérature, l'altruisme paraît ne relever que de la morale ou de la psychologie et n'avoir pas d'entrée dans le discours philosophique. Celui-ci, étayé de manières diverses sur une conception substantielle du sujet, passait outre ou achoppait à la question d'autrui, non autre, mais autre moi, simple objet du jugement empirique. « Quand je regarde dans la rue, je ne vois que des manteaux et des chapeaux... je juge que ce sont des hommes » (Descartes).

Mais altruisme peut s'entendre autrement, exhiber ce qu'autrui fait valoir comme loi, désigner peut-être le lieu de naissance de l' éthique. C'est vers cet autre sens, qui radicalise l'étymologie du mot, que s'avance aujourd'hui, avec une force jamais connue dans l'histoire mais que celle-ci éclaire, la question d'autrui : autrui comme autre ; altérité, non plus alter ego, différence, territoire inconnu, mais dont la frontière traverse le sujet. Ainsi comprise, la relation à l'autre fait éclater les théories traditionnelles de l' intersubjectivité. La notion d'altérité, avec tout ce qu'elle connote d'altération, de brouillage et de proximité impérative, conduit ainsi, par une sorte de travail de sape, à réviser les conceptions du sujet, de la conscience, des valeurs, du langage, mais aussi à repenser, à l'autre extrême, les pivots de la métaphysique, Nature, Être, Dieu. Cette pensée nouvelle de l'autre est aujourd'hui insistante et multiforme : « Je pense qu'il serait intéressant d'examiner si l'on peut écrire une Critique de la raison altruiste » (Jean-François Lyotard). Toute synthèse serait trompeuse. Seules quelques lignes de fond peuvent être évoquées. Elles n'échappent pas[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur de philosophie au Centre Sèvres, rédacteur à la revue Études, écrivain et traducteur

Classification

Pour citer cet article

Guy PETITDEMANGE. ALTRUISME [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

La découverte du Nouveau Monde - crédits : New York Public Library/ Rawpixel ; CC0

La découverte du Nouveau Monde

Autres références

  • AMOUR

    • Écrit par Georges BRUNEL, Baldine SAINT GIRONS
    • 10 182 mots
    • 5 médias

    «  Dieu aimeras et ton prochain comme toi-même. » Toute la civilisation judéo-chrétienne est fondée sur ce double commandement énigmatique, dont la théorie freudienne semble fournir la version moderne lorsqu'elle montre l'injonction de jouir comme issue des profondeurs du psychisme. Mais il est...

  • DIFFÉRENCE, philosophie

    • Écrit par Alfredo GOMEZ-MULLER
    • 1 541 mots
    ...différence ontologique » entre l'être et l'étant, telle qu'elle est pensée par Heidegger, mais la différence entre la totalité et l'infini –  l'extériorité, la manifestation de l'Autre comme « visage » (Totalité et infini, 1961). Si l'Être, compris comme pur « il y a » est absurde,...
  • DIALOGUE

    • Écrit par Françoise ARMENGAUD, Robert MISRAHI
    • 4 421 mots
    • 1 média
    ...Buber, le dialogue authentique est célébré. On demande aux interlocuteurs de renoncer au goût narcissique d'imposer sa parole propre ; et, surtout, on leur demande d'être à l'écoute, dans une attentive et respectueuse ouverture. C'est que l'auditeur est conçu comme ayant la charge précaire de réactualiser...
  • FEUERBACH LUDWIG (1804-1872)

    • Écrit par Henri ARVON, Universalis
    • 2 268 mots
    ...que dans la communauté, dans l'unité de l'homme avec l'homme – une unité toutefois qui ne s'appuie que sur la réalité de la différence du je et du tu. » De plus, l'existence d'autrui est indispensable à toute connaissance. Celle-ci, en effet, pour être reconnue valable, doit prendre pour point...
  • Afficher les 12 références

Voir aussi