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ŒUVRE D'ART

La réflexion du philosophe est sans cesse sollicitée par la notion d'œuvre. Nous vivons dans un monde peuplé des produits de l'homo faber. Mais la théologie s'interroge : ce monde et l'homme ne sont-ils pas eux-mêmes les produits d'une démiurgie transcendante ? Et l'homme anxieux d'un autre monde s'interroge : serai-je jugé sur mes œuvres ? Le succès de mes œuvres présage-t-il de mon élection ? L'œuvre signifie alors non seulement ce que l'homme produit, mais ce qu'il fait et ce qu'il devient en faisant, parce que faire lui est essentiel. Nous ne prendrons pas ici en considération le sens large du mot « œuvre » ; nous nous limiterons à l'examen de l'œuvre d'art ; mais peut-être ce sens large s'imposera-t-il quand même à notre réflexion. En tout cas, la notion d'œuvre est installée au cœur de l' esthétique : l'œuvre d'art est peut-être l'œuvre par excellence, le modèle de toute œuvre. Mais si l'on veut aussi comprendre l'œuvre d'art comme œuvre, l'esthétique débouche sur la philosophie : l'analyse de l'œuvre comme œuvre d'art fait lever tous les problèmes qui gravitent autour des concepts d'objet et de sujet. Or il se trouve qu'aujourd'hui, selon une remarquable convergence, ces concepts sont remis en question en même temps que la pratique des artistes remet en question l'œuvre elle-même. Le philosophe devra être attentif à ce nouvel iconoclasme : après avoir évoqué l'œuvre comme chef-d'œuvre, il faudra envisager l'œuvre comme non-œuvre ou comme événement, et s'interroger sur le sens de l'art dans notre temps.

L'image traditionnelle de l'œuvre

Qu'est-ce qu'une œuvre ? La question semble d'abord naïve. Entrez dans un musée ou une bibliothèque, montez sur l'Acropole : l'œuvre, c'est cet objet qui s'offre à vous, achevé, massif, durable ; même à l'état de ruine ou de fragment, cet objet est encore une œuvre, et la patine du temps, la sédimentation sur lui des regards et des lectures lui donnent – André Malraux l'a bien montré – une présence encore plus impérieuse, plus émouvante, plus vénérable. Mais cette première question en appelle une autre : Qu'est-ce qui distingue le Parthénon d'une ruine quelconque ? Quand l'œuvre est-elle vraiment œuvre d'art ? Mais pourquoi se laisser surprendre par cette question ? L'œuvre d'art authentique, c'est celle qui est reconnue comme telle, et qui mérite à son créateur d'être reconnu comme artiste. Reconnus, l'un et l'autre, par l'opinion générale, elle-même orientée par le jugement de ceux qu'Aristote appelait les experts, que la sociologie contemporaine désigne, dans le champ culturel, comme instance légitime de légitimation (P. Bourdieu). Il faudra du temps pour que ce jugement soit contesté en dehors même du champ culturel, et autrement que dans les disputes académiques auxquelles se complaisent les instances légitimantes. On restera donc pour le moment dans l'optique de la tradition : cette œuvre, si le consensus la consacre et la porte à travers l'histoire, c'est qu'elle est exemplairement une œuvre ; à la limite, un chef-d'œuvre. Mais qu'implique cette idée de l'œuvre ?

Pour l'œuvre même

On se demandera pourquoi une œuvre est reconnue comme œuvre d'art, et parfois même donnée en exemple. Sans doute parce qu'elle a subi victorieusement l'épreuve de la critique : elle satisfait aux normes qui prévalent, et qui constituent les critères de la beauté, car l'idée de beauté est encore une idée normative. Ces règles, ce sont les experts – académiciens, chefs d'école, princes – qui les instaurent du haut de leur fauteuil ou de leur trône.[...]

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