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ANATOMIE ARTISTIQUE

L'histoire de l'art atteste la position privilégiée que tient le corps humain dans l'inventaire du monde. Du bonhomme de neige à l'Apollon du Belvédère, des gribouillages enfantins aux anatomies de Vésale, des masques nègres aux bronzes des héros socialistes, tout un univers de la figuration pose le problème des fonctions de l'art et de ses rapports avec le savoir. L'art rend le monde habitable dans un champ mouvant de conventions collectives qui renvoient aux demeures discursives du mythe. C'est pourquoi les formes et les styles figuratifs peuvent être, d'un temps à l'autre, si radicalement étrangers et répéter d'interminables généalogies de fantômes dans l'espace fabuleux du musée.

Créer une image du corps humain c'est le connaître d'abord en quelque manière, prendre donc une distance avec lui ; c'est aussi, pour l'artiste, manifester l'intégration spatio-temporelle de son propre individu. Figurer donne à voir l'expression contingente, mais significative, d'un ajustement des fonctions psychomotrices à un espace culturel et historique. Représenter objective la difficile souveraineté du moi corporel, pour et dans la conscience de la vie. Le raffinement technique n'est pas en cause, ou si peu : le faiseur d'idoles place toujours en un lieu singulier une image suffisante tirée de la matière chargée de pouvoirs, ou du moins de sens. La main l'a façonnée dans un espace palpable où elle est identifiable et signifiante.

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L'enfant déjà, surtout le garçon, quand il modèle de légère neige un bonhomme « patatoïde » que surmonte une petite boule en guise de tête, identifie sans rature le viril modèle imaginaire devant lequel il se place bientôt en position phallique, s'employant à le détruire par des projectiles de la même neige auparavant plastique. Attitude magique peut-être, rituelle aussi, dans ces jeux salubres, à des âges où la présentation graphique obéit par ailleurs au régime du « réalisme intellectuel ».

De tels comportements puérils éclairent la genèse d'une dialectique de la figuration : connaître et se reconnaître. Figurer dans une matière complaisante mais trompeuse, c'est éprouver la résistance de la nature et rencontrer, près de l'échec qui menace, des frustrations structurantes. Figurer l'image humaine, c'est se reconnaître comme agent singulier ; c'est choisir son rôle et identifier sa fonction dans un univers de relations. En manifestant son pouvoir sur les choses, le modeleur institue, ou du moins mime sa domination sur les autres vivants, et la distance symbolisante que l'homme prend par rapport à son environnement, il l'actualise dans sa représentation de la nature.

Le souci d'une anatomie artistique formulée comme théorie autonome naît sur les vestiges des discours magiques. La conscience réflexive pense la totalité de toutes les parties d'un monde où le corps de l'homme est spécifié par des relations qu'il noue avec le tout cosmique. Inscrit dans l'inventaire des choses, l'organisme devient l'objet de spéculation et sa représentation référable à une théorie. Le modèle peut désormais être conçu loin des ateliers et procéder d'une réflexion théorique. Dans leurs figures divines, les Grecs ont cru exhiber l'essence mathématique de la beauté, et les académiques du siècle des Lumières donnent à « imiter » une nature idéalement recomposée. Mais le débat est proprement interminable entre l'angoisse existentielle et les modèles du monde qu'invente chaque société. Vivant, cause éventuelle de vie, l'artiste qui choisit de créer, plutôt que de procréer, refait le monde dans un projet imaginaire. Du jour où il se réfère à une anatomie, il perpétue, répétiteur conscient des types de l'espèce, une tension féconde entre anthropométrie et technique.

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C'est que le simulacre doit davantage peut-être aux autres images qu'à l'imitation naïve de la nature visible. L'ordre de la convention technique l'emporte sur celui de la perception immédiate, laquelle est déjà élaboration mentale de l'espace. L'art, quoiqu'on dise, commence avec l'apprentissage d'un vocabulaire technique et l'expérience d'un répertoire formel. Il n'y a effectivement pas d'œil innocent capable de directement reproduire des formes naturelles par la main conjointe. L'image est substitut, et toute fonction de substitution passe par l'intellect. Ce n'est pas par simple économie que les cahiers de modèles ont envahi ateliers et académies. Le classicisme est l'imitation du type des objets singuliers, et donc la reconnaissance de structures idéales. Tradition déjà fortement établie quand Plotin déclarait que « les arts n'imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d'où est issu l'objet naturel ».

Si l'art académique a lié son sort aux progrès de l'anatomie, celle-ci, en retour, est grandement tributaire de la représentation graphique. C'est à elle que les anatomistes ont dû, à partir de la seconde moitié du xvie siècle, de pouvoir constituer non point tant un répertoire de formes organiques qu'un classement (au double sens de mise en ordre et de mémoire) des relations entre les parties des corps. Et ce classement enchérit en valeur pédagogique dès lors que les techniques de gravure et d'impression ont permis de multiplier des planches conformes : progrès révolutionnaire aux innombrables conséquences puisque, de la sorte, furent transmis et diffusés, sans altération, un savoir technique, une codification de types naturels et des théories de la structure organique.

Le rôle des artistes a été déterminant dans l'histoire de l'anatomie ; la raison en est qu'ils s'efforcèrent de donner une expression graphique cohérente des volumes, soit par le rendu perspectif, soit par des projections réglées. Ce sont les progrès des arts du dessin qui permirent, pour une grande part, de rendre compte de l'agencement des organes et de méditer sur leur société. La détermination des structures se trouve favorisée, en raison des perfectionnements de l'instrument graphique ; achevés dans l'illustration technique au xixe siècle, ils communiquent à l'enquête de l'anatomiste des désirs accrus de précision et des habitudes de discrimination plus aiguë.

Stéréotypes et proportions

L'émotion esthétique que procure un bel ouvrage nous masque les procédés de l'art : le brouillon est de loin plus révélateur que l'œuvre achevée. Esquisses et cahiers de modèles rendent compte de l'aventure technique productrice d'illusions. Les études préliminaires des grands maîtres témoignent de ce que le génie ne renonce aucunement aux trucs d'ateliers. Le métier en foisonne, et Valéry proclame bien haut que « l'enthousiasme n'est pas un état d'âme d'écrivain ». Le premier jet d'une composition plastique n'exclut pas le schématisme des composants. Dans leurs esquisses, tout comme de sages débutants, Léonard, Véronèse ou Rembrandt ont parfois jeté des têtes simplifiées en forme d'ovoïde, griffées seulement d'une croix incurvée. Ainsi se répète le vocabulaire formel primitif de l'enseignement académique. Le recours à ces notations élémentaires, à des stéréotypes, par les plus grands maîtres, ne répond pas, comme l'a bien vu Gombrich, à une quelconque dégradation de l'éthique artistique, mais à la nature même de l'opération créatrice qui suppose une perception analytique. La tête schématique que l'on propose aux dessinateurs novices est un canevas fondamental sur lequel l'artiste organise les singularités spécifiques de son modèle et recompose, par juxtaposition de signes, une image de l'ordre naturel. Que l'on puisse dessiner une figure sans passer par l'étape du schéma matérialisé signifie seulement que son inscription est parfois redondante. Mais sa fonction informative est toujours active, et il y a dans toute opération de figuration une mémoire technique que transmet la médiation didactique des schémas.

Bien entendu, ceux-ci peuvent changer selon les époques. Les hommes imitent ce qu'ils voient et, avant tout, ils voient ce qu'ils croient. Raison pour laquelle l'art est une voie d'approche, biaise mais fructueuse, de l'histoire des idées. Le modèle technique est une analyse de la nature telle qu'elle est projetée sur la toile de fond idéologique de chaque culture.

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Qui dit modèle invoque une théorie des proportions. Mais on ne saurait en donner l'explication sans distinguer divers champs d'opérations.

Ce ne sont pas les normes anthropométriques qui déterminent nécessairement les types idéaux. Il y a plus : un type donné de proportions ne peut directement et simplement informer une œuvre d'art ; son apparition est nouée à un réseau de « gênes exquises », à un enchaînement de conditions proprement techniques. Pour discerner la valeur d'usage des stéréotypes, il faut se représenter les obstacles que doit surmonter le statuaire qui, hors de tout délire expressionniste, entend figurer un modèle vivant. À moins de supposer un sujet catatonique, l'objet de la représentation sera toujours peu ou prou animé de mouvements organiques qui varient constamment la forme des contours. En outre, l'image optique qu'en a l'artiste comporte des effets de raccourcis dépendant de la position et de la distance du modèle. Enfin, la représentation de l'objet, la statue, sera elle-même vue plus ou moins déformée selon la situation du spectateur ; effet non négligeable dans les cas des statues haut juchées. Alors, le sculpteur prévoyant opère des corrections, à la manière des architectes grecs qui avaient soin d'adapter dans les temples péristyles la forme, le site et les dimensions des colonnes d'angle. Enfin, veut-il rendre un mouvement, le sculpteur doit choisir une attitude critique, qui n'est généralement calquable sur aucune des postures du modèle vivant.

Toutes ces conditions techniques contribuent à éloigner la norme purement anthropométrique de la norme technique et esthétique ; ce qui explique pourquoi les académies ont constitué en modèles les mesures et les proportions des antiques elles-mêmes. Choix qui rencontre l'opinion d'Alain quand il dit que « les rapports de la forme humaine à l'œuvre sont bien cachés, et que la ressemblance n'en est qu'un cas méprisable ».

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Nous sommes très inégalement documentés sur les diverses familles de modèles qui ont structuré les grands styles historiques. Certes, les égyptologues ont recueilli maints documents figurés qui rendent compte du régime des codifications formelles de l'art du Nil. Mais la Grèce archaïque ne donne à spéculer que sur les œuvres seules, et ce n'est que pour le classicisme et ce qui s'ensuivit que de trop brefs écrits jettent un peu de lumière sur les théories esthétiques des contemporains. De Byzance et du Moyen Âge occidental, on a recueilli quelques rares textes didactiques, et de non moins rares documents graphiques. Il faut attendre la Renaissance, sa grande activité érudite et la floraison de l'académisme, enfin, pour jouir d'une foison de modèles et de savants commentaires.

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Peinture du tombeau de Nebamon à Thèbes - crédits :  Bridgeman Images

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Autres références

  • L'ATELIER D'INGRES, Eugène Emmanuel Amaury-Duval - Fiche de lecture

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    ...Le nouveau classicisme enseigné par le maître est fondé sur le culte de l'antique et la « vérité de la nature » traduite par le « style ». D'où les déformations anatomiques pratiquées par Ingres – la plus célèbre étant le dos « trop long » de l'odalisque (musée du Louvre) : « Pour exprimer...
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  • DÜRER ALBRECHT (1471-1528)

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