ANTIQUITÉ Naissance de la philosophie
On méconnaîtrait l'importance culturelle de la philosophie antique si l'on n'y voyait qu'une période – la première, donc la plus fruste – dans le développement d'une activité intellectuelle spécifique, et clairement définie, qui serait la philosophie. En réalité, l'Antiquité, et singulièrement l'Antiquité grecque, est le lieu de naissance de la philosophie, ce qu'on ne saurait dire au même titre de la littérature, de la science ou de l'art. Présenter la philosophie antique, c'est donc contribuer, en essayant d'en retrouver l'origine et d'en pénétrer les motivations, à définir ce qu'est encore aujourd'hui pour nous la philosophie. Et cela en plusieurs sens.
La philosophie, à commencer par le mot lui-même, est d'invention grecque et n'a pas d'équivalent exact dans les autres aires de civilisation. Les mathématiques sont apparues et se sont développées à peu près simultanément en Égypte, en Grèce et en Chine ; le résultat de ces efforts distincts est apparemment disparate, mais se laisse en fait aisément traduire après coup d'un système dans un autre (ainsi y a-t-il équivalence entre le système décimal et le système duodécimal). En revanche, on ne peut dire que les civilisations indienne ou chinoise, par exemple, aient donné naissance à une philosophie au sens strict. Si la philosophie grecque s'est répandue au Moyen Âge dans le monde arabe, elle n'a jamais été assimilée véritablement par les cultures orientale et extrême-orientale ; et, réciproquement, les formes de pensée « philosophiques » issues de l'héritage grec n'ont pu vraiment traduire et assimiler l'acquis des pensées orientale et extrême-orientale. On pourrait dire que les « catégories » de ces « systèmes » de pensée sont irréductibles les unes aux autres, si les notions mêmes de « catégorie » et de « système » n'étaient des acquisitions de la philosophie grecque.
La philosophie grecque contient en germe tout le développement de la philosophie occidentale. On ne peut parler ici, comme on l'a fait à plus juste titre pour la science grecque, de « balbutiements » ou d'une « aurore ». Des philosophies comme celles de Platon et d'Aristote ne sont pas des approximations grossières que la philosophie moderne aurait « dépassées », mais des systèmes exemplaires, sinon complètement achevés, qui continuent, peut-être en raison de leur ouverture, à solliciter notre réflexion, au même titre que les systèmes de Descartes ou de Kant.
La philosophie grecque, relayée à partir du ier s. av. J.-C. par la philosophie romaine, qui l'a popularisée plus qu'elle ne l'a véritablement transformée, a exercé une influence déterminante, non seulement sur l'histoire ultérieure de la philosophie, mais en même temps sur les formes de pensée caractéristiques de la civilisation occidentale et qui se sont universalisées au point de régir aujourd'hui notre planète tout entière. En épurant le mythe de ses ambiguïtés, la philosophie grecque n'a pas été seulement le banc d'essai de la pensée rationnelle ; elle a fourni les cadres conceptuels – qu'on pense, par exemple, à la table aristotélicienne des catégories – de la grammaire, de l'administration, de la science et, finalement, de l'exploitation technique de la nature.
D'un autre côté, la philosophie grecque, dans ses différentes écoles, a développé un art de vivre, de se comporter à l'égard de la nature, des dieux et des autres hommes. Cet art, appelé aussi « sagesse » (sophia), exige que l'homme prenne soin de soi ou ait le « souci de soi », qu'il domine ses passions, qu'il se prépare à la mort. On a pu dire (P. Hadot) que la philosophie grecque dans son ensemble n'est que l'appareil théorique préparatoire à la pratique d'« exercices spirituels » destinés à permettre à l'homme de « bien vivre ». Le rapport du maître au disciple serait celui d'un exemple à imiter, plus que d'un enseignement à recevoir. Néanmoins, interpréter ainsi l'ensemble de la philosophie antique serait se condamner à en méconnaître l'originalité par rapport à d'autres mouvements spirituels, comme ceux qui marquent la pensée orientale ou extrême-orientale. Pour la philosophie grecque, les problèmes pratiques eux-mêmes ne peuvent être résolus sans le recours à la théorisation, sans le passage au concept. Pour apprendre à devenir vertueux, dit Platon dans la République, il faut « prendre le circuit le plus long » : non l'imitation d'un héros, mais l'apprentissage de la science, qui, après une longue ascension à travers les sciences particulières, permet à l'apprenti-philosophe d'atteindre la science la plus haute : celle du Bien. La philosophie n'est sagesse, pratique du bien, que parce qu'elle est d'abord le long détour intellectuel qui permet d'y accéder et d'en fonder rationnellement l'exigence.
Origine du mot « philosophie »
L'origine du mot « philosophie » ne coïncide pas exactement avec l'origine de la philosophie. Les premiers philosophes de la Grèce semblent s'être désignés eux-mêmes comme des « sages » (σοϕοί). Le mot σοϕός, que l'on trouve déjà chez Homère, désigne une supériorité fondée sur une habileté technique : le σοϕός est celui qui « s'entend » à faire quelque chose. L'histoire ultérieure du mot conservera l'idée d'une supériorité fondée sur un savoir. Or, d'où peut provenir la supériorité la moins contestable, sinon du savoir le plus étendu ? La sagesse en viendra ainsi à désigner, par opposition aux sciences ou techniques particulières, un savoir total. « Je vais parler de tout », annonce Démocrite au début de son livre Sur la nature. Ainsi est né en Grèce un type d'hommes, dont la modestie n'était pas le fort, qui prétendaient à l'omniscience ; sages (σοϕοί) et sophistes (σοϕισταί) auront tous en commun cette prétention, même s'ils divergent sur les moyens : soit accumulation de savoirs partiels – la « polymathie » déjà raillée par Héraclite – soit, plus profondément, remontée à l'origine, au principe ou à la cause de toutes choses.
Selon une tradition significative, même si elle est historiquement controuvée (nous ne la connaissons que par des témoignages datant de la fin de l'Antiquité), l'invention du mot philosophie (ϕιλοσοϕία) représenterait une mise en garde contre les prétentions exagérées des σοϕοί. C'est Pythagore qui, interrogé sur sa profession par le tyran Léon, aurait répondu le premier : « Je suis philo-sophe » (ϕιλόσοϕος), c'est-à-dire, selon son propre commentaire, « non pas quelqu'un qui prétend posséder la sagesse, mais un homme qui s'efforce vers elle ». Et il aurait ajouté : « Il n'y a pas d'autre sage que Dieu » (cf., en particulier, Diogène Laërce, Vies, Prooemium, 12, et VIII, 8). Cette étymologie et cette anecdote évoquent sans doute la nécessité où se trouvèrent rapidement les « sages » de se défendre contre l'accusation religieuse de démesure (ὕϐρις) et, par là, d'impiété, à laquelle les exposait leur prétention de partager avec la divinité la possession de la sagesse, voire de « s'immortaliser » eux-mêmes. Souvent entendue comme un défi, la sagesse, même sous le titre plus modeste de philosophie, devra mener à Athènes une existence difficile. Les procès d'impiété contre les philosophes seront, au même titre que la philosophie, une constante de la civilisation athénienne. Anaxagore et Aristote y échapperont de peu ; Socrate en mourra. D'un autre côté, la tension entre la prétention de la sagesse à la totalité et la consciencephilo-sophique des limites de l'homme sera bientôt intégrée, chez Platon et Aristote, à la philosophie elle-même, dont elle deviendra un des motifs les plus féconds.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Pierre AUBENQUE : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Médias
Autres références
-
CABINET DE CURIOSITÉS ou WUNDERKAMMER
- Écrit par Myriam MARRACHE-GOURAUD
- 4 019 mots
- 3 médias
...des traités et les connaissances livresques. C’est là une orientation majeure de la science de la Renaissance que de confronter les savoirs hérités de l’Antiquité à l’expérience, puis de relire les textes à la lumière des objets. Cette méthode a été initiée par les humanistes curieux d’histoire... -
L'ANTIQUITÉ RÊVÉE. INNOVATIONS ET RÉSISTANCES AU XVIIIe SIÈCLE (exposition)
- Écrit par Robert FOHR
- 1 071 mots
C'est une exposition remarquable que le musée du Louvre a offerte à son public avec L'Antiquité rêvée. Innovations et résistances au XVIIIe siècle (2 décembre 2010-14 février 2011). À travers un choix de plus de cent cinquante œuvres majeures, l'ambition était d'illustrer la naissance...
-
PROSTITUTION EN EUROPE (HISTOIRE DE LA)
- Écrit par Yannick RIPA
- 3 062 mots
Dans l’Antiquité, la relation entre prostitution et citoyenneté prédomine. Cette dernière repose sur l’autonomie intellectuelle et corporelle de la personne, tandis que la prostitution est considérée comme une soumission au plaisir d’autrui. Ainsi, le citoyen qui se prostitue, assimilé alors à... -
SURVIVANCE, arts
- Écrit par François-René MARTIN et Sylvie RAMOND
- 1 135 mots
La notion de « survivance » est centrale pour l'histoire de l'art depuis que l'historien de l'art allemand Aby Warburg (1866-1929) l'a placée au cœur de son dispositif intellectuel et léguée comme une question essentielle. Nulle autre œuvre que la sienne, après celle de...
Voir aussi
- ORDRE DU MONDE
- ARCÉSILAS DE PITANE (315 av. J.-C.?-? 241 av. J.-C.)
- CITÉ ANTIQUE
- PROTAGORAS D'ABDÈRE (485-411 av. J.-C.)
- ANTIQUE PHILOSOPHIE
- COSMOLOGIES, philosophie
- GRECQUE PHILOSOPHIE
- PAROLE
- PRINCIPE
- ZÉNON DE CITTIUM (335 av. J.-C.?-? 264 av. J.-C.)
- PORTIQUE LE
- CLÉANTHE D'ASSOS (331 av. J.-C.?-? 232 av. J.-C.)
- GREC ANCIEN, langue
- MILET ÉCOLE DE
- IDÉES THÉORIE DES
- DIOGÈNE LAERCE (IIIe s.)
- DOXOGRAPHIE
- SOPHIA
- PRÉSOCRATIQUES PHILOSOPHES
- SOPHISTES
- NOUVELLE ACADÉMIE
- HYBRIS
- LOGIQUE HISTOIRE DE LA