MATÉRIALISME
Article modifié le
Le mot matérialisme désigne une attitude philosophique caractérisée par le recours exclusif à la notion de matière pour expliquer la totalité des phénomènes du monde physique et du monde moral. Cette conception est attestée dès le moment où se forme, dans la Grèce classique, la spéculation occidentale. Refoulée à l'arrière-plan par la culture chrétienne de l'âge médiéval, elle se réaffirme avec force après la Renaissance, et semble dès lors avoir partie liée avec le développement de la science moderne. Le matérialisme demeure par excellence jusqu'à nos jours une philosophie à référence, ou à prétention, scientifique.
Mais, dans la mesure où il prétend prolonger et interpréter les résultats de la science, le matérialisme est lui-même tributaire des vicissitudes de la recherche scientifique. La notion de matière a pu paraître simple et intelligible à certaines époques de la pensée ; l'avènement de la physique corpusculaire, triomphe de la connaissance rigoureuse, détruit cette illusion. Le philosophe germano-américain Wolfgang Köhler, dans son livre The Place of Value in a World of Facts, raconte avoir rêvé qu'on l'accusait de matérialisme ; troublé par cette révélation, il va trouver un physicien, spécialiste en ce domaine, en le priant de fixer ses idées. L'autre lui fait un exposé sur les protons, les électrons, etc., mais se refuse à toute déclaration concernant la matière, sous prétexte qu'il ne sait pas ce que c'est.
Le philosophe, spécialiste de la non-spécialité, peut toujours se vanter d'en savoir plus que ceux qui savent. Selon Lénine, « le matérialisme dialectique insiste sur le caractère approximatif, relatif, de toute proposition scientifique concernant la structure de la matière et ses propriétés » (Matérialisme et empiriocriticisme). On peut donc concevoir un matérialisme philosophique qui serait un matérialisme sans matière. Mais, si philosopher consiste à savoir ce que parler veut dire, il serait sans doute plus sage de renoncer à l'utilisation systématique de notions confuses. Bertrand Russell dit fort bien, dans son Histoire de la philosophie occidentale : « Les ardentes controverses autour de la vérité ou de la fausseté du matérialisme n'ont eu une telle persistance que parce que l'on a évité de définir les mots. »
L'atomisme antique
Le matérialisme apparaît, dans l'histoire de la pensée grecque, sous la forme du mécanisme atomistique, selon lequel la réalité sensible du monde est engendrée par des combinaisons de particules élémentaires. Le fondateur de l'école est Leucippe, un Grec d'Asie Mineure, qui vit au ve siècle avant notre ère et dont les écrits sont perdus. Son enseignement est repris par Démocrite, contemporain des sophistes et de Socrate, à la fin du ve siècle et au début du ive. Épicure, un peu mieux connu et, en tout cas, plus célèbre, enseigne à Athènes au début du iiie siècle avant J.-C. Sa pensée sera reprise par le Latin Lucrèce, qui vit pendant la première moitié du ier siècle avant J.-C. ; le grand poèmeDe la nature (De natura rerum) parvenu jusqu'à nous, et où Lucrèce résume la doctrine d'Épicure, est un document fondamental dans l'histoire de la pensée occidentale ; le génie du poète a fait beaucoup à travers les siècles, pour aider à la diffusion des idées.
L'atomisme antique est un essai de construction rationnelle, qui se propose de sauver les apparences des phénomènes. Non pas une science au sens moderne du terme, mais un ensemble de maquettes figuratives, dont l'intention est de reconstituer le réel à partir d'éléments simples. La tentative se situe dans le grand mouvement de l'intellectualisme hellénique pour faire passer la connaissance de l'ordre du muthos, explication par le recours aux ressources imaginatives, à l'ordre du logos, où s'affirme la prérogative de la raison.
Les « éléments » des physiologues ioniens (air, eau, terre, feu), principes plus ou moins divinisés, dont les alliances ou les oppositions engendraient les vicissitudes du devenir physique, sont remplacés par des atomes, grains de matière diversement constitués, mais normalisés, et en nombre limité. Le philosophe s'efforce de montrer qu'il est possible de rendre compte de tout ce qui est perçu et de tout ce qui est vécu par des combinaisons variées de ces atomes dans le vide.
L'atomisme, disait Léon Brunschvicg, est une philosophie de la poussière. L'intuition des particules de poussière en suspension dans l'air donne à penser que toute réalité se compose ou se décompose, comme le rayon de soleil, en grains d'intelligibilité élémentaire. Le monde est réduit à la raison grâce au passage du grand au petit, du complexe au simple, de la diversité à l'unité. L'ensemble s'explique par l'élément ; les atomes sont la menue monnaie de l'univers, mais il n'y a pas besoin d'autre chose pour composer la totalité de l'univers.
Le but de l'entreprise est d'éliminer le mystère, de rendre inutile le recours à une causalité transcendante, forme, idée ou divinité, puisque l'effet de masse se justifie par les composantes élémentaires. On peut penser que les philosophes anciens ne se faisaient pas d'illusion sur la valeur de leur hypothèse figurative, qui ne peut guère faire l'objet de vérification réelle. Il s'agit tout au plus d'une expérience de pensée, ou plutôt d'une parabole. Le schéma explicatif est surtout le principe d'une sagesse, d'une règle de vie, dont le personnage d'Épicure fournit la plus haute illustration.
L'épistémologie se trouve au service de la morale ; elle revêt la signification d'une psychothérapie destinée à protéger l'homme contre les tourments et les angoisses entretenus par les mythologies et les religions. Le réel est ce qu'il est ; il n'est que ce qu'il est ; il n'y a pas, en dehors de lui, de monde intelligible, d'arrière-monde consolant ou inquiétant, d'où les dieux présideraient aux destinées des hommes. Le mécanisme intégral conduit à l'acceptation du monde tel qu'il est, sans surcharge de superstition. La sagesse épicurienne de la résignation et du renoncement n'est pas tellement éloignée de celle à laquelle parvient, par d'autres voies, le sage stoïcien.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Georges GUSDORF : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Strasbourg
Classification
Média
Autres références
-
ADORNO THEODOR WIESENGRUND (1903-1969)
- Écrit par Miguel ABENSOUR
- 7 899 mots
- 1 média
Ultérieurement,cette orientation de l'interprétation vers le matérialisme produira chez Adorno l'idée de dialectique négative en tant que dialectique du non-identique. Seule en effet une dialectique matérialiste est de nature à rester fidèle à ce qui est sans intention, dans la mesure où, se... -
L'ART DE JOUIR, Julien Offray de La Mettrie - Fiche de lecture
- Écrit par Raoul VANEIGEM
- 1 060 mots
L'Art de jouir se veut le développement lyrique et raisonné d'une thèse partout présente dans l'œuvre et dans la vie du médecin et philosophe français Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751). Elle apparaît sous une forme succincte et péremptoire dans L'Homme machine, son...
-
DE LA NATURE, Lucrèce - Fiche de lecture
- Écrit par Francis WYBRANDS
- 807 mots
- 1 média
Poème didactique de plus de sept mille quatre cents vers organisés en six livres, le De rerum natura présente un exposé cohérent de la doctrine d'Épicure, le « découvreur de l'univers », dont le poète souhaite « imprimer [s]es pas dans les traces des [s]iens » (III, vers 3-4). Les deux premiers... -
DÜHRING KARL EUGEN (1833-1921)
- Écrit par Paul CLAUDEL
- 808 mots
Fils d'un petit fonctionnaire prussien, Karl Dühring mène de front des études de droit et de mathématiques à l'université de Berlin. Il envisage une carrière dans la magistrature, mais devient aveugle et doit renoncer (1861). Il se dirige alors vers l'enseignement et est chargé...
- Afficher les 30 références
Voir aussi