PLATON (env. 428-env. 347 av. J.-C.)
La question du savoir
De la position des Formes, la pensée tire son espace : elle se déploie dans un lieu purement intelligible. Nommer dialectique cette sorte de savoir, c'est indiquer la manière dont il procède, ce n'est pas dire ce qu'il est. Faut-il, pour savoir, savoir ce que c'est que savoir ? Après s'être enquis auprès de tous ceux qui passent pour savants (artisans, poètes et politiques), le Socrate de L'Apologie conclut qu'être compétent en un domaine n'exclut pas la forme la plus insidieuse de l'ignorance : croire savoir, donc se croire dispensé d'apprendre. N'est pas savant celui qui dispose d'une technique particulière. Le sophiste l'a compris, qui prétend, grâce à sa maîtrise du discours, à un savoir total. Se laisser persuader par lui, c'est vivre dans la Caverne : c'est lui qui manipule les figurines dont les prisonniers, enchaînés par leur ignorance, voient défiler les reflets sur la paroi, en les tenant pour seuls réels. Son savoir ne trouve même pas sa mesure dans la conception d'un modèle à inscrire dans un matériau approprié, ou dans la production d'une totalité devant intégrer harmonieusement ses parties : ce n'est pas un savoir-faire, c'est, dit Gorgias, un art de la flatterie. Le sophiste vise l'agréable, non l'utile. Ce n'est pas un ignorant, il ne croit pas savoir, il croit que le savoir est sans force, parce qu'il l'identifie à l' opinion. Or, lorsque Socrate revendique pour seul savoir celui de son ignorance, celle-ci n'est en fait que l'évidence intérieure d'une différence, de cette seule chose dont Socrate oserait dire qu'il la sait : il sait que le savoir n'est pas l'opinion, même vraie. La conscience de ne pas savoir est l'intelligence que le savoir a de lui-même dans sa différence d'avec l'opinion (qui est la négation même d'une telle différence).
L'œil ne peut pas se voir, il ne verra jamais que son image ; le savoir ne peut pas non plus se savoir lui-même, il doit aussi se chercher dans ses images, mais il ne se ressaisira qu'en les niant. Tout d'abord, il n'est pas une capacité dont on pourrait disposer à son gré. Chaque capacité est capacité de produire les contraires : Hippias mineur montre que ne peut mentir que celui qui connaît la vérité ; c'estle rusé Ulysse qui peut être véridique, alors que le sincère Achille, soumis aux circonstances et à ses propres émotions, ne cesse de se démentir sans même savoir qu'il a menti. Mais, si l'on peut dire vrai ou faux à volonté, encore faut-il savoir ce qu'on veut. Lequel alors est le vrai savoir : celui qui est capacité des contraires, ou celui qui oriente la volonté vers un contraire ? Charmide identifie ce dernier savoir à la modération. Si la modération consiste à se connaître soi-même, la nature du modéré consistant en la connaissance de soi-même, la connaissance qu'il a de lui-même est donc la connaissance de la connaissance de soi-même, le savoir du savoir qu'il incarne. Cette science étant accordée, il est impossible qu'elle soit science de rien. Comme les autres sciences se partagent l'ensemble des objets et des domaines spécifiques de connaissance, elle ne peut avoir que celles-ci pour objet. Connaître les autres sciences, ce sera forcément savoir ce qu'elles savent et aussi ce qu'elles ne savent pas. Si cette science technocratique existait, elle permettrait de départager dans tous les cas savoir et non-savoir, hommes compétents et charlatans : elle contrôlerait le fonctionnement et le bon usage de l'ensemble des sciences. Elle serait cependant incapable de les évaluer car elle ignorerait en quoi chacune peut contribuer au bonheur de l'âme. Car ce serait l'objet d'un autre savoir, du bon et du mauvais, capable de dire à quoi ces sciences sont bonnes, mais[...]
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Écrit par
- Monique DIXSAUT : professeur à l'université de Paris-I
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