PLATON

La question du savoir

De la position des Formes, la pensée tire son espace : elle se déploie dans un lieu purement intelligible. Nommer dialectique cette sorte de savoir, c'est indiquer la manière dont il procède, ce n'est pas dire ce qu'il est. Faut-il, pour savoir, savoir ce que c'est que savoir ? Après s'être enquis auprès de tous ceux qui passent pour savants (artisans, poètes et politiques), le Socrate de L'Apologie conclut qu'être compétent en un domaine n'exclut pas la forme la plus insidieuse de l'ignorance : croire savoir, donc se croire dispensé d'apprendre. N'est pas savant celui qui dispose d'une technique particulière. Le sophiste l'a compris, qui prétend, grâce à sa maîtrise du discours, à un savoir total. Se laisser persuader par lui, c'est vivre dans la Caverne : c'est lui qui manipule les figurines dont les prisonniers, enchaînés par leur ignorance, voient défiler les reflets sur la paroi, en les tenant pour seuls réels. Son savoir ne trouve même pas sa mesure dans la conception d'un modèle à inscrire dans un matériau approprié, ou dans la production d'une totalité devant intégrer harmonieusement ses parties : ce n'est pas un savoir-faire, c'est, dit Gorgias, un art de la flatterie. Le sophiste vise l'agréable, non l'utile. Ce n'est pas un ignorant, il ne croit pas savoir, il croit que le savoir est sans force, parce qu'il l'identifie à l' opinion. Or, lorsque Socrate revendique pour seul savoir celui de son ignorance, celle-ci n'est en fait que l'évidence intérieure d'une différence, de cette seule chose dont Socrate oserait dire qu'il la sait : il sait que le savoir n'est pas l'opinion, même vraie. La conscience de ne pas savoir est l'intelligence que le savoir a de lui-même dans sa différence d'avec l'opinion (qui est la négation même d'une telle différence).

L'œil ne peut pas se voir, il ne verra jamais que son image ; le savoir ne peut pas non plus se savoir lui-même, il doit aussi se chercher dans ses images, mais il ne se ressaisira qu'en les niant. Tout d'abord, il n'est pas une capacité dont on pourrait disposer à son gré. Chaque capacité est capacité de produire les contraires : Hippias mineur montre que ne peut mentir que celui qui connaît la vérité ; c'est le rusé Ulysse qui peut être véridique, alors que le sincère Achille, soumis aux circonstances et à ses propres émotions, ne cesse de se démentir sans même savoir qu'il a menti. Mais, si l'on peut dire vrai ou faux à volonté, encore faut-il savoir ce qu'on veut. Lequel alors est le vrai savoir : celui qui est capacité des contraires, ou celui qui oriente la volonté vers un contraire ? Charmide identifie ce dernier savoir à la modération. Si la modération consiste à se connaître soi-même, la nature du modéré consistant en la connaissance de soi-même, la connaissance qu'il a de lui-même est donc la connaissance de la connaissance de soi-même, le savoir du savoir qu'il incarne. Cette science étant accordée, il est impossible qu'elle soit science de rien. Comme les autres sciences se partagent l'ensemble des objets et des domaines spécifiques de connaissance, elle ne peut avoir que celles-ci pour objet. Connaître les autres sciences, ce sera forcément savoir ce qu'elles savent et aussi ce qu'elles ne savent pas. Si cette science technocratique existait, elle permettrait de départager dans tous les cas savoir et non-savoir, hommes compétents et charlatans : elle contrôlerait le fonctionnement et le bon usage de l'ensemble des sciences. Elle serait cependant incapable de les évaluer car elle ignorerait en quoi chacune peut contribuer au bonheur de l'âme. Car ce serait l'objet d'un autre savoir, du bon et du mauvais, capable de dire à quoi ces[...]

Pour nos abonnés, l'article se compose de 9 pages

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Pour citer cet article

Monique DIXSAUT, « PLATON », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le . URL :

Médias

Platon - Athènes

Platon - Athènes

Platon - Athènes

Né vers 428 avant J.-C. à Athènes, Platon a reçu l’éducation d’un jeune aristocrate athénien.…

L'Académie de Platon

L'Académie de Platon

L'Académie de Platon

L'Académie de Platon, mosaïque romaine, Ier siècle av. J.-C. Maison de T. Siminius, Pompéi. Musée…

Chronologie de la création

Chronologie de la création

Chronologie de la création

Chronologie de la création de Platon.

Autres références

  • LA RÉPUBLIQUE, Platon - Fiche de lecture

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 4 514 mots
    • 1 média

    « J'étais descendu, hier, au Pirée avec Glaucon, fils d'Ariston » (ce dernier n'est autre que le père de Platon). Ainsi commence La République de Platon (428 env.-347 env. av. J.-C.) – en grec Politeia, « Du régime politique », ou Peri dikaiou, « Sur la justice[...]

  • LE BANQUET, Platon - Fiche de lecture

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 5 448 mots
    • 1 média

    Sans doute le plus connu des dialogues platoniciens, Le Banquet (Sumpósion) ou Sur l'amour, rédigé vers 375 avant notre ère – soit, comme La République, Le Phédon et Le Phédre, durant la période dite de la maturité de Platon (428 env.-347 env. av. J.-C.) – demeure un texte énigmatique.[...]

  • PHÉDON, Platon - Fiche de lecture

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 5 436 mots
    • 1 média

    Le Phédon, ou Sur l'âme (Phaîdon è Peri psukhès) appartient, avec La République, le Phèdre et Le Banquet, à l'ensemble des œuvres dites de la maturité de Platon (428 env.-347 env. av. J.-C.). Phédon y relate la mort de Socrate (399 av. J.-C.), dont il fut le témoin, et rapporte[...]

  • PHÈDRE, Platon - Fiche de lecture

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 5 042 mots

    Écrit vers 370 avant J.-C., le Phèdre (Phaidros) marque le point culminant de la polémique (implicite) de Platon (428 env.-347 env. av. J.-C.) à l'égard d'Isocrate, l'auteur de Contre les sophistes (parmi lesquels il incluait les platoniciens) et fondateur d'une école de [...]

  • THÉÉTÈTE, Platon - Fiche de lecture

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 6 168 mots
    • 1 média

    Probablement rendu public en 370 av. J.-C. (mais cette date n’est pas certaine), le Théétète occupe une place particulière dans l’œuvre de Platon. Consacré à une définition de la science, il inaugure ce que la plupart des commentateurs considèrent comme le troisième volet des [...]

  • ACADÉMIE ANTIQUE

    • Écrit par Jean-Paul DUMONT
    • 7 561 mots
    • 1 média

    Académie désigne le domaine situé dans le Céramique (faubourg des potiers, appelé joliment « Tuileries » par l'abbé Barthélemy), que Cimon avait orné des plus beaux platanes d'Athènes et où Platon fixa, vers 387 avant J.-C., l'école qui porta ensuite ce nom. Les orateurs Lycurgue,[...]

  • ÂGE D'OR

    • Écrit par Marie-Rose MAYEUX
    • 4 752 mots

    Moment mythique de l'humanité décrit comme étant celui de l'abondance dans une nature généreuse, où tout pousse sans travail, où les animaux domestiques et sauvages vivent en paix entre eux et avec les hommes, où la ronce distille le miel. Les Zéphirs soufflent alors une brise rafraîchissante[...]

  • ÂME

    • Écrit par Pierre CLAIR, Henri Dominique SAFFREY
    • 33 102 mots
    Héritier de Socrate, Platon organise sa doctrine en une véritable psychologie. Mettant en scène son maître dans la prison au moment où il va mourir, il saisit cette occasion dans le Phédon pour nous enseigner la vraie nature de l'âme et les arguments qui fondent son immortalité. Il développe quatre[...]
  • ACTEUR

    • Écrit par Dominique PAQUET
    • 37 476 mots
    • 2 médias
    [...]jetés. L'acteur sera pour la Grèce antique cet animal mimétique qui, grâce à la parole poétique, menace de contamination la cité. Contamination dont Platon pose les prémisses dans le dialogue du Ion : « Quand je déclame un passage qui émeut la pitié, dit Ion, le rhapsode d'Homère, mes yeux se remplissent[...]
  • AFFECTIVITÉ

    • Écrit par Marc RICHIR
    • 67 251 mots
    [...]semble être faite, dans ce contexte, à ce que nous avons relevé avec Kant comme l'affect, pour lequel il n'y a, semble-t-il, pas de nom. Dans le Phédon, Platon défend l'idée que l'âme rationnelle, celle qui a le logos, « ne pourra reprendre sa véritable nature, qui est divine et sans péché[...]
  • Afficher les 169 références

Voir aussi