PLATON

Penser et parler

Si Platon a écrit des Dialogues plutôt que des traités, ce n'est pas pour donner un tour dramatique et plaisant à l'aridité de la recherche philosophique. Le dialogue traduit la structure première de la pensée. Socrate, dans Théétète, dit comment il se représente la pensée : c'est un dialogue de l'âme avec elle-même. La pensée est un discours que l'âme se tient, qui ne s'adresse pas à un autre et que la voix ne profère pas. La présence réelle de l'interlocuteur et l'oralité ne sont donc pas les conditions nécessaires de tout dialogue. Le dialogue platonicien n'est pas une conversation, un échange de vues ; il représente le mouvement d'une pensée se faisant à elle-même ses questions et ses réponses. La fonction des interlocuteurs est autre : ils personnifient tantôt les forces qui dénient toute force au discours − la peur de la mort, l'appétit de plaisirs, le désir du pouvoir ; tantôt, comme les sophistes ou leurs disciples, ils montrent à quelles conséquences éthiques, politiques et épistémologiques conduit le refus d'admettre que les choses aient une essence ; et si, comme dans les derniers Dialogues, l'interlocuteur est jeune et docile, c'est que la pensée s'est libérée de tous ces obstacles. En revanche, elle doit examiner quelque chose. Pour élaborer, dans Philèbe, une genèse psychologique des facultés, Socrate prend l'exemple d'un promeneur qui se demande si ce qu'il voit au loin est un berger ou une statue. Le flou de sa perception − mais ce pourrait aussi bien être son caractère contradictoire − éveille en lui un dialogue intérieur. La pensée s'ébranle quand la perception est déficiente. L'âme va et vient de questions en réponses et finit le plus souvent par s'immobiliser en un jugement (c'est lui que l'âme retiendra, et c'est l'image tracée à partir de lui qu'elle reverra plus tard à l'intérieur d'elle-même). Lorsqu'elle juge, l'âme ne se parle plus ; soucieuse de sécurité et de stabilité plus que de vérité, elle affirme ou elle nie une opinion dont le contenu peut être vrai ou faux. L'opinion la réunifie, un sujet qui ne fait plus qu'un (donc ne pense plus) se trouve face à un objet tenu pour être tel qu'il apparaît. Comme le souligne Ménon, le paradoxe est que, lorsque l'âme s'arrête sur une opinion, elle le fait sans raison et ne peut donc s'y fixer que précairement : une opinion succédera à une autre. La pensée change de nature, ou plutôt accède à sa véritable nature quand, insatisfaite des opinions qu'elle énonce, elle cherche à rendre raison et devient dialectique. Or, si le jugement était l'état premier de la pensée, la dialectique ne serait qu'un procédé méthodologique. Elle est pour Platon moins une méthode qu'une reprise par la pensée de sa scission originaire. Il ne s'agit pas ici de la division de l'âme en parties : tout ce qui a lieu en l'âme, même si l'âme se parle, ne s'appelle pas penser, et ses conflits ne sont pas des dialogues. Quand elle pense, l'âme est moins divisée que dédoublée. Pour que le dialogue intérieur ne se réduise pas à une série de conjectures (eikasia), hésitation dont le jugement vient la délivrer en l'ancrant dans une conviction (pistis), la pensée doit prendre du recul par rapport à son contenu et réfléchir à ce qu'elle dit. Dans l'opinion, la pensée passe tout entière dans son énoncé ; la dialectique exige un excédent de la pensée sur le langage, et cela d'autant plus que tout langage doit tenir compte de la particularité d'une langue.

Cratyle envisage ce qu'implique cette nécessité de fait. Les mots ne sont ni les doubles naturels des choses − il n'y aurait que[...]

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Monique DIXSAUT, « PLATON », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le . URL :

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Platon - Athènes

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Né vers 428 avant J.-C. à Athènes, Platon a reçu l’éducation d’un jeune aristocrate athénien.…

L'Académie de Platon

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L'Académie de Platon, mosaïque romaine, Ier siècle av. J.-C. Maison de T. Siminius, Pompéi. Musée…

Chronologie de la création

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Chronologie de la création de Platon.

Autres références

  • LA RÉPUBLIQUE, Platon - Fiche de lecture

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    • 4 514 mots
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    « J'étais descendu, hier, au Pirée avec Glaucon, fils d'Ariston » (ce dernier n'est autre que le père de Platon). Ainsi commence La République de Platon (428 env.-347 env. av. J.-C.) – en grec Politeia, « Du régime politique », ou Peri dikaiou, « Sur la justice[...]

  • LE BANQUET, Platon - Fiche de lecture

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 5 448 mots
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  • PHÉDON, Platon - Fiche de lecture

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 5 436 mots
    • 1 média

    Le Phédon, ou Sur l'âme (Phaîdon è Peri psukhès) appartient, avec La République, le Phèdre et Le Banquet, à l'ensemble des œuvres dites de la maturité de Platon (428 env.-347 env. av. J.-C.). Phédon y relate la mort de Socrate (399 av. J.-C.), dont il fut le témoin, et rapporte[...]

  • PHÈDRE, Platon - Fiche de lecture

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 5 042 mots

    Écrit vers 370 avant J.-C., le Phèdre (Phaidros) marque le point culminant de la polémique (implicite) de Platon (428 env.-347 env. av. J.-C.) à l'égard d'Isocrate, l'auteur de Contre les sophistes (parmi lesquels il incluait les platoniciens) et fondateur d'une école de [...]

  • THÉÉTÈTE, Platon - Fiche de lecture

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    • 1 média

    Probablement rendu public en 370 av. J.-C. (mais cette date n’est pas certaine), le Théétète occupe une place particulière dans l’œuvre de Platon. Consacré à une définition de la science, il inaugure ce que la plupart des commentateurs considèrent comme le troisième volet des [...]

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    Académie désigne le domaine situé dans le Céramique (faubourg des potiers, appelé joliment « Tuileries » par l'abbé Barthélemy), que Cimon avait orné des plus beaux platanes d'Athènes et où Platon fixa, vers 387 avant J.-C., l'école qui porta ensuite ce nom. Les orateurs Lycurgue,[...]

  • ÂGE D'OR

    • Écrit par Marie-Rose MAYEUX
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    Moment mythique de l'humanité décrit comme étant celui de l'abondance dans une nature généreuse, où tout pousse sans travail, où les animaux domestiques et sauvages vivent en paix entre eux et avec les hommes, où la ronce distille le miel. Les Zéphirs soufflent alors une brise rafraîchissante[...]

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    [...]jetés. L'acteur sera pour la Grèce antique cet animal mimétique qui, grâce à la parole poétique, menace de contamination la cité. Contamination dont Platon pose les prémisses dans le dialogue du Ion : « Quand je déclame un passage qui émeut la pitié, dit Ion, le rhapsode d'Homère, mes yeux se remplissent[...]
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