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PLATON (env. 428-env. 347 av. J.-C.)

Penser et parler

Si Platon a écrit des Dialogues plutôt que des traités, ce n'est pas pour donner un tour dramatique et plaisant à l'aridité de la recherche philosophique. Le dialogue traduit la structure première de la pensée. Socrate, dans Théétète, dit comment il se représente la pensée : c'est un dialogue de l'âme avec elle-même. La pensée est un discours que l'âme se tient, qui ne s'adresse pas à un autre et que la voix ne profère pas. La présence réelle de l'interlocuteur et l'oralité ne sont donc pas les conditions nécessaires de tout dialogue. Le dialogue platonicien n'est pas une conversation, un échange de vues ; il représente le mouvement d'une pensée se faisant à elle-même ses questions et ses réponses. La fonction des interlocuteurs est autre : ils personnifient tantôt les forces qui dénient toute force au discours − la peur de la mort, l'appétit de plaisirs, le désir du pouvoir ; tantôt, comme les sophistes ou leurs disciples, ils montrent à quelles conséquences éthiques, politiques et épistémologiques conduit le refus d'admettre que les choses aient une essence ; et si, comme dans les derniers Dialogues, l'interlocuteur est jeune et docile, c'est que la pensée s'est libérée de tous ces obstacles. En revanche, elle doit examiner quelque chose. Pour élaborer, dans Philèbe, une genèse psychologique des facultés, Socrate prend l'exemple d'un promeneur qui se demande si ce qu'il voit au loin est un berger ou une statue. Le flou de sa perception − mais ce pourrait aussi bien être son caractère contradictoire − éveille en lui un dialogue intérieur. La pensée s'ébranle quand la perception est déficiente. L'âme va et vient de questions en réponses et finit le plus souvent par s'immobiliser en un jugement (c'est lui que l'âme retiendra, et c'est l'image tracée à partir de lui qu'elle reverra plus tard à l'intérieur d'elle-même). Lorsqu'elle juge, l'âme ne se parle plus ; soucieuse de sécurité et de stabilité plus que de vérité, elle affirme ou elle nie une opinion dont le contenu peut être vrai ou faux. L'opinion la réunifie, un sujet qui ne fait plus qu'un (donc ne pense plus) se trouve face à un objet tenu pour être tel qu'il apparaît. Comme le souligne Ménon, le paradoxe est que, lorsque l'âme s'arrête sur une opinion, elle le fait sans raison et ne peut donc s'y fixer que précairement : une opinion succédera à une autre. La pensée change de nature, ou plutôt accède à sa véritable nature quand, insatisfaite des opinions qu'elle énonce, elle cherche à rendre raison et devient dialectique. Or, si le jugement était l'état premier de la pensée, la dialectique ne serait qu'un procédé méthodologique. Elle est pour Platon moins une méthode qu'une reprise par la pensée de sa scission originaire. Il ne s'agit pas ici de la division de l'âme en parties : tout ce qui a lieu en l'âme, même si l'âme se parle, ne s'appelle pas penser, et ses conflits ne sont pas des dialogues. Quand elle pense, l'âme est moins divisée que dédoublée. Pour que le dialogue intérieur ne se réduise pas à une série de conjectures (eikasia), hésitation dont le jugement vient la délivrer en l'ancrant dans une conviction (pistis), la pensée doit prendre du recul par rapport à son contenu et réfléchir à ce qu'elle dit. Dans l'opinion, la pensée passe tout entière dans son énoncé ; la dialectique exige un excédent de la pensée sur le langage, et cela d'autant plus que tout langage doit tenir compte de la particularité d'une langue.

Cratyle envisage ce qu'implique cette nécessité de fait. Les mots ne sont ni les doubles naturels des choses − il n'y aurait que des choses et[...]

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