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CIVISME

Civisme et patriotisme

Il est devenu évident qu'un groupe fortement intégré, puisqu'il ignore le quant-à-soi et refuse l'indépendance à ses éléments, ne saurait faire appel au civisme. Le civisme est absent par nature de la cité-État. Ni la Grèce ni Rome ne l'auraient imaginé, et les références héroïques des conventionnels trahissent surtout la médiocrité de leur culture historique. Lorsque Platon écrivait « ... entre un homme juste et un État juste, il ne doit y avoir aucune différence quant à la forme même de la justice, mais bien ressemblance » (La République, IV, 435 a-b), il excluait cet écart, ce jeu où se glisserait l'acte d'une volonté. La mort de Socrate (même si l'on écarte du récit l'interprétation hagiographique et l'intention de propagande) va nous éclairer. Socrate aurait décidé de mourir par respect pour la loi de la cité. Curieux respect puisque, au moins dans son application, la loi se révèle à lui injuste : il s'agirait d'un cas (aberrant ?) de civisme anticivique ! La réponse est apportée par la « prosopopée des lois » (Criton, 50c-55d) : la loi ne donne pas seulement à l'Athénien un surcroît moral, elle l'engendre, le met au monde, le nourrit, lui donne ses raisons de vivre... On lit ces pages avec beaucoup de légèreté quand on y trouve une exaltation du civisme ; si l'homme se sent consubstantiel à la loi et à la cité, où trouverait-il en lui la distance qui peut les rendre désirables ? Les cités-États du Moyen Âge ne se montraient pas plus individualistes. L'appellation humanisme civique, ou, par ellipse, civisme, qu'on applique à la culture florentine de la fin du Trecento jusqu'au principat des Médicis ne doit pas nous tromper : Coluccio Salutati, il est vrai, légitime sa propre carrière politique en médiatisant par la cité toutes les valeurs, y compris les valeurs religieuses ; mais il envisage la société comme une structure hiérarchisée de cellules où se forment des solidarités exclusives d'estime pour les libertés singulières. Un siècle plus tard, Machiavel subordonne les vertus et les tares des citoyens à la gaillardise et à la corruption sociale, mais la relation n'est pas symétrique ; Guichardin oppose avec un humour noir à un modèle d'intégration isocratique l'action dissolvante du particolare, des passions et des intérêts individuels ; il construit le modèle d'un incivisme sans antonyme ; la dimension morale s'efface devant le conflit du social et du psychologique...

On voudrait laisser les jacobins à leurs regrets illusoires. Ils se défendraient encore en arguant d'une analogie, sinon d'une identité entre patriotisme et civisme : partout où l'on rencontrerait des patriotes (et comment douter de la valeur des Athéniens ou des Romains ?), on verrait triompher le civisme. Les urgences vécues de la Révolution (crise économique, guerre étrangère, guerre civile simultanées) ont favorisé cet amalgame. Dans un autre cas, celui des États unis d'Amérique, le respect de la légalité et même le culte de la Constitution s'intègrent comme la partie essentielle dans l'amour du pays. Mais sur le plan de la théorie une double confusion est patente : patriotisme désigne un sentiment qui vise un mode de groupement spécifique, la nation qui est une communauté ; civisme désigne un zèle qui vise un autre mode de groupement spécifique, la société politique sous ses diverses variétés. Depuis quelques siècles, l'État-nation, qui en est une synthèse, apparaît comme l'association qui domine parmi les humains. Cela induit une apparence, rien de plus. Malgré des développements rhétoriques, l'impôt du sang (les devoirs militaires) que l'on rattache de préférence au patriotisme et l'impôt d'argent que demande plutôt le civisme ne se situent pas sur le même plan.[...]

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