CIVISME
Théoriser le civisme : une tâche impossible
L'échec d'un grand esprit est toujours exemplaire. En réalité, personne ne s'est jamais demandé quelle serait la nature de la représentation que nous nommons civisme.
« Civisme » ne peut signifier un concept scientifique. En effet, le retrait individuel postulé par la société démocratico-libérale ne constitue qu'une condition nécessaire et non suffisante de l'apparition d'un civisme. On peut juger avec les anarchistes que l'anomie politique tend à s'étendre et à détruire tout contrôle étatique, mais aussi bien qu'une ré-intégration est possible et souhaitable. On ne constate rien dans l'histoire qui contrôle le premier terme de la disjonction. Le second enveloppe un jugement de valeur, non scientifique, que la littérature parénétique de Georges Bastide admet pour s'en nourrir, mais sans le justifier.
« Civisme » ne signifie pas une idée morale. En effet, le civisme n'est pas une valeur ; il pourrait consister dans la mise en œuvre d'une valeur, c'est-à-dire être une vertu. Posons le contrat social qui apporte à l'homme son humanité même : « Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant [...] ; il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui [...], d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme » ( Rousseau, Du contrat social, I, viii, p. 364). Il semble donc que le pacte doit être infiniment respectable : « N'étant rien que par [la République, les hommes] ne seront rien que pour elle ; elle aura tout ce qu'ils ont et sera tout ce qu'ils sont » (Du bonheur public, op. cit., pp. 510-511). Mais attention ! « Si le sentiment du bien-être n'est chez personne, il n'est rien, et la famille n'est point florissante quand les enfants ne prospèrent pas » (op. cit., p. 510). Or la domination ne va pas de soi, car : « L'homme [...] est un être trop noble pour devoir servir simplement d'instrument à d'autres, et l'on ne doit point l'employer à ce qui leur convient sans consulter aussi ce qui convient à lui-même » (La Nouvelle Héloïse, V, ii, p. 536). La place paraît faite pour le civisme que, cependant, Rousseau ne nommera jamais. C'est que toute vertu s'enracine dans l'amour de soi et doit avoir pour fin le bonheur de l'homme : « tout homme veut être heureux » (Du bonheur public, p. 513). Or « il n'y a aucun gouvernement qui puisse forcer les citoyens de vivre heureux, le meilleur est celui qui les met en état de l'être s'ils sont raisonnables » (op. cit., p. 513). Dans ces conditions, on peut bien dénoncer une sorte d'incivisme, qu'on appelle égoïsme : « Quand nul ne veut être heureux que pour lui il n'y a point de bonheur pour la patrie » (op. cit., p. 511). Mais il serait absurde de nommer en contrepartie une vertu positive qui se ramènerait pour le mieux à un conformisme extérieur, comme celui des classes dirigeantes de l'Angleterre victorienne. Au contraire, tout en louant sans cesse l'éducation spartiate, Rousseau se préoccupe de garantir la liberté en ménageant des espaces de marginalité ou d'anomie : « En effet chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme citoyen » (Du contrat social, I, vii, p. 363).
Louons Rousseau d'avoir, par une prescience géniale, respecté une ambiguïté probablement constitutive de la société libérale. Nous avons pu donner du civisme une définition signalétique suffisante. Nous n'avons pu ni le fonder moralement, ni l'expliciter scientifiquement.[...]
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Écrit par
- Bernard GUILLEMAIN : professeur émérite à l'université de Rouen
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