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ART (Aspects esthétiques) Le beau

Que ce soit en musique, dans les arts visuels, en littérature, au théâtre, l'art du xxe siècle – celui que nous considérons comme « moderne » – se montra agressif et provocant. Il a fait peu de cas de la beauté, au point que celle-ci devint parfois la marque des productions académiques.

Nous constatons, à l'inverse, en ce début de xxie siècle, une obsession de la beauté ; non seulement dans les sociétés européennes, mais également dans celles en rapide développement, comme la Chine et l'Inde. Cette obsession se manifeste moins dans l'art que dans les comportements individuels (soins corporels, sport, chirurgie esthétique), dans le succès de la mode et du design, dans la production industrielle de musées et d'événements artistiques et culturels. On peut alors parler d'une esthétisation de la vie ancrée dans la consommation de masse. La beauté, qui était chose rare, fait l'objet d'une industrie.

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Dans le même temps, cette obsession de la beauté s'accompagne d'un retour des valeurs du bien. Ce qui se traduit par l'impératif de la correction politique, la vogue de l'équitable, une idéologie du partage et le primat des valeurs compassionnelles. Les croyances morales sont réaffirmées, alors que le xxe siècle cherchait à les démystifier.

Dans cette double évolution, on voit se rejoindre deux éléments qui ont été, tout au long de l'histoire occidentale, liés dans les réflexions sur l'art : le Beau et le Bien, la beauté esthétique et la beauté morale. Une relation, qui s'était distendue et même brisée, semble se rétablir.

Les deux composantes du Beau

La dualité du Beau et du Bien

Notons tout de suite que les philosophes ont commencé par s'interroger sur le beau, c'est-à-dire sur une propriété des choses et des actions. Cette propriété sera par la suite hypostasiée en une substance, la beauté, en même temps que seront plus fortement affirmées sa spécificité et son indépendance.

Platon - Athènes - crédits : AKG-images

Platon - Athènes

Au départ, le Beau a deux composantes principales, l'une de plaisir et l'autre de bien moral et religieux. Toutes deux sont identifiées dès Platon (428 env.-env. 347 av. J.-C.) dans l'Hippias majeur, dans le Banquet (env. 375 av. J.-C.) et le Phèdre(385-370 av. J.-C.). Dans L'Hippias majeur, Socrate s'interroge sur la nature du beau – ce par quoi les choses sont belles. Le sophiste Hippias lui répond successivement en donnant l'exemple d'une belle fille vierge (le désir sexuel et le désir de reproduction sont tout de suite présents), en parlant de l'or et de l'ajout d'une parure d'or, en introduisant également la notion de convenance, en parlant de richesse, d'honneurs et de respectabilité. L'idée d'utilité, elle, est aussitôt redéfinie en « utile à la production du bien », puis liée à l'agréable et au plaisir, à « ce qui nous fait nous réjouir ».

Cette énumération va du plaisir-désir (sexuel) au bien, en passant par la convenance. Même si l'Hippias majeur constitue un des dialogues de jeunesse de Platon dits aporétiques parce que aboutissant à une impasse reconnue, cette suite de définitions avortées recoupe l'itinéraire d'ascension vers le bien, décrit dans le discours de Diotime rapporté par Socrate dans le Banquet : l'Amour, qui comble le vide, nous conduit du désir sexuel au Bien à travers l'amour des beaux corps, des belles choses et des belles occupations.

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Aristote (385 env.-322 av. J.-C.) identifie également le Beau et le Bien avec cette seule distinction, que le Bien se rencontre dans l'action, tandis que le Beau peut être présent à la fois dans les actions et dans certains êtres immobiles, par exemple de nature mathématique ; cela le conduit à définir les formes les plus hautes du Beau en recourant à des notions telles que l'ordre, la symétrie et l'harmonie.

Plotin (205 env.-env. 270), philosophe néo-platonicien explicite davantage ce couplage du plaisir et du Bien. Après avoir exposé le primat du Bien, il présente une des premières descriptions détaillées du plaisir esthétique. Son traité, l'Ennéade I-6, qui porte sur le beau, nous conduit du beau sensible au Beau en soi, celui de la forme et de l'idée. En s'attardant sur les émotions qui naissent à propos du beau (I-6-4), Plotin est le premier à essayer de caractériser ces émotions, en termes de plaisir esthétique, en parlant d'une stupeur (thambos), d'un étonnement joyeux (ekplexis hedeia), d'un désir (pothos), d'amour (erota) et d'effroi accompagné de plaisir (ptoesis meth'edonè). Le mot utilisé pour désir (pothos) renvoie aussi bien au désir d'une chose absente et éloignée qu'au désir sexuel violent. Cette description de l'émotion esthétique emprunte beaucoup à celle de la folie amoureuse telle qu'elle est évoquée dans le Phèdre de Platon. Malgré l'aspect sensuel de cette description, la réflexion mène vers la seule et unique beauté, celle de Dieu. Il y a en Dieu l'adéquation du Bien et du Beau.

Le grand intérêt de Plotin, dans l'histoire de ce qui deviendra plus tard « l'esthétique », est d'associer étroitement une conception de la Beauté-Bien intelligible de nature transcendante et une expérience de la beauté de nature émotionnelle-érotique. De même, la contemplation de l'Un recoupe celle de l'extase esthétique. Ainsi, dans l'Ennéade V-8, Plotin décrit la contemplation du bien, ou du beau intelligible, comme mouvement d'entrée en soi pour se confondre avec l'objet intelligible, d'où une abolition de la distance et de la conscience, accompagné ensuite d'un retour à la conscience. Pour nommer cette contemplation extatique, Plotin emploie le mot aisthanein (« se rendre compte », « sentir ») d'où provient le terme esthétique.

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Ajoutons que pour tous ces philosophes de l'Antiquité, le Beau en question n'est jamais ou presque jamais celui de l'art, mais celui de la nature et des objets de la nature. Quand l'art est évoqué, le Beau reste lié à la fidèle reproduction de la belle nature. Il ne relève donc pas encore de ce que nous nommons l'esthétique, mais de la métaphysique.

Du Beau transcendantal

Cette relation entre le Beau et le Bien se renforce durant le Moyen Âge. La pensée médiévale est ainsi influencée à la fois par le néo-platonisme et par Aristote. Elle accentue le privilège du Beau-Bien intelligible au détriment de la dimension du vécu et de l'expérience de plaisir.

Ce privilège tient aux nombreux penseurs du Moyen Âge qui font du Beau un des transcendantaux – ces propriétés qui appartiennent à tout être en tant qu'il apparaît d'une certaine manière : comme étant (ens), comme une chose (res), comme un (unum), comme quelque chose (aliquid) et comme bon (bonum). Ces propriétés sont dites transcendantales parce qu'elles n'ajoutent ni ne retirent rien à l'être – ce sont des manières de le percevoir qui se distinguent « en raison » sans changer sa nature. Les transcendantaux sont convertibles, ce qui signifie que chacun exprime l'être tout entier au même titre que les autres.

Saint Thomas d'Aquin, Juste de Gand - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Saint Thomas d'Aquin, Juste de Gand

L'enjeu est ici de savoir si le Beau constitue ou non un transcendantal supplémentaire. De même que l'être apparaît comme Un, Quelque chose et Bon, ne doit-il pas apparaître aussi comme Beau ? Du point de vue de la perfection divine, cela semble aller de soi, mais reconnaître le Beau comme un transcendantal revient à lui conférer une objectivité métaphysique, à l'inscrire dans la nature même de l'être. Cette objectivité devient alors celle de « la Beauté » (pulchritudo). Beaucoup de penseurs font remarquer que le Bon et le Beau sont convertibles : ils confèrent ainsi implicitement un statut de transcendantal au Beau. Ainsi chez saint Thomas d'Aquin (1224 ou 1225-1274), pour qui « le beau est identique au bon, avec seulement une différence de raison » (Somme de théologie, 1266-1274).

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Les théologiens, tels Jean Duns Scot (1266 env.-1308), saint Bonaventure (1217-1274) et saint Thomas rapportent le Beau à la proportion et à la convenance, qui caractérise les corps comme la nature morale et spirituelle. La délectation, elle, est rapportée à la proportion qui peut être soit intrinsèque (la bonne proportion ou l'harmonie d'une chose, par exemple un beau corps), soit extrinsèque (l'imitation de la chose).

En fait, l'expérience médiévale du Beau et de la beauté réside dans les rapports de proportion et d'analogie, qui valent pour toute chose dans la création. Dans le même temps, l'expérience du plaisir reçoit une place réduite, ce qui tranche avec la sensualité antique. Elle est évoquée en termes assez convenus (aspect agréable, aménité, ce qui réjouit le cœur). Ou bien, sous l'effet des critères d'ordre, de proportion et de clarté intellectuelle qui servent à définir le Beau, l'expérience du plaisir est décrite en termes de lumière, de splendeur, d'irradiation. Le Beau est avant tout un attribut divin, en vertu duquel toutes choses sont belles.

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Écrit par

  • : professeur de philosophie à l'université de Rouen, membre de l'Institut universitaire de France

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Platon - Athènes - crédits : AKG-images

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